Robert a passé une partie de sa vie à remonter les fils de ses origines. Grâce à une amie qui travaillait à la Ddass, il a pu avoir accès au nom de sa mère. Ainsi, quand il a eu 35 ans, il a décidé de lui écrire une lettre en se faisant passer pour quelqu’un d’autre, un ami de son fils qui la rechercherait. Il la rencontre à Paris, chez elle, un moment dont il rapporte qu’il n’est pas à la hauteur de ses attentes. Mais elle le reçoit néanmoins, il se découvre. Du père, il n’apprendra rien. Elle lui parle cependant d’un frère. Il a donc un frère, et un vrai ! Il le reverra, ainsi que son épouse, une rencontre dont il m’a parlé non sans émotion, me montrant un jour sur son écran de tablette la photo d’un visage en noir et blanc : « Regarde cet homme, il ne te dit rien ? – Non. – C’est mon frère ! ». C’est vrai, il ne me disait rien. On devient frères non par les gènes, mais par la reconnaissance. Ce frère, aujourd’hui décédé d’un cancer, n’appartient pas à notre famille. De même que les branches de notre famille ne s’entremêleront jamais à la sienne. C’est une leçon que j’apprends très tôt et que je fais mienne, que je suis obligée de faire mienne vu le contexte : la famille, c’est celle qu’on se fabrique, une fraternité de cœur. Mon père tente de nouer une relation avec sa mère de sang, mais elle meurt peu après, et je n’ai pas le temps de faire sa connaissance. Elle savait coudre et a notamment cousu l’ourlet d’un chèche noir tunisien que je porte encore chaque automne.

A 3 ans et demi, mon père est adopté par un couple de Neuilly-sur-Marne, en même temps qu’une fille plus âgée, Sylvie, qui devient sa sœur. Ses parents adoptifs lui changent son patronyme : de Dominique, il devient Robert, son deuxième prénom, un événement qui a sans doute participé à la construction de ses multiples facettes. Le père du petit Robert est fort aux Halles du Châtelet et travaille la nuit. Le jour, il dort. Le vin rouge qu’il boit à outrance est à l‘origine de la répulsion de mon père pour cette boisson. A la maison, il est interdit de parler fort, de jouer, de courir. Mon père ne se souvient pas de moments de jeux. Lui que je n’ai connu que bavard a dû souffrir de ces restrictions. Sa mère ne travaille pas et le ménage est pauvre. Méticuleux et autodidacte, mon père apprend à lire seul avant l’âge scolaire et, repéré par une institutrice, il saute une classe très tôt. Mal orienté dans une voie scientifique qui lui répugne, il redoublera quelques années plus tard. Aussi pauvre, dans tous les sens du terme, qu’ait été leur vie quotidienne à la maison, Robert bénéficie de cours de piano dès l’âge de 5 ans et d’un accompagnement moral solide. Espoir et fierté de sa mère, cette dernière lui offre pendant des années et chaque mois un livre relié cuir et embossé d’or, des livres de grande littérature qui ornent aujourd’hui encore les rayons de sa bibliothèque. Son père meurt quand il a 17 ans. Il s’autorise enfin à se laisser pousser les cheveux et découvre qu’ils sont bouclés. Quand sa mère décède à son tour, de la même maladie foudroyante, une leucémie, mon père a 23 ans. Il a créé un journal culturel avec un copain, sait jouer du piano et de la guitare 12 cordes, est directeur de colonie de vacances, a le sens artistique et le goût des voyages.

Je peux dire aujourd’hui, même si cela ne lui plaît pas, qu’il s’est construit par opposition à « ces gens-là ». Fuyant les mesquineries et petits esprits de la famille, il a ouvert ses bras à toutes les formes d’art et d’étrangeté. Contre une vie sédentaire et laborieuse en grande banlieue, il a préféré les grands horizons, désirant très tôt voyager, rêvant à des déserts peuplés d’autres humains qui l’accueilleraient comme un frère. Je pense qu’il s’est accroché très tôt à une trame de principes rigides et sécurisants : pas d’alcool, pas de cigarettes, pas de café, pas de jeux d’argent, pas de barbecue, pas d’apéro, pas de comité des fêtes, pas de télévision, pas d’appareil ménager (il a acheté sa première machine à laver à 40 ans), et surtout pas d’enracinement. Du bonheur ? Je ne peux pas dire qu’il n’y avait pas de moments heureux. Mais son refus de l’excès, cette éducation silencieuse (mon père n’a jamais « pêté les plombs » ni « dansé avec le démon ») m’ont souvent interpellée et pour longtemps (dé)formée. L’isolement dans lequel j’ai passé mon adolescence, les fréquents déménagements, ma différence avec les autres, tout cela a durablement affecté ma personnalité. C’est avec mon père que j’ai grandi en partie, au fil des gardes qui rendent mon enfance compliquée. Et la raconter, je le constate, encore plus. Au moins le temps vécu étend-il un fil le long duquel nous vivons, jour après jour et sans nous retourner.
Alors que je m’apprête à fêter ma deuxième année, mon père repère dans le journal Le Monde une petite annonce pour être coopérant en Algérie. Il postule. Nous partons à trois vers M. Il restera 7 ans en Algérie, essentiellement à M., à la frontière marocaine, jusqu’au renvoi de tous les coopérants français du pays. Il enseigne la littérature et la philosophie à des élèves de Lycée. Il y est merveilleusement bien, malgré les difficultés matérielles auxquelles il doit faire face.

Il prépare et obtient son Doctorat en Lettres et Art.
A 12 ans, je viens habiter chez mon père. Il est professeur de Lettres remplaçant dans l’Indre et je surgis dans sa vie morose, dans son garage de 9 m2 au fond d’une arrière-cour. Un tapis de mousse de 2 cm d’épaisseur déroulé le soir le long de son lit, une salle-de-bains et des toilettes à partager avec un autre locataire, lui aussi professeur, rarement croisé. Je pose mon sac et fais mes devoirs sur l’unique petite table en formica. Soulever les objets pour travailler ou pour manger, nous alternons. Nous tenons à deux à l’angle de la table. Nous partageons nos repas, une assiette pour deux. Je n’aime pas ça. Il écoute France Inter. On se régale de Pierre Bouteiller et du vrai-faux journal de Claude Villers. Nous allons un weekend sur deux en Corrèze. Là-bas, il n’y a pas l’eau courante, mais ce n’est pas grave. Avec la moitié de la vente de la maison de ses parents, il a acheté quelques années auparavant un terrain et de la pierre, quelques murs, plus de toit ni de fenêtres, mais beaucoup de ronces, à l’extérieur comme à l’intérieur.

Je suis bien, je vais bien. Je suis autonome et j’ai des amis. Je lave mes culottes dans le petit évier. J’attrape des poux, et je me rends seule à la pharmacie pour montrer ce que je soupçonne être une lente. C’est encore l’époque des cassettes. J’en ai une : les plus grands air à la flûte de Pan. Je suis un chaton blessé quand j’arrive chez lui, je recule en levant les bras devant mon visage quand il s’approche trop près de moi. Il ne sait pas élever un enfant. Je me comporte alors comme une adulte. Ma petite vie, mes devoirs de classe, mes petites affaires, ma frange que je forme avec du gel. Il ne s’occupe pas de moi, ne m’investit pas, ne me pose pas de questions (ce comportement sera d’ailleurs la cause de mes récurrentes récriminations à son égard). Peut-être qu’il a peur de me reperdre. Il aime encore ma mère, moi il me découvre. On s’entend bien, on rit beaucoup quand même. L’une de mes meilleures années. Lui ne pense qu’à partir. Châteauroux n’est pas la ville de ses rêves. Moi, avec mon vélo cross et ses roues bleues, j’apprends la liberté et plus personne ne casse mes rêves.
Au bout de trois ans, mon père obtient un détachement au Koweït. Nous y restons deux longues années avant de déménager dans un quartier moins excentré. C’est à son tour de faire les trajets quotidiens vers son travail. Chaque soir, il consigne ses pensées, ses anecdotes dans ses carnets. Il fait toujours cela en deux étapes. Un premier jet dans un mini-carnet Rhodia orange, puis une réécriture dans un cahier Clairfontaine reliure tissu à réglure petits carreaux. Il se heurte à différents aspects de la vie sociale koweïtienne qu’il n’avait pas envisagés et qui lui causent de profondes désillusions. D’abord, il s’attendait à nouer facilement des liens chaleureux avec les Koweïtiens, comme il avait pu le faire en Algérie. Mais le Machrek n’est pas le Maghreb. On est loin de la Méditerranée et le couscous qui rassemble tout le monde n’existe pas. Les Koweïtiens sont peu nombreux à travailler et ce sont des Docteurs égyptiens qui ont la mainmise sur les études supérieures du pays. Il continue de fréquenter la mosquée du quartier tous les vendredis, espérant peut-être, par son allure étrangère, susciter la curiosité, voire une sympathie sincère, mais il n’y parvient pas. Déchiré, il cesse de se rendre à la prière et n’y retournera plus guère après notre déménagement. Je sais que ses journées sont difficiles. Je le vois peu. Il accepte des heures supplémentaires pour s’offrir des voyages. Nous endurons chacun de notre côté un quotidien pauvre en relations sociales, fait de pseudo amitiés bouche-trous, d’ennui et de frustrations diverses. Cependant, pour lui, mieux vaut cela que la France et les Français auxquels il refuse de s’intégrer, presque par principe, oserais-je. N’étant pas expatrié, il n’a pas les mêmes revenus que la plupart des Français que nous côtoyons et nous ne pouvons espérer partager les mêmes loisirs. Tout de même, c’est pendant ces années à Koweït que se concrétiseront pour lui plusieurs rêves de voyage : la Syrie, la Jordanie, l’Inde, Oman. C’est d’ailleurs tout ce que nous en retirerons, quand, des années plus tard, nous évoquerons cette période.
Pour ma part, je suis en pleine adolescence et me débats soudain avec des nuées de plus en plus opaques d’idées noires. Ce séjour a modifié en profondeur l’enfant que j’étais, altéré mon regard sur le monde pour longtemps et est à l’origine de comportements psychotiques dont j’ai mis des années à me débarrasser.

Trois ans après notre arrivée, une promotion lui est proposée dans la bande de Gaza et nait en lui l’espoir d’avoir une fonction à la hauteur de ses capacités et de ses prétentions. Il accepte. Les accords d’Oslo viennent d’être signés et tout est à construire. Il fournit là un travail acharné pour bâtir sur du sable et sous l’œil des radars israéliens, un centre culturel de qualité, fréquenté par une population d’étudiants gazaouis de plus en plus importante. Plus de soixante heures par semaine. Moi, je reste à la maison et prépare par correspondance mon baccalauréat. J’alterne mes heures de maths, philo ou anglais avec du repassage ou du ménage, une habitude que je conserve encore aujourd’hui.
A 18 ans, je le perds un peu de vue.