Jusqu’à mes 10 ans à peu près, je me vois comme une autre, une marionnette à fils, une enfant programmée, avec des ratés dans le texte. Je me glissais dans les espaces que j’avais le droit d’investir. J’étais ce qu’on voulait que je sois. J’étais là, et ma mère me disait (parfois même sans parler !) ce qu’il fallait que je sois, les amis que je devais fréquenter, les activités qu’il me fallait avoir et qui avaient pour objectif secret de rehausser son prestige de mère – seule, face aux services sociaux dont nous craignions toujours la visite -, mais aussi de sœur, de femme également qui n’avait pu accéder à ce qu’elle pensait mériter. Alors comment parler de mon vrai moi dans ces conditions ? A la prime adolescence, je n’étais que révolte et soif de liberté ; je rongeais mon mors, je rongeais les rêves de ma mère, jusqu’à ce que je rejoigne mon père et sa forêt de codes touffue, cette lourde architecture de principes qui m’ont à leur tour déformée et éloignée du bonheur. Je suis passée de « l’enfant battue » à « l’enfant inaccessible, hautaine », originale jusqu’à la perte de moi-même. Ma grand-mère m’a dit : « Ton père te laissait tout faire », ce n’était pas tout à fait vrai. Tant que j’étais un autre lui-même, tout m’était offert. En réalité, ce sentiment de liberté ne venait que de son égoïsme forcené. Il avait « son » monde et je n’en faisais pas partie. Chacun chacun.
Littérature

La littérature n’avait pas beaucoup d’importance à l’époque. Les rayons jeunesse n’avaient pas été inventés et les enfants lisaient encore suffisamment pour qu’on n’en fasse pas un « problème de société ». Je n’ai aucun souvenir de ma mère ou de mon père me lisant une histoire, alors que l’un comme l’autre avaient constamment un livre à leur chevet. Quand j’ai su lire, j’ai eu des livres. J’ai commencé avec quelques Bibliothèque Rose (un Oui-oui ennuyeux, un Fantômette que j’ai lu entier, ô gloire), puis ma mère m’a offert des Tintin que je faisais semblant de lire, alors que je préférais de loin Tom-Tom et Nana ou Gaston Lagaffe. Je lisais des albums à mon frère, nous allions à la bibliothèque. Ma mère m’avait abonnée à Mikado, je lisais surtout la partie « bricolage » et réalisais de fantastiques avions en papier. Ce qui me faisait rêver, c’était un Jeunes Années qui traînait dans notre chambre, avec ses cabanes, son patron pour réaliser un cerf-volant, ses bandes dessinées qui parlaient d’aventure.

Mon père m’a rapprochée des livres, d’abord parce que nous allions en librairie régulièrement et qu’il m’y laissait totalement libre, explorant pour sa part les rayons pour adultes et me laissant choisir un livre de mon côté ; mais aussi parce que lui-même prenait sans complexe le temps de lire en ma présence. A 11 ans, je lisais tous les Alice, Club des Cinq ou Six Compagnons qui me tombaient sous la main. Quand je rendais visite à ma mère et que mon frère était chez son père, elle m’ouvrait son lit et je lisais à ses côtés, avec entre nous un pot de Nutella sorti du frigo. C’était déjà de vieux livres qui sentaient la cave à l’époque. J’aimais ces histoires d’aventures avec des adolescents sans parents, et je souligne, qui décidaient de leur emploi du temps estival, conduisaient à l’occasion des coupés décapotables et résolvaient des mystères sans grand intérêt. J’ai découvert à la bibliothèque municipale les Pieds Nickelés ou encore Alix. Je m’appliquais à choisir des livres un peu abandonnés, comme si je sentais une accointance avec eux. Et puis, le concept de mainstream n’existait pas encore, mais la pression de ne surtout « pas faire comme les autres » pesait déjà dans mes choix culturels.
C’est à ma mère que revint la responsabilité de m’inviter à lire, voire de me l’imposer même. Elle ne savait comment m’y amener et ce furent des moments difficiles où je m’efforçais, dans un temps compté, de tourner les pages pour faire croire que je lisais. Je décodais, très bien même, mais lire ? Il ne m’en reste rien. Lorsque, à 11 ans, j’ai eu la permission de me coucher une demi-heure plus tard que mon frère, je me suis lancée dans la lecture de l’Ancien Testament. Comme je n’y comprenais rien, j’ai commencé à recopier la généalogie, j’en étais fière, c’était long et mystérieux, incompréhensible. Plus tard, vers l’âge de 15 ans, j’ai lu un par un tous les textes de l’anthologie Mitterand pour le XIXe siècle. Ces textes étaient de grande valeur, ils le devaient puisqu’ils figuraient là, qu’ils avaient passé l’épreuve du temps et étaient même étudiés. Je ne les comprenais pas bien, mais je me préparais pour plus tard, à la manière d’un gymnaste qui tire tous les jours sur ses tendons pour les rendre plus souples.

A 12 ans, je lisais un livre par jour. J’avais une routine. Je rentrais du collège, passais par l’appartement où je « prenais » 2 francs dans le porte-monnaie de mon père. Puis j’allais à la boulangerie m’acheter un croissant avant de filer à la bibliothèque. Nous habitions dans la ZUP de Châteauroux et la bibliothèque de quartier était très peu fréquentée. Je visais l’étagère sur laquelle étaient rangés les livres de l’Ecole des Loisirs, puis revenais à la maison m’affaler sur le lit et lire tout mon soûl. Il est arrivé plusieurs fois que mon père, rentrant de cours, me trouve les larmes aux yeux. J’adorais ces moments solitaires d’intense émotion. C’est durant la même période que j’ai emprunté Les Misérables dans la collection « J’ai lu ». Enfin un vrai livre ! Je l’ai lu très lentement : je ne comprenais rien. C’était un défi, comme arrêter de fumer, perdre 20 kilos ou apprendre une langue rare. Il fallait que j’aille au bout, coûte que coûte. Qu’y avait-il à trouver dans ces livres si difficiles et écrits si petits, qui apportait tant de joie aux gens que j’écoutais à la radio ? N’avais-je pas autant d’intelligence que ces gens-là ? Le papier était si fin que c’en était décourageant. J’ai fini Les Misérables, en ayant sauté quelques passages avec culpabilité. Si je n’ai rien retenu du contenu, j’ai appris la puissance de la persévérance.
Lire des ouvrages plus grands que moi. Avoir les yeux plus gros que l’esprit. Cela m’est arrivé à plusieurs reprises. A partir de 13 ans, j’ai commencé à lire la littérature de la jeunesse de mes parents : Sartre, Colette, Hervé Bazin, Hector Malot, Jules Verne, Maupassant… J’avais toujours un livre avec moi. A 14 ans, au Koweït, je me suis rendu compte que j’étais la seule à lire en-dehors des ouvrages imposés par le programme. Nous nous rendions chaque semaine à la bibliothèque du CCF (Centre culturel français). J’étais libre de lire ce qui me plaisait. Une biographie de Perec, tout Duras, La Bicyclette bleue, tout Sophocle, etc.
A dix-huit ans, j’ai reçu une liste de livres à lire pour aborder la première année de Lettres modernes. J’ai dévoré neuf siècles de littérature, lisant Le Voyage au bout de la nuit sept fois, ratant mon année pour mieux m’y préparer. J’ai découvert des auteurs auxquels aujourd’hui je dois de m’avoir maintenue debout et en éveil. Balzac, Proust, Celine sont de ceux-là. Mais aussi Virginia Woolf, Et ce sont encore eux que je conseille quand on me demande un avis.
J’ai noté avec application la liste des livres lus. Tout comme celle des films vus, des CD écoutés. Des lettres envoyées et reçues, des coups de téléphone, même. Je ne sais plus où se trouvent ces documents qui m’éclaireraient aujourd’hui sur mes envies d’alors.
Chanson
Petite, je ne jouais pas beaucoup. J’avais peu de jouets et de toute façon je n’aimais pas les poupées et je ne savais pas jouer avec des figurines. Mais je savais m’ennuyer. Le dos sur la moquette grise, j’écoutais des cassettes, je chantais. A 7 ans, ma mère nous a offert un lecteur-cassette. On pouvait enregistrer sa voix ou à partir de la radio. J’adorais « faire » des cassettes, une passion qui a persisté jusqu’à la disparition complète des cassettes (et des mini-cassettes). Ado, j’enregistrais des émissions entières de Macha Béranger, des concerts de Bernard Lenoir ; des monologues fleuves à l’attention de mes amours platoniques, des micro-trottoir… A 5 ans, j’avais deux cassettes : l’une de comptines (Mon âne, mon âne…), et l’autre de la Bande à Basile. Je les écoutais sans cesse. Ensuite, j’en ai reçu une autre, de Steve Waring. Et puis on me faisait écouter la « Petite Josette » sur 33 tours. La musique a toujours été très présente dans ma vie, me procurant bien-être et repères spatio-temporels. Je me revois en train de chanter intégralement la vingtaine de chansons que contenait mon carnet de chants scouts, puis d’enchaîner avec le carnet à spirale de colo de mon père où je révisais le répertoire de Moustaki (« Ma liberté »), Françoise Hardy (« La maison où j’ai grandi »), Le Forestier (« Education sentimentale »), Barbara (« Le mal de vivre »), et Hugues Aufray (« Céline »). Je suis heureuse et combative avec les chansons de Renaud, je me laisse aller à la mélancolie avec « Mais moi j’ai rien dit » de Pierre Bachelet. J’utilise les chansons pour me mettre dans certains états.
Quand ma fille a grandi, j’ai partagé avec elle ces textes et défait une à une les malédictions qui s’y rattachaient..
Mon père a proposé de m’offrir une cassette par mois. Je plongeais la main dans le bac des cassettes à prix réduit des Nouvelles Galeries. Mon premier choix, plein d’appréhension tant j’étais consciente que c’était là un sacrifice, s’est porté sur une cassette des plus grand succès à la Flûte de Pan. Je n’ai pas pu ne penser qu’à moi et à mes goûts (que je n’avais pas, de toute façon), puisque je savais que, vivant dans une seule pièce, nous allions tous les deux en profiter. Ma musique, au lieu de le déranger, devait « l’arranger ». Ensuite, j’ai eu d’autres cassettes : Hugues Aufray, Michel Sardou, puis une compilation de chansons italiennes, Boney M et finalement une cassette de Queen à 13 ans. Pour partir au Koweit la première fois, je me suis copié une cassette de Leonard Cohen et une autre de Jean Ferrat. Là-bas, je me procurais ce qui me tentait, et en premier lieu toutes les « fausses » cassettes de Pink Floyd dont les couvertures m’attiraient comme des aimants. J’apprenais l’anglais en lisant Q et Vox, deux magazines britanniques de musique pop. Je m’obligeais à tout écouter, voire même : je me forçais. Si la presse spécialisée le disait, c’est que c’était vrai : si je ne trouvais pas d’emblée l’intérêt d’un CD des Smiths porté aux nues, c’est que je devais encore apprendre et former mon oreille. Ce que j’ai fait pour le grunge, d’abord, puis pour le métal. La force de la persévérance… J’ai essayé de comprendre tous les mots que je lisais et de les associer à un courant, un son. Je remplissais des classeurs d’images et d’articles sur les groupes et chanteurs que j’avais en quelque sorte « étudiés ». A force de discipline, je suis devenue capable de lire un article des Inrocks, et d’ailleurs je m’y abonnai à l’aube de mes 16 ans. Lorsqu’une double page centrale en français a été inaugurée dans l’édition du vendredi du Kuwait Times, j’y ai participé en écrivant toutes les deux semaines la critique d’un album.

Le lecteur CD était toujours allumé et je pouvais écouter le même album, en continu, pendant plusieurs jours. J’avais aussi un walkman, pour aller au Lycée.
Jouets, jeux, bricolages

A chaque Noël, ma mère m’offrait une boîte de Lego. Des maisons, des voitures, des vaisseaux spatiaux, puis les Lego techniques sont arrivés sur le marché. Et les Playmobil. Mais avec le déménagement chez mon père, cette activité a diminué et s’est arrêtée. Bien sûr, j’insistais régulièrement pour faire un Mille Bornes, un Baccalauréat ou un Master Mind, voire même une bataille navale, mais dans l’ensemble, je ne m’occupais plus de cette manière.
Je dessinais, peignais ou faisais des collages. Il y avait dans cet appartement de fonction de Châteauroux une pièce que nous n’occupions pas et dont mon père se servait à l’occasion de studio photo. Il tendait un tissu noir et photographiait quelques portraits de personnes qui le voulaient. J’y avais installé mon matériel de peinture sur une grande table blanche. C’est la première fois que je pouvais passer autant d’heures seule. Je n’ai jamais appris à dessiner, donc je suis toujours, toujours déçue par ce que je produis. Mais j’ai découvert l’hébétude de la création, sans l’obligation de tout nettoyer tout de suite, sans la crainte de voir tout disparaître à la poubelle.
Ma mère, y voyant un avenir possible, m’a emmenée aux portes ouvertes de l’ENSAD, à celle des Beaux-Arts de Paris. Elle se souciait sincèrement de mon orientation. Mais je refusais tout ce qui venait d’elle. C’est dommage, peut-être, parce que de l’autre côté, mon père ne me proposait rien et n’a jamais eu d’ambition pour moi, comme s’il n’avait jamais cherché à me connaître et à m’envisager un jour comme une adulte. Alors, je me suis contentée de peu, et j’ai suivi la seule voie possible, la sienne, l’université, les Lettres Modernes, le voyage… Je ne le regrette pas : nous avons tous plus de cordes à notre arc que ce que nous imaginons et il est tentant d’imaginer que nous aurions pu être quelqu’un d’autre, et, lorsque les choses se dégradent, lorsque l’ennui vient au travail, d’accabler nos parents en les rendant responsables de notre destin.
Loisirs organisés

Ma mère m’a inscrit à diverses activités desquelles, pour une raison ou une autre, je me suis retirée assez rapidement. En CE1, je suis allée deux fois au théâtre. Mais dans mon souvenir, l’ambiance était débordante et je faisais face à des enfants turbulents qui avaient bien plus d’idées et de coffre que moi. Je m’y sentais inexistante. Ma mère m’y avait inscrite parce qu’elle trouvait que je faisais bien le clown. Mais un clown n’a pas de patron, un clown suit ses propres règles et j’ai souvent pensé par orgueil que je pouvais me passer de chef et être exemptée d’apprentissage. A 10 ans, ce fut la GRS. Une vingtaine de jeunes filles en juste-au-corps dans une grande salle de gym, à Limoges. Nous tirions de gigantesques rideaux verts : il courait le bruit qu’un exhibitionniste rôdait aux alentours. C’était l’époque de l’année où il faisait nuit très tôt. Je me souviens nettement des injonctions de ma mère pour me protéger des hommes (cheveux dans le manteau, ne regarder personne, ne répondre à personne, presser le pas). Encore une fois, je n’ai pas tenu très longtemps, un trimestre tout au plus. Je me forçais, pour ma mère. Cette troupe féminine de chignons et de maillots ne me concernait pas. J’avais un corps d’athlète, avec des mollets de cycliste, je me disais que les autres devaient être gracieuses. Un mot que je ne comprenais pas vraiment, mais que je rangeais à côté du mot « nunuche » dans mes représentations mentales.
Au collège, j’ai pu pratiquer toutes sortes de sports grâce aux unions sportives. C’est ainsi que tous les mercredis je me rendais au Lycée Jean Renoir, puis au Lycée français. J’ai aimé tous les sports, même si je les ai pratiqués avec un succès mitigé : le football, le handball, le volley, le badminton et surtout le basket, cet héritage de la colonisation américaine dans le Golfe.
Activités en extérieur
Mes activités favorites étaient celles que je pouvais pratiquer dehors, avec mon petit frère, puis seule dans ma bulle. Des échanges de ballon, tout simples, ou des exercices de passes, de têtes, de tirs au but. Du vélo acrobatique, du skate, des explorations dans les carrières de schiste ou de simples balades en solitaire sur les chemins de randonnée de Corrèze pendant les vacances.