La collègue qui nous prêtait son appartement à Châteauroux compte le récupérer au printemps, alors nous déménageons dans un logement tout près du lieu de travail de mon père qui s’évite aussi 90 km de voiture par jour. Dans une très vieille maison à colombages qui sent mauvais, nous posons nos sacs et nos duvets sur une moquette qui cache sans aucun doute un plancher vermoulu. Comme je le disais plus haut, peu m’importe, les journées sont belles et je passe l’essentiel de mon temps dehors.
De nouveaux noms de lieux envahissent les conversations : Nohant, Montlevicq, Montgivray, Sainte-Sévère, Saint-Chartier… Comparé à Renoir ou Touvent, le Collège George Sand est un établissement de campagne. Tout y est plus doux, plus petit, plus replié. Les prénoms des élèves sont partout les mêmes, mais les professions de leurs parents n’ont rien à voir : untel porte le nom du boulanger de la rue principale, un autre celui que l’on voit s’étaler sur d’immenses panneaux indiquant la pépinière lorsqu’on rentre de Corrèze, un autre, tu sais, c’est le fils de Machin, l’auberge sur la route de Châteaumeillant. Tout le monde se connaît. La moitié des élèves viennent par car scolaire, l’autre possède un scooter, et je fais partie des rares élèves à rentrer à pied à la maison. Je fréquente ce collège dès la fin des vacances de Pâques et jusqu’à la fin des cours en juin. Mon père se prépare, il passe des entretiens pour partir à l’étranger. C’est une jolie saison pour être adolescent(e).
Un peu avant la rentrée, j’ai la chance de visiter le Collège avec mon père et le Principal. Je suis habituée, tous les établissements se ressemblent. Je suis à la fin de la 4ème, et il n’y a rien de neuf sous le soleil, hormis le calme impressionnant qui règne pendant les vacances dans les locaux scolaires. Le Principal me montre au premier la salle de dessin, la salle de musique, le labo de Physique, puis nous redescendons, et alors que nous longeons le couloir du rez-de-chaussée, avec sa rangée de patères vides, une envie irrésistible de vomir me prend et je me libère dans une grande flaque. Je suis confuse. Heureusement qu’il n’y a pas d’élèves.
Là encore, je m’intègre comme dans du beurre. Mon père travaille aussi dans l’établissement et est largement apprécié par les élèves et les parents. Je suis chez les Bisounours. C’est la mode des Totoches, des pendentifs en forme de tétines que tous les élèves arborent fièrement sur leur poitrail…
Après mon plâtre, je recommence pour la première fois les cours de sport avec un dernier trimestre consacré aux barres parallèles et asymétriques, ce qui me procure beaucoup de bonheur, tant j’aime me balancer la tête en bas. En mathématiques, les exercices exigent enfin de savoir bien lire pour construire une équation à partir de mots. Grâce au soutien d’une professeure chevronnée, longue et sèche comme une feuille de palmier, et qui diffuse ses odeurs d’ail autour de ma tête quand elle se penche pour m’aider, je prends goût pour toujours à l’arithmétique. La prof de français s’appelle Mademoiselle Chopin, ce qui ne manque pas de sel au pays de George Sand, et se comporte comme une Mademoiselle Jeanne (Gaston Lagaffe) pleine d’enthousiasme. Sur une idée de mon père, je présente un exposé sur la toponymie des noms de fruits et légumes. Pour trouver la documentation appropriée, nous retournons à la bibliothèque de Châteauroux où le bruit des voitures m’étourdit : je ne sais plus traverser une route ! C’est que La Châtre, c’est vraiment la campagne !
Je ne retrouve pas de groupes de filles délurées dans ce collège. Romain, le garçon au béret, et moi « cassons » peu de temps après mon arrivée bien sûr, c’est que je me suis lassée de ses missives au stylo paillettes parsemées de petits cœurs et terminées par « Je t’envoie autant de bises qu’il y a de bulles dans une bouteille de Coca » (la même avec le sable, c’était déjà gênant, mais avec le Coca, c’est non !). Je ne dis pas « Je t’aime », pour rester droite dans mes bottes : être entière m’importe plus que de ne pas blesser. Quand je prendrai des nouvelles du garçon éconduit, une dizaine d’années plus tard, j’aurai du mal à le reconnaître, (très peu) vêtu de cuir et d’épines sur un char de la Gay Pride à Paris, les yeux maquillés, toujours avec de grands cernes bleutés. En avril, un concours informel de fille/garçon la/le plus belle/beau du collège est organisé par la classe en-dessous et Julietta est élue. Je la vois souvent de loin, elle est populaire, souvent accompagnée d’un garçon. A La Châtre, on se tient la main et on se fait des « pioux » (de petits baisers claqués sur les lèvres). Juliette, c’est la fille Chevignon-Chipie du collège, trop « à la mode » pour m’attirer, un peu inaccessible. Elle ne le sait pas, mais à la maison, il m’arrive de relire ses dictées, ses rédactions. Paraît que c’est une très bonne élève, intelligente et absolument charmante quand elle rit. Nous ne nous doutons pas que nous allons développer dans les années qui viennent, et jusqu’à aujourd’hui, une grande amitié.
Dans ma classe, je ne parle pas vraiment aux autres, plus aux garçons qu’aux filles, mais ce n’est pas important, j’ai l’habitude de ces moments, et je ne suis pas rejetée. Au mois de mai, un garçon de ma classe, Etienne, montre des signes (maladroits) d’intérêt pour moi. Il porte toujours un jean noir, ce qui à l’époque est peu commun, et a un visage asymétrique peu banal. Ses parents tiennent une pharmacie. Il vient à l’école avec un magnétophone et, avec un copain, ils se bidonnent en faisant les journalistes dans la cour. Il vient souvent vers moi pour finalement repartir plein de moqueries. Il dessine des Bart Simpson partout où il peut. Avec lui, c’est compliqué, je vois bien qu’il aimerait quelque chose, mais il n’est pas « sympathique ». Un jour en plein cours de Technologie, une initiation au traitement de textes sur de massives Olivetti, il me surprend soudain en s’asseyant tout contre moi derrière sur la petite assise du tabouret pivotant. Je me raidis. Il passe ses bras nus de chaque côté de mon corps et commence à taper (avec les deux mains et presque sans regarder) quelque chose sur ma feuille d’entraînement : I love you I want you, I want to fuck you… Je rougis. C’est la chose la plus osée que j’aie jamais expérimentée. Je ne parle pas anglais, mais je sais. Ce mélange de tendresse, d’écriture, de rudesse et d’audace deviendra mon étalon pour de nombreuses années. C’est une déclaration, nous avons 13 ans et nous sortons ensemble, discrètement, secrètement. Toutefois, je suis toujours dérangée par ce qui m’a déplu dès le départ chez lui : ses sarcasmes, dont je suis aussi l’objet, peut-être des maladresses mais qui ne m’émeuvent pas. Nous nous écrirons longtemps cependant, nous nous enverrons des cassettes, et il deviendra bien journaliste, et nous garderons le contact jusqu’à ce que je voie ses enfants. Lasse de son absence de curiosité pour moi, je finirai par couper les ponts complètement.
Invitée à une Boum en juin 1992, j’entends pour la première fois un bruit étonnant : Arnaud veut absolument nous faire écouter « ça », c’est Nirvana.
A la maison, le projet de mon père se précise. Un nom de ville tombe : Constantine, en Kabylie. Et puis certaines fonctions pour lui, nous habiterons dans la villa de son prédécesseur, il y aura une femme (que je devine déjà adorable) pour faire la cuisine. C’est bien. Je vais à la piscine le jour de notre départ. Il est juste temps de toucher le corps d’Etienne le plus possible, sous l’eau, pour se faire des souvenirs, je suis toujours tellement pressée par les adultes, je veux en garder le plus possible pour la route. Casquette New York vissée sur la tête, je passe le portillon, un dernier coup d’œil vers les copains qui sont restés dans le bassin, mon père klaxonne déjà dans la rue, au volant de la Peugeot 205. Il fait très chaud. La Châtre, c’est terminé.