1. J’arrive

Je nais le 23 juillet 19.., « un dimanche, pour le repas de midi », dira ma mère plus tard, essayant de justifier avec humour mon embonpoint, alors que le médecin conseille à mes parents de freiner sur le goûter. J’arrive donc au monde en Corrèze, à B. La légende raconte que ma mère, me voyant si poilue, chevelue, hurle aux médecins : « enlevez-moi cette horreur ! ». Je suis tellement foncée d’ailleurs que mon père en vient même à douter de sa paternité. Pour en avoir le cœur net, il soulève l’un de mes bras pour y chercher un minuscule acrochordon caché sous mes aisselles : soulagement, il y est, j’ai le même que lui. Evidemment, plus tard, les poils sont tombés et les boucles ont jailli autour de mon visage, ne laissant plus aucune ambiguïté, d’ailleurs, tout le monde le dit : qu’est-ce qu’elle ressemble à son père ! C’est qu’il y a, avec ma mère, souvent un risque de tromperie.

Mes parents choisissent de me prénommer Emily. Comme Emily Brontë. Mon père a dû, pour ce « y » étranger, revenir vers l’Officier d’Etat-civil avec un volume de l’Encyclopediae Universalis pour prouver l’existence d’une Emily fameuse. Lequel des deux a décidé que je devrais porter un prénom composé, je ne sais pas. Accolée à ce prénom, une Honoria prend place, tirée d’une nouvelle de Fitzgerald. Une autre petite fille côtoie donc Emily, un être maléfique sans doute, qui provoque l’ire de sa mère dans les supermarchés (car comment retrouver sa fille parmi toute cette foule, sinon en l’appelant d’un long et unique « Emily-Honoria », comme ces propriétaires de voiture banale qui se disent que « mauve, ce sera bien pour la retrouver sur les parkings »). J’ai longtemps paraphé mes lettres de « Emily-H. », par désir d’originalité ou pour résonner avec Adèle H. Aujourd’hui, un seul prénom me suffit. Mes papiers d’identité demeurent inchangés, ce qui étonne de temps à autres douaniers et gestionnaires, mais peu m’importe.

Emily Brontë, par son frère Branwell

La Corrèze n’est pas le département d’origine de mes parents. Mon père, Robert, est né le 5 juillet 19.., à Paris 14e, à l’hôpital Saint Vincent de Paul. Ma propre fille naîtra 59 ans plus tard dans ce même hôpital, ce qui ne put que créer dans l’esprit de mon père un lien tout particulier. Les deux maternités, la mienne et celle de ma fille, ont fermé leurs portes quelques jours après nos naissances respectives, pour insalubrité.

Je ne sais pas grand-chose de la vie de mes parents lorsque je les rejoins. Ma mère me répétera tout au long de mon enfance que je suis une « enfant du miracle » et « n’oublie pas que tu es une enfant désirée ». Cette dernière phrase m’a toujours donné une grande force.

A l’époque, mes parents vivent au ras du sol, ayant peu de moyens, ils dorment sur des matelas par terre. Ils mangent de la brioche et boivent du thé. Ma mère a un bac G et, à 24 ans, n’a pas de projet professionnel. Elle aime les langues, l’aquarelle. Elle s’est bien présentée pour un poste de caissière, mais on s’est exclamé qu’elle était trop intelligente pour la fonction. C’est la fin des années 1970, et ma mère vit dans le vent : elle lit, brode, tricote, achète 100 Idées et y découpe les recettes pour les mettre dans des pochettes plastique. Que fait-elle de ses longues journées avec moi ? Que fait-elle pour elle ? Ils habitent un appartement sous les combles dans une rue commerçante du centre-ville de B. A l’époque, il n’y avait besoin ni de garant ni de fiches de paie pour louer un logement. Je n’ai aucune idée de ce qu’elle fait de ses journées, et je ne suis pas certaine qu’elle m’en ait un jour parlé.

Magazine « 100 Idées », mars 1978

Mon père, de son côté, travaille beaucoup. Professeur de piano le jour, maître d’internat la nuit, il prépare dans le même temps un Deug de Lettres modernes à Paris. Il raconte qu’il doit encore s’occuper de moi quand il rentre à la maison au petit matin, faire les biberons, me changer. Fait-il aussi la cuisine et le ménage ? La vie n’est pas équitable entre eux. Ils se disputent souvent. Ma mère a fait le vide autour de mon père, qui, amoureux et deux fois orphelin, s’est laissé faire. A ses heures perdues, il lui arrive de composer au piano. Ils écoutent beaucoup de musique, les Beatles, Cat Stevens, Simon & Garfunkel, Pink Floyd. Il ne reste plus grand-chose de cette époque. Ma mère est partie avec les 33 tours de mon père. Je ne savais pas que ce n’était pas les siens. Elle prenait aussi ses pensées lorsqu’elle lisait son journal intime. Il met un cheveu entre les pages pour en avoir la preuve, les vieilles méthodes d’espion, avant de cesser d’écrire cette année-là, sa vingt-sixième année. Et ce trou, ce vide, demeure pour lui comme une blessure sans mots, une chute dans les abysses de la folie d’une femme, une année, 365 jours sans mémoire. Tant mieux. Tant pis. Mais c’est là. Une année de vie manque à l’appel au dos des carnets intimes.

J’ai dit qu’ils se disputaient, mais je ne sais pas comment c’était. Asymétrique, sans doute. Je n’ai jamais vu mon père crier. A peine élever la voix. De son côté, ma mère sait « travailler » en profondeur, une alternance de menaces et de cajoleries. Elle peut crier, longtemps, et montrer une grande violence physique. Elle peut par exemple jeter un jour un couvercle en fonte orange de chez Le Creuset au visage de mon père, formant une petite cicatrice à sa lèvre supérieure. Mon père me raconte un soir en fin de dîner (et je me demande s’il a déjà raconté cette histoire à quelqu’un d’autre et veut me l’offrir à 36 ans comme un second récit, une répétition, espérant que tout s’éclaire, ou si c’est une première pour lui), comment elle m’a suspendue, moi bébé de quelques mois, à la fenêtre en criant à mon père d’appeler les pompiers… Mais est-ce ce qui s’est passé ? Ma femme a souvent une meilleure mémoire de ces choses-là, qui me concernent, tandis que je préfère n’entendre que quelques bribes, comme des souvenirs peints par un vieux Cézanne à moitié aveugle, pour n’avoir la chance d’en retenir que la moitié.