Ma mère est concernée par cette proposition de poste au Koweït : je ne pourrai plus la voir un week-end sur deux comme je le fais. Elle doit donner son accord. Elle agite tous les fanions possible : jeune fille dans un pays musulman, études de moindre qualité… Tous ces dangers se sont avérés par la suite. Je ne l’écoute pas, je ne veux même pas discuter, il ne s’agit plus de moi et de fignoler les détails de mon avenir, mais plus basiquement de vivre avec l’un de mes deux parents. Et ce sera mon père. Ma mère, lors d’un procès l’année précédente, avait bien répété qu’elle préférait que je vive en foyer plutôt qu’avec lui, puisqu’avec elle ce n’était pas possible. Peine perdue, mon père obtient ma garde et je reste à ses côtés jusqu’à mes 18 ans. Pas un mois de plus.

Aînée de trois enfants, ma mère, Katerin, naît en plein hiver 1954 d’une mère au foyer de 18 ans et demi et d’un père polonais officiant à la base américaine de… Sa mère, Camille, le trouvait beau, grand et blond, il avait les yeux bleus. Pas une goutte d’alcool à la maison, des dents très entretenues, mais des colères sans nom, et des coups qui pleuvent à tous moments. C’est munie de 5 certificats médicaux pour coups que ma grand-mère divorcera 25 ans plus tard. Rudolphe, le père de ma mère, a décidé de couper les liens avec toute la famille avant ma naissance. Je ne l’ai jamais connu, de même que tous ses petits-enfants. Nous lui avons écrit des lettres, l’un d’entre nous est même allé sonner à sa porte, désireux que nous étions de comprendre et peut-être lever le voile noir qu’il avait jeté sur la destinée de nos parents et dont l’ombre se projetait aussi sur la nôtre.
Katerin est une enfant intelligente. Avec son frère, son cadet de 11 mois, ils se rendent à la gendarmerie pour signaler les maltraitances. Ils sont renvoyés chez eux avec un sermon. Ma grand-mère s’est livrée il y a deux ans lors d’une soirée à la maison, racontant pour la première fois, les humiliations et la terreur dans laquelle elle et ses trois enfants ont vécu pendant de nombreuses années. Nous l’avons enregistrée à son insu. Les coups, les objets brisés. Et cette phrase qu’elle a prononcée à propos de Rudolphe (« En cinq minutes, il changeait du tout au tout et pouvait tout casser dans la maison. ») a résonné dans mon esprit comme s’appliquant également à ma mère.
Les livrets scolaires de ma mère attestent de ses hautes capacités dans tous les domaines, première de sa classe en Première, elle chute ensuite progressivement. Pourquoi ? Nous n’en avons jamais parlé. Repérée pour ses résultats en natation, elle fera partie de l’équipe départementale. Quand j’ai eu onze ans, elle s’en est souvenue et m’a inscrite à la piscine municipale de Limoges pour apprendre à nager.
Ma mère s’est aussi construite contre ses origines sociales. Elle s’est toujours identifiée à ceux qui avaient plus, plus de diplômes, et surtout plus d’argent. Elle a toujours voulu aller plus haut, plus loin, à Paris plutôt qu’en Province, côtoyer des gens d’un milieu plus élevé pour, peut-être, s’en servir le jour venu. Chose que je n’ai jamais été capable de faire. Douée pour repérer les forts en thèmes, elle a lié des relations très éphémères avec des personnes qu’elle a toujours eu honte d’inviter à la maison. Nous ne recevions jamais personne. Je ne sais pas grand-chose de l’enfance de ma mère. Elle détestait sa mère, elle détestait sa sœur, seul son père avait grâce à ses yeux. Malgré sa violence, elle lui trouvait plus de classe, plus de chic. C’est avec sa ceinture qu’elle me frappait.
Elle aimait les garçons. Je ne sais pas si je peux écrire cette phrase, si elle est vraie. Elle aimait que les garçons la trouvent sexy. Elle aimait le sexe. Elle aimait accumuler les hommes, et les jeter. J’en ai vus qui ont pleuré. Il y avait son copain du week-end, son copain du boulot, son copain du parti socialiste, et bien d’autres encore. Ma mère mentait, trichait, arrivait en général à ses fins. Un jour, j’ai 20 ans, et elle me dit : « Dépêche-toi, les hommes, ça ne dure pas. Après 40 ans, la moitié d’entre eux ne bande plus, et l’autre est chauve et bedonnante ». Je ris, elle m’a transmis tant de leçons de vie que je pourrais écrire une série américaine.
Ma mère quitte mon père en plusieurs fois, j’ai un an, deux ans. Elle m’écrit une lettre pour m’expliquer ses départs, j’ai 9 mois. « Nous t’aimons tous les deux. Mais ton papa et ta maman ne peuvent plus vivre ensemble, ils ne s’entendent plus ». J’ai tant pleuré quand j’ai découvert cette lettre que je l’ai enfouie, si loin, si bien, que je ne la retrouve plus quand je la cherche. Je l’ai peut-être confiée à mon père, comme toutes les choses brûlantes de ma vie.

Elle part au Maroc (nous étions à l’époque en Algérie) et rencontre Serge, un étudiant en biologie de l’Université de Bordeaux. Ils décident de vivre ensemble près de l’endroit où Serge a sa première affectation, à l’observatoire de Gabas, à Bilhères, dans les Pyrénées atlantiques. Je les rejoins pour mes trois ans. Serge boit de la bière, fume des roulées, mange des steaks crus et crame les frelons avec une allumette. Il me fait peur. Je fais des cauchemars. Ma mère tombe enceinte et David, mon petit frère, naît à Pau. J’ai presque cinq ans. Deux ans plus tard, une nuit de la fin août, ma mère emprunte un camion au copain de sa sœur. Nous ne déménageons pas, nous nous enfuyons. Elle a 31 ans et deux enfants. C’est tout ce qu’elle a. Elle part, donc nous partons. Vers Limoges. Chez sa sœur où nous serons hébergés quelques jours, elle montre toute sa puissance de femme forte et intelligente à l’extrême : trouver une école pour moi, elle se renseigne, ce sera une bonne école, avec des enfants de notables, un logement… l’idée de vivre chez sa sœur plus longtemps est une souffrance – ce sera un foyer de femmes pendant un mois, puis une HLM rue de la Conque, trouver une formation de secrétaire pour elle – je la revois encore s’exercer à la sténo le soir, et cette image est associée pour l’éternité aux papyrus qui se balançaient dans le salon -, trouver une nourrice pour mon frère, passer son permis… Je la ressens comme si c’était moi dans ces moments-là où tout est à construire, ces moments de retournement où trouver des ressources me semble toujours possible. Elle m’a appris à ne pas me contenter d’une vie tiède, m’a donné la force de reconstruire, l’aplomb de me défendre. J’ai envie de pleurer quand je pense à cette période. Mon frère est venu à Limoges avec toutes ses angoisses, ses bronchites et son eczéma. Je ne pense pas que ma mère est forte. Je pense surtout : ne pas poser de questions. Mais avancer, avancer avec elle, parce que les enfants n’ont pas le choix. Parce que mon père était en Algérie, parce que « tout le monde savait qu’elle était violente, mais on ne voulait pas d’histoires ». Un soir, j’entends ma tante Nancy se plaindre au téléphone (à qui ? à sa mère ?) de notre présence chez elle. Je rapporte ces bribes de conversation à ma mère, ce qui a pour effet de l’énergiser encore plus. Nous n’attendrons pas qu’une HLM se libère pour partir. Nous déménageons dans un foyer pour femmes. Mon frère est dans un lit parapluie. Nous mangeons nos repas au réfectoire. Il y a de la purée servie dans des plateaux alvéolés. Je suis fascinée. Une femme voyant mes beaux cheveux me dit de donner mes 100 coups de brosse matin et soir pour les garder brillants. Ce conseil de sorcière hante encore aujourd’hui mon esprit. Ma mère ne sociabilise pas, elle lutte. Mon frère apprend à vivre sans tétine, il pleure beaucoup. Il tousse gras comme un vieux fumeur. Il y aura toujours une ordonnance et deux ou trois boîtes de médicaments, un aérosol, dans la petite panière sur la table de la cuisine. Moi je suis en CE1. Je m’ennuie. Et je me fais taper à chaque récréation.

Ma mère se trouve assez rapidement un travail de standardiste au Conseil Régional du Limousin. Elle passe son permis et achète une vieille Opel Kadett orange ayant appartenu à des vieux, elle doit la « dérouiller » car elle n’a jamais roulé à plus de 50 km/h. Puis, elle passera secrétaire. Plus qu’un petit moment avant d’être titularisée. Cela soulagerait sa mère. Soudain, elle coupe les liens avec sa sœur, puis avec sa mère, nous isolant encore un peu plus.
Katerin n’est pas Monsieur Bovary et a d’autres rêves que de passer toute sa vie à Limoges, entourée de « beaufs » et de secrétaires, près d’une sœur qu’elle accuse de l’imiter et de provinciaux qu’elle hait, petites vies, petites ambitions, mesquineries… Elle veut monter à Paris, et faire un travail à la hauteur de ses compétences. Elle trouvera, dans une entreprise de Seine Saint Denis, les faisant déménager mon frère et elle, d’abord à Villepinte, puis, plus tard, à Guyancourt. Secrétaire de Direction pour une grosse boîte d’imprimantes, elle travaillera à la Défense, puis en Suisse. J’ai perdu sa trace à Colomiers, près de Toulouse, où elle remplissait des missions d’intérim.
Ma mère a toujours souffert de son dos. Quand elle a dû se faire opérer, elle s’est rapprochée de moi quelques temps. A Paris, rue de Turin, je lui ai apporté une serviette et quelques magazines. Je ne l’ai plus jamais revue.