Mon frère naît à l’été 1983. J’ai presque 5 ans et on m’a mise en « vacances », en attente, pourrait-on dire, à Hendaye, dans la famille de son père. Je n’ai aucun souvenir du jour où on me le présente. C’est mon demi-frère, mais l’un comme l’autre, nous décidons de ne pas abuser de cette expression réductrice. Il porte également un prénom composé : David-Samuel, dit Dav’s pour son père, P’tit Da pour le mien et Dav’ pour moi. C’est un enfant aux sourcils et à la tignasse fournis. J’ignore pour quelle raison il est ainsi stigmatisé « ancien testament ». Nul n’est juif chez nous et son père ne l’est pas non plus. C’est un « petit Serge », dit ma grand-mère en le redécouvrant à l’âge de deux ans. Cette comparaison avec son père, un an après la séparation, rendra ma mère furieuse et comptera au nombre de ses rancunes tenaces. J’ai donc un frère : une boule marbrée qui tousse gras, que l’on baigne dans du permanganate, que l’on nourrit aux antibiotiques puis à l’homéopathie. Asthmatique, gringalet, agité, provocateur… Les souvenirs que j’ai de mon frère petit évoquent son inadéquation avec le monde. Maladroit, il bénéficie pendant plusieurs années de rééducation au CMP de Limoges. A l’école, une classe d’adaptation est proposée à l’issue de la maternelle. C’est un succès : il apprend à lire et écrire merveilleusement bien. Fort de ce succès, il est réintégré dans une classe ordinaire ; il sera toujours à la ramasse. Mais je ne sais plus ce qu’il en est parce que, déjà, je n’habite plus avec lui. Il a 6 ans et je ne sais plus rien de ses jeux, de ses envies, de ses amitiés, de ses colères et tristesses. Ce que j’apprends de la bouche de ma mère, ce sont plutôt ses échecs, ses problèmes et les soucis qu’il cause. « Ton frère a cassé la portière de la voiture. » « Je viens de découvrir que ton frère jette depuis longtemps ses assiettes de salade de tomate par le balcon. » « Ton frère a joué aux billes en visant la télé, il y a une grande fissure en travers de l’écran. » Je m’émerveille de ces bêtises, pour certaines gigantesques. Je me dis même qu’il le fait exprès, parce que, quand même, vu la mère qu’on a… Mais il est souvent livré à lui-même. Notre mère travaille maintenant à la Défense et mon frère reste de longues heures seul à la maison. Il a un copain ou deux. Mais sinon, il est surnommé « Miel pops » par ses camarades à cause de ses oreilles cireuses, ou « David le con », par assonance avec son nom de famille.
Je commence à considérer mon frère quand il devient intéressant pour la grande fille que je suis, vers deux ans environ. Nous commençons à jouer ensemble, je lui lis des histoires, on chante, on rigole.
Chaque fois que nous nous sommes revus après, et pendant toute notre adolescence, nous avons crevé la distance par un corps-à-corps ritualisé, un passage absolument nécessaire pour désamorcer toutes nos craintes et nous reconnaître de nouveau comme frère et sœur. Nous nous voyons peu souvent, surtout à partir du moment où mon père et moi déménageons au Koweït. D’ailleurs ce déplacement à des milliers de kilomètres marque le début de la fin de notre relation. Je ne peux plus le protéger dans cette période difficile. Mais je ne le veux pas non plus. Moi d’abord. M’en sortir. Chacun son histoire.
Tout le monde constate qu’il grandit lentement. Enfant, il traverse une longue période de « touche-zizi » et descend son pantalon à tout bout-de-champ pour montrer son petit oiseau. En 1988, au bureau de vote où ma mère participe au dépouillement de l’élection présidentielle, mon frère n’a de cesse de mettre la main dans son slip. Un vieux débile lui lance : tu arrêtes ou je te le coupe ?!, ce qui le laisse pantois, les yeux écarquillés de frayeur. A 6 ans, il faudra encore se fâcher pour qu’il remonte son pantalon dans la rue. Ivre, totalement ivre d’un drôle de rire.
Un peu plus tard, ma mère lui fait consulter des médecins. Elle prend toute la responsabilités de ces prises en charge, parce que son père n’est pas d’accord. Il pense que tous les problèmes de David viennent de son environnement. Elle a un peu raison, et lui aussi : qui de l’œuf ou de la poule ? Qu’est-ce qui ralentit la croissance ? Qu’est-ce qui provoque asthme et eczéma ? Qu’est-ce qui influence le cerveau de manière durable, voire définitive ? A l’école, dans les classes ordinaires, il sombre, mais tient tout de même la barre jusqu’en Troisième. Après, ce sera un BEP boulangerie. Il échoue. Il ne sait pas faire son nœud de tablier dans le dos. Il recommence. Il échoue à nouveau : il ne se présente même pas à l’examen théorique. L’adolescence s’en mêle. Rémunéré pendant ses périodes d’apprentissage, il dilapide l’argent en chaussures de sport. Finalement, dans un lycée privé, il obtient une formation en force de vente. Il a été longtemps caissier chez Carrefour Market, au centre de Bordeaux.
Ses collègues de travail ignorent sans doute tout de son parcours. A l’adolescence, on lui injecte des hormones de croissance. Sa moustache pousse. Le résultat n’est pas totalement à la hauteur de ses attentes. Il déclenche la maladie de Crohn.
Très sensible à la musique, ma mère l’inscrit au conservatoire dès le CP. Un après-midi, ma mère le surprend dans la cour en train de jouer au foot avec son sac à dos, celui qui contient son lecteur-enregistreur à cassettes. Un an plus tard, il choisit l’alto et en jouera pendant quelques années, jusqu’au jour où il s’assoit sur son instrument (de location). D’après son père, il aurait fallu des cours de piano pour le contraindre à l’immobilité. En tous les cas, il aime chanter et adore Renaud. J’ai une cassette que mon frère a enregistrée un après-midi. Il a environ 11 ans et s’ennuie.
A 12 ans, il dit à ma mère qu’il ne veut plus vivre avec elle, mais avec son père. Je suis jalouse de son courage. Il a été franc, il a osé dire ce qu’il voulait vraiment. C’est que moi, je ne voulais pas particulièrement vivre avec mon père. Disons que ça ne m’est pas venu. Je pensais plutôt à la fuite et à l’école buissonnière, mais vivre avec mon père, l’idée ne m’a pas effleurée. Et alors ? Il lui a dit, et elle a été d’accord.
Avec son père, il a le droit de tout faire. Enfin non, pas tout. Il aura le droit plus tard : « A 18 ans, tu feras ce que tu veux », lui répète Serge qui préfère être appelé par son prénom que « papa ». A 18 ans, mon frère fume et boit, il a bien attendu, c’est juste, non ? En tout cas, avec son père, très progressivement, il n’a plus ni asthme ni eczéma.