Entre 1 an et 18 ans, j’ai déménagé onze fois, sans compter les logements qui nous étaient prêtés pour quelques mois, le temps d’une transition. Genoux qui se frottent, corps qui se déplacent et qui chutent, ombres qui effraient le soir quand les contrevents sont tirés. Le carrelage et le béton écorché d’Algérie, le plancher des Pyrénées atlantiques, la moquette rêche et le lino jaune pâle des appartements de Limoges à Châteauroux, la moquette dorée synthétique de Koweït, le carrelage mosaïque et les nattes en plastique de Gaza. Je ferme les yeux et je sens contre ma peau tous ces matériaux sur lesquels j’ai joué, chanté, rêvé, pleuré. Sur mes genoux, je passe mes doigts dans les stries roses laissées par la moquette rase sur laquelle je fais un puzzle en 1983, les mêmes stries laissées 13 ans plus tard par les tapis de plage qui nous servaient d’îlots à Gaza.
L’appartement de Pau est au deuxième ou troisième étage et donne sur le château. Je suis retournée dans la rue d’Etigny il y a peu. Rien n’a changé : le quartier s’est naturellement délabré avec le temps. Le bois des portes d’immeubles a gonflé, les crépis se sont écaillées, les vitres des fenêtres se sont ternies, les contrevents ont pourri. J’ai trouvé un quartier vaguement abandonné, humide et bruyant : déclassé. Dans mon souvenir, l’appartement du no 26 est vaste et chic : il y a du parquet massif, des volets intérieurs, une double-porte vitrée à petits carreaux. Ma mère a fraîchement décoré la chambre de mon frère avec du papier-peint Laura Ashley illustré d’algorithmes de paires de cerises, des centaines de petites boules rouges que je regarde pour m’endormir. Asthmatique, David tousse et se réveille toutes les nuits. C’est un bébé qui demande beaucoup d’attention. Moi, je commence mon cours préparatoire dans une classe Freinet où je me sens bien. En feuilletant mes cahiers d’école, je m’aperçois que Laruns, Saint-Jean-Pied-de-Port, Gabas et Arudy font partie de mon imaginaire, de mes Noms de lieux.
On me fait dormir dans la chambre des parents quand le lit est vide. Il arrive souvent que mon beau-père Serge rentre tard (ou ne rentre pas) de son travail dans la montagne. Ma mère devient une mère au foyer à temps complet et commence sans doute à trouver le temps long. Les trajets vers l’école le matin, les courses qui font ployer la poussette sur le chemin du retour, le petit frère qui demande tant de soins. Elle voudrait socialiser, il y a eu quelques tentatives, mais à la moindre contrariété les portes se referment sur nous. Elle me dit plus tard avoir demandé à Serge de passer son permis de conduire, il lui répond (et j’écris sciemment « répond » au lieu de « aurait répondu » car je ne peux pas m’appuyer sur le conditionnel qui se tort et m’aspire dans une insupportable béance d’insécurité mémorielle), il lui répond : « Non, tu n’en as pas besoin, je conduis, moi ». Quand elle le quittera, elle prendra illico des leçons de conduite.
Il y a sur le chemin de l’école une maison de la Presse dans laquelle nous entrons régulièrement. C’est là que je prends un stylo plume Waterman que je lui offre pour la fête des mères 1985. Elle n’est pas du tout « très contente ». Je le sais, déjà à l’époque je le sais : cette bêtise, qui est une vraie bêtise pour une fois, n’est pas réprimandée par ma mère avec toute la bonne foi qu’il eût fallu. Je l’entends dans son discours de morale, quand elle dit que c’est la honte, qu’elle va devoir rapporter l’objet volé et expliquer que c’est sa petite fille qui l’a volé ! Elle me dit : « Si tu recommences, c’est toi qui devras aller rapporter les choses au marchand et t’excuser ! » Le stylo, blanc avec des motifs de cartes à jouer, disparaît de l’appartement de Pau, et réapparaît l’année suivante dans celui de Limoges, bien mignon dans son pot à crayons.
Dans cet appartement, je m’occupe de dégager les souris mortes des pièges posés dans les toilettes (peintes en orange, chasse d’eau suspendue, il y fait toujours très froid), et je fais une horrible blague à ma mère. Elle a si peur le soir quand elle est seule ! Elle aura toujours peur des coups inattendus frappés à la porte. Est-ce l’un des deux pères qui a décidé de se venger ? Est-ce un employé des services à l’enfance qui, averti, viendrait à l’improviste ? Est-ce, et je brode, là, une entreprise de propreté qui viendrait vérifier que les ampoules sont bien dépoussiérées ? Je joue sur cette peur pour frapper discrètement à la porte-fenêtre de la chambre qui se trouve face à la double porte d’entrée. Je fais semblant de dormir. Elle s’approche à pas de velours, je peux sentir sa peur. Je retiens ma respiration. Elle s’éloigne. Je recommence ce manège plusieurs fois. J’ai tout à fait conscience de lui faire du mal, même si je n’en mesure pas les conséquences. J’ai 5 ans et c’est la première fois que je garde un secret que je ne vendrai jamais.
Tandis que j’apprends à faire du vélo sans les petites roues, mon frère apprend à marcher dans cet appartement. Puis à courir. C’est vrai que les pièces sont gigantesques et qu’on peut se permettre. Il court tant et si bien du mur à la fenêtre opposée que celle-ci se brise. Il ne passe pas par la fenêtre, mais c’est une possibilité qui s’envisage. On lui interdit de courir.
Ma mère décide de peindre la porte-vitrée en blanc, puis d’éliminer les traces de peinture à la lame de rasoir. C’est un travail fastidieux et effrayant. Elle a toujours peur que nous nous blessions, alors elle nous éloigne d’elle. Finalement, c’est elle qui se coupe et que je vois pleurer dans le séjour, à son bureau. Elle a déroulé un rouleau de papier absorbant et me demande d’appeler le médecin. Ce que je fais. Je le connais, il n’habite pas loin, en haut de la côte, dans cette rue où, me raconte-t-elle, elle s’est fait agresser par des voleurs qui l’ont mise par terre alors qu’elle était enceinte, ce qui explique la présence à son porte-clés d’un sifflet en métal.
Mon beau-père me fait marcher la nuit le long du couloir pour faire passer mes douleurs articulaires, ma mère jette mes jouets dans un sac bleu après un coup de fil avec ma grand-mère, mon frère casse une vitre, ma mère m’envoie seule à l’école avant de me mettre sous une douche froide, mon frère tousse, chaussée de gants roses, j’arme et désarme les tapettes à souris et fourre les cadavres dans un sac poubelle noir, dans le hall du château il y a une carapace de tortue géante qui a servi de berceau à Henri IV, ma mère à son bureau fait ses comptes, entourée de dizaines de gros papyrus. Le soleil recadré par la fenêtre caresse le plancher. C’est Pau, mais il faut partir maintenant. De nuit. Dans un camion. Sans le dire à personne. On s’enfuit. Rentrée 1985 : vol de bébé et translation secrète de 450 kilomètres vers le nord.