11. Les « scouts »

Dès l’âge de 7 ans, ma mère m’inscrit aux « scouts », enfin, c’est comme cela qu’elle appelle ces groupes indépendants de loisirs. Il y a eu trois essais contrastés.

Les scouts « bras cassés »

Ma mère se renseigne et contacte un groupe de scouts à Limoges. Elle a très vite un faible pour le responsable qui s’appelle Schneider, je crois même qu’il appelle à la maison. Je pars en camp à l’été 1985. Je me souviens des culottes blanches Petit Bateau que je bourre dans mon sac (un vieux Lafuma de ma mère). Quand elle les sortira à la fin du séjour, elles auront pourri. Et puis il en manquera quelques-unes. Les moniteurs ne s’occupent pas de nous. On marche des heures sous le soleil, je saigne plusieurs fois du nez. On fait nos besoins n’importe où. Le séjour se termine avec la visite d’un parc d’attraction. Nous voici tous assis sur des vélos disposés en cercle sur un rail. Il suffit de pédaler pour faire tourner ce manège écolo avant l’heure. Je suis très excitée. Mais catastrophe, mon lacet se prend dans le pédalier et ma cheville tourne sur elle-même. Le temps que tout le monde entende mon cri et que le manège s’arrête, il est trop tard. J’ai une belle torsion et je ne peux plus marcher. Alors quelqu’un prend mon sac à dos, on me porte et on me fait marcher quand même. C’est la poisse. On m’emmène chez le médecin. J’en garde une faiblesse à la cheville gauche, peut-être le petit moins qui m’empêchera de réussir le « ollie » en skate-board.
Un jour, après une journée chaude de balade, on nous enjoint de nous déshabiller entièrement et de nous ranger en file indienne pour l’examen des tiques. Petits, et grands. A cette époque, je me fiche encore de mon corps nu et de celui des autres. Mais si ce souvenir est resté gravé dans ma mémoire, c’est que quelque chose ne tournait pas rond. Lors de la présentation aux parents du film du camp, je me vois vêtue d’un débardeur à rayures rouges, en train de faire la tête. Les parents présents dansent sur « Je te donne » dans la petite salle municipale.

Les scouts « olé-olé »

Avec la trop légère prise en charge de ma cheville, c’en est fini de la fascination de ma mère pour ce Schneider. Elle me change de groupe, mais on est encore loin de Baden-Powell. En effet, nous sommes laissés très libres. Je m’y rends quelques fois en week-end ou pour des camps, et j’y retrouve mes deux copains Armelle et Alain. Il règne dans ce groupe une atmosphère assez étonnante de « luxure ». Les moniteurs, dont nous arrachons les tentes un matin, se révèlent nus et enlacés par deux. Dans notre trio, emmené par Armelle, c’est aussi très fesse. Elle propose toujours à Alain de faire l’amour dans son sac de couchage. Il est blond et il a un tout petit zizi, comme celui de mon frère. Il ne m’intéresse pas. Elle est marrante, sauvage, elle m’effraie un peu, mais j’envie ses baskets, des Stan Smith usées qui me font rêver. Juchée sur les branches basses d’un chêne, je joue avec des gendarmes en les regardant en coin. Ma mère ne sait rien de tout cela, je ne dis rien. Il me reste quelques souvenirs marquants, en-dehors de ces attouchements puérils : une nuit passée dans la paille dans une grange, ou quand nous avons ébouillanté et plumé des poules, puis dépouillé un lapin suspendu à un crochet. C’était sans doute le même été 1986. J’avais 8 ans.

Les « scouts toujours » !

Mon troisième groupe de scouts, c’est du sérieux, bien autre chose que ces antennes Bohème de troisième zone. Ce sont les ENE pour « Éclaireurs neutres européens », avec uniforme et insignes, carnet de chants et carnet de progression, hiérarchie, lever de drapeau et non mixité dans les tentes. Ce groupe était dirigé par un homme ventripotent à la tonsure de moine, que tout le monde appelait Toto. Il avait adopté un garçon asiatique qu’il logeait dans sa tente double et qui ne faisait pas partie du groupe, un peu comme s’il était venu en vacances avec son fils.

Certes, j’aimais les jeux de nuit, trop rares à mon goût, et la possession d’un Opinel et d’une lampe de poche me comblait. Je prenais aussi un immense plaisir à chanter autour du brasier qu’élevaient les éclaireurs les plus âgés. En-dehors des chants traditionnels à la gloire de nos pieds vigoureux et de nos paysages inégalables, nous chantions aussi des morceaux plus « profanes », comme du Moustaki, du Brassens, Hugues Aufray, Yves Duteil… Question « Promesse » et tout le bazar de hiérarchie, je n’ai pas réussi à obtenir quoi que ce soit, je n’y comprenais rien, et ma mère me privait de trop de sorties pour avoir une quelconque crédibilité là-dedans. Je loupais parfois deux ou trois mois d’affilée et j’étais à nouveau une étrangère. J’ai ainsi stagné des années en louvette, sans étoile à mon béret. Mais peu importe. Je portais comme les autres ma jupe-culotte de velours, ma chemisette bleue avec patte d’épaule pour y glisser le béret, et mon foulard noir et rouge, sans bague de cuir, réservée aux aînés. Je dormais dans une tente avec 5 autres filles dont je ne connaissais rien et à qui je ne parlais pas. Les monitrices ne m’adressaient pas vraiment la parole non plus, et il arrivait bien souvent que j’errasse seule des heures entières autour du campement. Tous les jeux étaient centrés autour du livre de la Jungle (car tous les adultes d’hier et d’aujourd’hui partent du principe que les valeurs se transmettent plus facilement par la bouche d’une louve, ou d’un Maître Renard). L’une des deux cheffes s’appelait Akela, l’autre Bagheera, ou encore Kaa. J’ai oublié leurs vrais prénoms. Mais Toto, c’était Toto. Et lui n’était pas dans le Livre de la Jungle. Il était présent aux levers des couleurs, le soir aussi quand on rentrait de nos promenades, assis en short beige sur une chaise pliante. Il était gentil, avec ses grosses cuisses blanches couvertes de taches de rousseur. Il souriait tout le temps, bonhomme, ne se fâchait pas. Il faisait parfois asseoir un enfant sur ses genoux. Moi aussi, une fois, mais je me souviens très bien de m’être sentie mal à l’aise, une fesse sur sa cuisse, l’autre non, en déséquilibre. Il y aura des histoires dans la presse, plus tard, autour de ce Toto, mais moi je n’ai rien à rapporter.

J’ai eu l’autorisation de participer au camp de l’été 1990, alors même que je n’avais pas fréquenté le groupe depuis l’année précédente. J’étais motivée pour y aller, car quitter les Scouts en catimini et contre mon gré me déplaisait, même si je n’avais personne à qui dire au revoir. Le camp durait 3 semaines, et c’était un événement car il avait lieu en Allemagne, à Gunzenhausen plus précisément, une ville jumelée avec Isle, près de Limoges. Cela aussi me plaisait. J’avais commencé l’allemand depuis un an et j’avais très envie de voir à quoi les Allemands ressemblaient. La ville nous logeait dans un centre d’hébergement, dans mon souvenir une vieille maison avec un escalier en bois. Le groupe des louvettes auquel j’appartenais était logé en sous-pente. Qu’avons-nous fait durant ces 21 jours ?

Il ne m’en reste que trois souvenirs. Le premier s’appelle Katharina Winter, une fille à peine plus jeune que moi chez qui j’ai logé pendant deux jours, avec ses parents et son frère, Johannes. Ils avaient un grande maison avec jardin, au bord du lac. Une photo nous montre toutes les deux le soir de mon arrivée, moi en uniforme et béret sur mes boucles brunes. Je suis restée longtemps en contact avec Katharina, c’était ma correspondante, comme on disait. Elle m’a fait une cassette, avec les Prinzen en face A et Pur en face B. Moi, sur les conseils de mon père, je lui ai envoyé une cassette de Michel Sardou. Nul. Mon père et moi avons passé un repas de Noël chez eux l’année suivante. Il y avait une multitude de décorations très fines en bois et une énorme Weihnachtspyramide, c’est-à-dire une crèche montée sur un plateau, tournant à l’aide d’une hélice propulsée par la fumée de 6 bougies blanches et rouges. C’était vraiment magique. A 13 ans, j’y ai encore passé 10 jours en été, ils sont venus me chercher à Strasbourg, dans leur grosse Merco. Lors de ce séjour, j’ai été difficile. J’ai eu des insomnies et réclamé de la musique pour m’endormir. J’ai eu mes règles pour la première fois et demandé encore de l’aide. J’adorais sa mère, j’aurais voulu que ce soit la mienne. Je la trouvais aimante, douce, et très chic. La langue a toujours été une barrière entre Katharina et moi et je n’ai pas su lui dire tout ce que j’aurais voulu.

Le deuxième souvenir s’appelle « poux ». J’en avais une quantité considérable, j’imagine, puisque le soir, je les cherchais dans mes cheveux pour les lancer sur le parquet où nous dormions. Je suis rentrée de vacances avec une surface glabre de 6×6 cm sur le côté gauche. Mais ça ne se voyait pas : j’avais beaucoup de cheveux.
La nuit, entre deux auto-épouillages, je m’endurcissais à coups de sentences scout (loyauté, persévérance, aumône laïque). Je me positionnais droite dans le sac de couchage, rigide comme debout, le bras droit plié et la main inclinée vers ma tête, la main formant le salut scout, les trois doigts levés et bien serrés, et le pouce sur l’auriculaire car « les plus grands protègent les plus petits ». Je veillais aussi à la position de mes pieds, forçant sur le gauche pour le remettre dans le droit chemin, persuadée qu’il suffisait de faire ce geste tous les soirs pour corriger n’importe quelle anomalie physique. Je portais des semelles.

Je priais aussi, les mains jointes, mais pour qui et quoi je ne sais plus.

Le troisième souvenir, et non des moindres, de ce séjour, s’appelle Laurent V. Il a presque 17 ans, et moi presque 12. Nous ne nous sommes jamais parlé avant. Seulement regardés de loin, pendant les repas. Tout commence par un petit mot qu’il me donne en cachette. « Je t’aime ». Un rendez-vous. Il signe « Renard ». Je descends l’escalier. Il est là. On s’embrasse sans se parler. Je caresse son dos et sa nuque. Tout est dans l’ordre des choses : cet amour doit rester secret car nous avons une grande différence d’âge ; il communique par petits messages ; je me dis qu’il est enfin là l’homme plus âgé qui pourra m’aimer comme une grande. Il y a du bruit en bas, du chahut. Parfois, on se pousse sur le côté, on se cache un peu, on se sépare quelques instants, on s’y remet, il caresse mon visage avec sa main. Il me prend dans ses bras et je caresse son cou avec mes lèvres. Si je comprends bien, les grands ont endormi Toto en lui mettant un somnifère dans son verre. On se revoit plusieurs soirs dans l’escalier, c’est pratique : on est à la même hauteur. On ne fait que s’embrasser, mais dans mon souvenir, cela dure très longtemps. Je vis des moments hors du temps. Je n’ai pas d’âge, je n’ai plus de conscience.

Quand je revois les deux photos de moi datant de cette époque, je suis étonnée : je ne suis pas du tout formée, ni réglée, et j’ai la tête toute bouclée d’une enfant de 10 ans. D’après le mot qu’il m’écrit le lendemain, il est conscient que nos 5 ans de différence risquent de choquer ; moi, grand cœur, je le rassure : l’amour est plus fort que tout et ce sont des choses qui arrivent. Ma mère m’a au moins appris ça : je n’ai pas de convention.

A la fin du séjour, nous échangeons nos adresses. Il m’écrira quelques fois de son lieu de vacances, il y a le mot « Beausoleil » dans son adresse. Il m’écrit sur du papier bleu d’une belle écriture d’adulte. Il me dit qu’il m’aime, que tout lui semble irréel. C’est mon amoureux de vacances. D’une seule fois.