16. Gaza, 1995-1996 (1)

On va habiter à Gaza, dans la « Bande de Gaza », c’est carrément mythique ! A l’époque, du moins, c’est très connu, quoique pas hyper couru ! Signés en septembre 1993 par Yasser Arafat et Yitzhak Rabin, les accords historiques d’Oslo ont été complétés en 1995 par ceux dits de Taba, qui permettent à Gaza et Jéricho de se doter d’une Autorité nationale palestinienne limitée.
Gaza, 1995 : grandes espérances ! Les forces armées israéliennes au sol ont levé le camp et les gens, bien que surveillés par la côte et les airs, bien que très contraints par le contrôle des « frontières » (bordures ?) et la mainmise des Israéliens sur l’eau et l’énergie, les gens sont, à ce moment-là, remplis d’allégresse, d’envie d’apprendre et surtout d’y croire. Le monde entier a carte blanche pour financer, par le biais d’ONG plus ou moins crédibles, la création d’un port et d’un aéroport, et l’amélioration des infrastructures en général. Les Gazaouïtes de 1995 voient se dessiner un horizon qui les porte en avant, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. De tous les coins du monde des Palestiniens fortunés rentrent d’exil (on les reconnaît à leurs grosses Audi passées grâce à des bakchich qui profitent aux deux parties) et investissent dans l’immobilier. Mais oui, faire des affaires « légales » avec les pays voisins est une façon comme une autre d’envisager la paix (accords commerciaux, fin de l’embargo) et tous les business men qui se respectent ont le nez assez creux pour sentir le vent tourner à des kilomètres.

La diplomatie française surfe aussi sur cette vague et mon père est chargé de redresser le centre culturel français dans tous ses aspects, avec cependant une fonction consulaire et des yeux et des oreilles bien placées. Il fera face, zigzagant pendant quatre ans entre les divers (et antagonistes !) services de renseignements locaux, les services secrets français et leurs homologues israéliens. C’est un poste de diplomate, complexe, prenant, mais à la mesure de ses capacités.

Moi j’ai 17 ans tout juste, je sors d’un séjour pénible de trois ans au Koweït et d’un été pendant lequel, entre autres, je suis allée marcher dans le Piémont avec des inconnues (camp UCPA de huit nanas), et ai visité Paris avec ma grand-mère, justement pendant cette semaine des attentats de 1995. Je prends l’avion à Bordeaux, puis transite à Francfort, où je rembarque dans un avion El Al entouré de jeeps et de militaires disposés en étoile autour de l’appareil. C’est sympathique, ça donne le ton. Je ne suis pas du tout morte de trouille, mais impressionnée, oui. A l’aéroport de Tel Aviv, mon père m’accueille, accompagné d’une fraîche connaissance qui a gentiment proposé de nous héberger. Sur le trajet, je vois un bus qui a brûlé : peut-être est-ce celui qui a explosé dans un attentat il y a quelques jours ? Nous dînons (un gratin de courgettes!) à Jérusalem dans cette famille française d’expatriés ; la mère, Catherine, absolument douce et triste ; le père, Pierre, barbu et roux ; et Lyse, 15 ans, mystérieuse et tout de noir vêtue. J’ai été prévenue discrètement par mon père qu’ils ont perdu un fils, un frère.

Voilà, je la nomme pour la première fois depuis des années. J’entre à reculons dans de la matière brûlante. Je vais être vigilante, c’est promis. D’abord, je ne maçonne ce chapitre que pour parler des décors, je ne fais que passer. J’écris, Morrissey dans les oreilles, et je suis soudain très tendue, le ventre en vrac, il me menace, je me menace : il est hors de question de ne pas faire un examen de conscience le moment venu. Il est hors de question de dire n’importe quoi et d’avancer comme si c’était de la littérature. Ce serait si facile : personnages de papier, hyperboles méridionales, parangons littéraires, clichés romantiques, j’avancerais dans mon cockpit de plexiglas, cernée de garde-fous, car le danger vient de l’intérieur. C’est une histoire d’amour entre deux jeunes filles que sépare un check-point. C’est une passion dévorante entre deux adolescentes qui se consolent. Mais c’est aussi vrai, non ? Avec toute la difficulté qu’il y a à vivre cette histoire dans le secret. A 17 ans, je comprends Phèdre et Louise Labbé. Je vis, je meurs, j’ai froid, je brûle et le frissonne, etc. Mais à Gaza, pas à Vérone.
Je relis pour la millième fois, effaçant tout ce qui me paraît suspect, ces mots que j’ai pu écrire dans l’emportement de l’inspiration. Je filtre et laisse les plus grosses ficelles dans le tamis.

Ce soir-là, mon père et moi dormons dans le canapé-lit du salon. Nouveaux bruits, nouveaux clairs de lune. Au matin, Lyse est déjà partie au lycée, j’aperçois sur sa table de chevet Le Monde de Sophie, de Jostein Gaarder. Je suis aussi en train de le lire ! Je laisse un message contre son marque-page pour dire que j’aime particulièrement Hobbes, ou Locke, je ne sais plus (tentative de créer du lien par l’esprit, mais aussi pour être rapidement fixée sur la possibilité de futures discussions), et termine par ces mots : « Tu veux bien discuter avec moi ? ». Cela fait des années que je n’ai pas rencontré de Française avec qui je pourrais échanger, avec des références communes, et je ne laisse pas passer ma chance. Ce sont là les balbutiements d’une relation qui va totalement « remplir » et justifier ma présence là et les battements de mon cœur entre 17 et 18 ans.

A Gaza, je découvre « ma nouvelle vie ». Mon père, qui est arrivé deux semaines avant moi, a déjà commencé à nous installer. Il a trouvé un logement au rez-de-chaussée d’une villa dans une rue résidentielle de Gaza-ville et il aura bientôt une voiture, une Peugeot 305 rouge. Comme toutes les maisons des pays où j’ai vécu, le terrain, sablonneux, est délimité par un portail plein fer et les fenêtres sont équipées de barreaux. Les propriétaires se sont installés dans le bâtiment annexe construit à l’origine pour loger les « servants », un « studio » de parpaings nus, grand comme un container maritime, une façon originale de concevoir la propriété. C’est un vieux couple qui vient de rentrer Algérie. La grand-mère aime monologuer avec moi en arabe, je ne comprends rien, mais je sais par expérience que tous ses mots ne parlent que de famille, de mariage et d’enfants… Dans ces pays-là, je n’ai jamais eu, avec des femmes arabes, de conversations autres que consensuelles, mais c’est aussi une façon pour elles d’évoquer d’autres sujets sans avoir l’air d’en parler.

Quand je me représente cette maison, ce sont les tons de jaune qui dominent : poussière, sable, peinture du portail et crépis extérieur. A l’intérieur, un carrelage poreux marqueté colore tout l’appartement. Au début, il n’y a rien : deux matelas, et deux nattes en plastique. Mon père cherche en vain de quoi meubler ces espaces où tout résonne. Las, il fait faire les tables, les chaises et les étagères à des artisans vanniers de Gaza. Le reste du mobilier, nous l’achetons au fur et à mesure en Israël. Nos malles finissent par arriver du Koweït au port d’Ashdod, puis dans nos murs après moult victoires administratives (tout a été fouillé, comme d’habitude, les menus appareils électriques ont été démontés et inspectés). J’installe dans ma chambre une étagère, une planche avec des tréteaux, une lampe d’architecte au-dessus, un lecteur CD portable et une radio à piles. Au plafond il y a un ventilateur qui tourne l’été, quand l’électricité n’est pas coupée. Les prises ont été posées à 1, 20 mètre du sol, ce qui devrait nous permettre de laver à grande eau. Les murs restent plus ou moins blancs jusqu’à ce que je trouve, dans un mall dépeuplé d’Ashkelon, une grande affiche d’Eddie Vedder en concert à Seattle, 1992. Il est en short avec des Docs, il chante peut-être « Alive », et on aperçoit derrière lui toute une foule de spectateurs, c’est une image très forte qui concentre tous les attributs de la jeunesse de cette époque.