18. Gaza 1995-1996 (3)

Nous profitons des rares moments de congés inaliénables de mon père (l’Aïd, Pâques et Pessah) pour faire un peu de tourisme en Israël, dans ces villes nouvelles implantées près de la bande de Gaza pour des raisons géostratégiques dans les années 1950-1960 (Kiryat Gat, Ashkelon…), et tout à coup on se croirait en URSS en 1986 : grandes barres de béton gris, aires de jeux désaffectées, et migrants russes issus de la classe ouvrière. La société israélienne est multiculturelle et peine à s’unifier. Les Ashkénazes et Séfarades ne sont que les deux groupes ethniques les plus connus, mais ce ne sont pas les seuls. Les Juifs éthiopiens, par exemple, se retrouvent après leur Alya (immigration en Israël) tout en bas de l’échelle sociale, pas besoin de lire une thèse pour s’en rendre compte, toutefois beaucoup de choses m’échappent, alors et maintenant, tant la hiérarchie communautaire est complexe, et se modèle selon le pays d’origine de l’émigré (Europe de l’est, Afrique, Asie), sa place dans la société (étudiant talmudique ou militaire, en gros) et même sa « teneur » en judéité (père, mère, grands-parents juifs ? converti ?).

Une rue de Mea Shearim

Je passe des heures à Jérusalem, en haut de la longue rue Haneviim (rue des Prophètes), à attendre Lyse à la sortie du Lycée français. Je m’assois sur un muret et lui écris une ultime bafouille, ou bien j’erre dans les rues perpendiculaires. Le quartier Méa Shéarim commence pas loin, mais je ne m’y aventure pas. Des idées loufoques me viennent. Je rêve de soulever les perruques des dames avec une canne à pêche et de faire rouler comme des cerceaux les « chapeaux-pneus » des hommes. Je me demande ce qu’il y a sous la « robe de chambre » noire des ultra-orthodoxes et sous les collants opaques de leurs épouses. Je voudrais tirer sur les ficelles qui pendent le long des pantalons pour voir où elles sont accrochées et quand je vois des Tephilin, je pense à des prothèses de mutants. Je lis pour le Bac le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau et forcément j’en prends de la graine. Un soir de Shabbat, nous nous égarons sur la route du retour et sommes pris en étau par une foule d’extrémistes qui nous jettent des canettes sur la voiture.

Haredim se rendant à la synagogue à pieds pendant Shabbat (Wikipedia)

J’aime aller boire un thé en terrasse avec Lyse, j’aime sauter de rocher en rocher au parc, j’aime me rendre au disquaire d’occasion quand je l’attends. J’aime rentrer chez elle en bus, nos mains sous nos écharpes. J’apprends à dire « ken », « lo », « toda raba ». Et « shalom » bien sûr. Je suis très peu curieuse de la ville. Il y a trop de quartiers où nous savons qu’il vaut mieux ne pas mettre les pieds. Une nuit, nous décidons de faire le mur pour aller boire un pot en ville. Les rues sont plus ou moins désertes, mais au centre, c’est la vie ordinaire d’une ville l’été, avec ses terrasses bruyantes et enfumées, ses éclats de rire. On se presse pour marcher, on se fait un peu peur quand il faut traverser le parc, mais rien d’affolant. Lorsque nous rentrons ses parents nous attendent tous deux assis sur le canapé dans le noir. Nous n’en reparlerons pas avec eux. Il ne me vient pas à l’esprit qu’ils ont dû être transis de peur, eux qui portent déjà le deuil d’un enfant.

A Hébron, on se promène dans la vieille ville sous un filet de nylon installé par les habitants, las de recevoir les déchets jetés directement de leurs fenêtres situées au-dessus du souk par les quelque 600 colons que compte la ville, pour une population de près de 200 000 habitants. A Bethléem (littéralement la « maison de la viande »), j’ose sortir mon appareil photo et photographie… une boucherie. A Massada, je suis comme au Grand Canyon. A Netanya, au nord du pays, je passe en juin 1996 l’épreuve de basket. Les équipes sont formées de façon arbitraire par les examinateurs qui nous appellent au porte-voix. J’ai encore de beaux restes même si je constate déjà l’effet de la cigarette sur mon endurance. Je dribble, pivote, et passe le ballon à une Abigaïl à qui je n’ai jamais parlé. Je rentre en car vers Jérusalem, seule, depuis la gare routière. Un de mes rares moments d’autonomie, de liberté…

Bill Clinton, Yitzhak Rabin, Yasser Arafat à la Maison Blanche, 13 sept. 1993

A cette époque, il y a souvent du gratin en visite à Gaza : des anciens ministres, des consuls, des parlementaires. Mon père s’occupe d’aller les chercher à la frontière, de les loger, de leur trouver un interprète qui sache aussi les conduire deci delà. Gaza attire de nombreux curieux. De mon côté, grâce à une Française dont le mari travaille pour l’Autorité palestinienne, je pars à la rencontre de la femme de Yasser Arafat, Souha, dans sa villa, et je suis prise en photo avec leur fille qui vient de naître (à Neuilly-sur-Seine). C’est une femme gentille et douce, qui se vante d’avoir étudié à la Sorbonne, et qui pose pour nous devant un portrait de son mari. Bien plus tard, un soir, on vient nous chercher à la maison, le grand jour est arrivé : nous avons rendez-vous avec le chef. On ne nous bande pas les yeux comme dans les séries Netflix, mais on nous emmène au sous-sol d’une villa qui ressemble à la nôtre. On dit qu’il vit dans les souterrains, et qu’il dort chaque nuit dans un endroit différent. Yasser Arafat est un homme souriant, petit, en uniforme militaire, coiffé du chèche palestinien, tel que sur les photos. Il nous serre la main, sa peau tire franchement sur le vert, il a l’air malade. Une photo souvenir doit être quelque part dans mes affaires.

Nous recevons aussi l’Abbé Pierre sur un podium, tout vieux et tout tremblant déjà, mais il fait un discours poignant. Il est accompagné de Bernard Kouchner, transpirant dans une chemisette rose pâle, que je salue d’une poignée de main. Je rencontre aussi des journalistes dont les noms nous sont familiers à l’antenne de Radio France. J’ai bien le sentiment de me trouver là où l’histoire se fait, trépidante. Et mon histoire intime me bouleversera d’autant plus qu’elle évoluera dans ce chronotope si particulier (mot d’analyse littéraire qui désigne l’espace-temps romanesque).

Photo de Steve Johnson sur Pexels.com

Je ne tiens pas de journal à Gaza. Mais je monologue tous les jours avec Lyse, comme dans les grands romans d’amour. Je lui écris mes souvenirs et mes pensées, je lui offre mon présent, ce temps de séparation et de solitude que je ne supporte plus. J’apprends mes cours avec elle, je lis avec elle, je prépare mon bac avec elle, pour elle. Et le soir, quand la lumière s’éteint dans la chambre de mon père, je ressors fumer dans le noir, et j’écoute les bruits de cette ville surpeuplée et bouillonnante qui donnent à mes pensées un caractère plus lourd. Parfois, je voudrais qu’il disparaisse (la voix passive me permet de formuler ce souvenir honteux). Je suis très en colère à 17 ans, et je pense que cette colère n’est pas encore passée. Pour m’apaiser, j’écoute de la musique plus énervée que moi et je crie dans l’oreiller.

L’année suivante, à la fac de Toulouse, une fille aux ongles vernis se retourne et me demande d’où je viens, je dis « Gaza », elle me répond : « Casa ? Casablanca ? », et la conversation s’arrête. Mais ça m’est égal, je me méfie des filles manucurées.

16. Gaza, 1995-1996 (1)

On va habiter à Gaza, dans la « Bande de Gaza », c’est carrément mythique ! A l’époque, du moins, c’est très connu, quoique pas hyper couru ! Signés en septembre 1993 par Yasser Arafat et Yitzhak Rabin, les accords historiques d’Oslo ont été complétés en 1995 par ceux dits de Taba, qui permettent à Gaza et Jéricho de se doter d’une Autorité nationale palestinienne limitée.
Gaza, 1995 : grandes espérances ! Les forces armées israéliennes au sol ont levé le camp et les gens, bien que surveillés par la côte et les airs, bien que très contraints par le contrôle des « frontières » (bordures ?) et la mainmise des Israéliens sur l’eau et l’énergie, les gens sont, à ce moment-là, remplis d’allégresse, d’envie d’apprendre et surtout d’y croire. Le monde entier a carte blanche pour financer, par le biais d’ONG plus ou moins crédibles, la création d’un port et d’un aéroport, et l’amélioration des infrastructures en général. Les Gazaouïtes de 1995 voient se dessiner un horizon qui les porte en avant, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. De tous les coins du monde des Palestiniens fortunés rentrent d’exil (on les reconnaît à leurs grosses Audi passées grâce à des bakchich qui profitent aux deux parties) et investissent dans l’immobilier. Mais oui, faire des affaires « légales » avec les pays voisins est une façon comme une autre d’envisager la paix (accords commerciaux, fin de l’embargo) et tous les business men qui se respectent ont le nez assez creux pour sentir le vent tourner à des kilomètres.

La diplomatie française surfe aussi sur cette vague et mon père est chargé de redresser le centre culturel français dans tous ses aspects, avec cependant une fonction consulaire et des yeux et des oreilles bien placées. Il fera face, zigzagant pendant quatre ans entre les divers (et antagonistes !) services de renseignements locaux, les services secrets français et leurs homologues israéliens. C’est un poste de diplomate, complexe, prenant, mais à la mesure de ses capacités.

Moi j’ai 17 ans tout juste, je sors d’un séjour pénible de trois ans au Koweït et d’un été pendant lequel, entre autres, je suis allée marcher dans le Piémont avec des inconnues (camp UCPA de huit nanas), et ai visité Paris avec ma grand-mère, justement pendant cette semaine des attentats de 1995. Je prends l’avion à Bordeaux, puis transite à Francfort, où je rembarque dans un avion El Al entouré de jeeps et de militaires disposés en étoile autour de l’appareil. C’est sympathique, ça donne le ton. Je ne suis pas du tout morte de trouille, mais impressionnée, oui. A l’aéroport de Tel Aviv, mon père m’accueille, accompagné d’une fraîche connaissance qui a gentiment proposé de nous héberger. Sur le trajet, je vois un bus qui a brûlé : peut-être est-ce celui qui a explosé dans un attentat il y a quelques jours ? Nous dînons (un gratin de courgettes!) à Jérusalem dans cette famille française d’expatriés ; la mère, Catherine, absolument douce et triste ; le père, Pierre, barbu et roux ; et Lyse, 15 ans, mystérieuse et tout de noir vêtue. J’ai été prévenue discrètement par mon père qu’ils ont perdu un fils, un frère.

Voilà, je la nomme pour la première fois depuis des années. J’entre à reculons dans de la matière brûlante. Je vais être vigilante, c’est promis. D’abord, je ne maçonne ce chapitre que pour parler des décors, je ne fais que passer. J’écris, Morrissey dans les oreilles, et je suis soudain très tendue, le ventre en vrac, il me menace, je me menace : il est hors de question de ne pas faire un examen de conscience le moment venu. Il est hors de question de dire n’importe quoi et d’avancer comme si c’était de la littérature. Ce serait si facile : personnages de papier, hyperboles méridionales, parangons littéraires, clichés romantiques, j’avancerais dans mon cockpit de plexiglas, cernée de garde-fous, car le danger vient de l’intérieur. C’est une histoire d’amour entre deux jeunes filles que sépare un check-point. C’est une passion dévorante entre deux adolescentes qui se consolent. Mais c’est aussi vrai, non ? Avec toute la difficulté qu’il y a à vivre cette histoire dans le secret. A 17 ans, je comprends Phèdre et Louise Labbé. Je vis, je meurs, j’ai froid, je brûle et le frissonne, etc. Mais à Gaza, pas à Vérone.
Je relis pour la millième fois, effaçant tout ce qui me paraît suspect, ces mots que j’ai pu écrire dans l’emportement de l’inspiration. Je filtre et laisse les plus grosses ficelles dans le tamis.

Ce soir-là, mon père et moi dormons dans le canapé-lit du salon. Nouveaux bruits, nouveaux clairs de lune. Au matin, Lyse est déjà partie au lycée, j’aperçois sur sa table de chevet Le Monde de Sophie, de Jostein Gaarder. Je suis aussi en train de le lire ! Je laisse un message contre son marque-page pour dire que j’aime particulièrement Hobbes, ou Locke, je ne sais plus (tentative de créer du lien par l’esprit, mais aussi pour être rapidement fixée sur la possibilité de futures discussions), et termine par ces mots : « Tu veux bien discuter avec moi ? ». Cela fait des années que je n’ai pas rencontré de Française avec qui je pourrais échanger, avec des références communes, et je ne laisse pas passer ma chance. Ce sont là les balbutiements d’une relation qui va totalement « remplir » et justifier ma présence là et les battements de mon cœur entre 17 et 18 ans.

A Gaza, je découvre « ma nouvelle vie ». Mon père, qui est arrivé deux semaines avant moi, a déjà commencé à nous installer. Il a trouvé un logement au rez-de-chaussée d’une villa dans une rue résidentielle de Gaza-ville et il aura bientôt une voiture, une Peugeot 305 rouge. Comme toutes les maisons des pays où j’ai vécu, le terrain, sablonneux, est délimité par un portail plein fer et les fenêtres sont équipées de barreaux. Les propriétaires se sont installés dans le bâtiment annexe construit à l’origine pour loger les « servants », un « studio » de parpaings nus, grand comme un container maritime, une façon originale de concevoir la propriété. C’est un vieux couple qui vient de rentrer Algérie. La grand-mère aime monologuer avec moi en arabe, je ne comprends rien, mais je sais par expérience que tous ses mots ne parlent que de famille, de mariage et d’enfants… Dans ces pays-là, je n’ai jamais eu, avec des femmes arabes, de conversations autres que consensuelles, mais c’est aussi une façon pour elles d’évoquer d’autres sujets sans avoir l’air d’en parler.

Quand je me représente cette maison, ce sont les tons de jaune qui dominent : poussière, sable, peinture du portail et crépis extérieur. A l’intérieur, un carrelage poreux marqueté colore tout l’appartement. Au début, il n’y a rien : deux matelas, et deux nattes en plastique. Mon père cherche en vain de quoi meubler ces espaces où tout résonne. Las, il fait faire les tables, les chaises et les étagères à des artisans vanniers de Gaza. Le reste du mobilier, nous l’achetons au fur et à mesure en Israël. Nos malles finissent par arriver du Koweït au port d’Ashdod, puis dans nos murs après moult victoires administratives (tout a été fouillé, comme d’habitude, les menus appareils électriques ont été démontés et inspectés). J’installe dans ma chambre une étagère, une planche avec des tréteaux, une lampe d’architecte au-dessus, un lecteur CD portable et une radio à piles. Au plafond il y a un ventilateur qui tourne l’été, quand l’électricité n’est pas coupée. Les prises ont été posées à 1, 20 mètre du sol, ce qui devrait nous permettre de laver à grande eau. Les murs restent plus ou moins blancs jusqu’à ce que je trouve, dans un mall dépeuplé d’Ashkelon, une grande affiche d’Eddie Vedder en concert à Seattle, 1992. Il est en short avec des Docs, il chante peut-être « Alive », et on aperçoit derrière lui toute une foule de spectateurs, c’est une image très forte qui concentre tous les attributs de la jeunesse de cette époque.