Nous profitons des rares moments de congés inaliénables de mon père (l’Aïd, Pâques et Pessah) pour faire un peu de tourisme en Israël, dans ces villes nouvelles implantées près de la bande de Gaza pour des raisons géostratégiques dans les années 1950-1960 (Kiryat Gat, Ashkelon…), et tout à coup on se croirait en URSS en 1986 : grandes barres de béton gris, aires de jeux désaffectées, et migrants russes issus de la classe ouvrière. La société israélienne est multiculturelle et peine à s’unifier. Les Ashkénazes et Séfarades ne sont que les deux groupes ethniques les plus connus, mais ce ne sont pas les seuls. Les Juifs éthiopiens, par exemple, se retrouvent après leur Alya (immigration en Israël) tout en bas de l’échelle sociale, pas besoin de lire une thèse pour s’en rendre compte, toutefois beaucoup de choses m’échappent, alors et maintenant, tant la hiérarchie communautaire est complexe, et se modèle selon le pays d’origine de l’émigré (Europe de l’est, Afrique, Asie), sa place dans la société (étudiant talmudique ou militaire, en gros) et même sa « teneur » en judéité (père, mère, grands-parents juifs ? converti ?).

Je passe des heures à Jérusalem, en haut de la longue rue Haneviim (rue des Prophètes), à attendre Lyse à la sortie du Lycée français. Je m’assois sur un muret et lui écris une ultime bafouille, ou bien j’erre dans les rues perpendiculaires. Le quartier Méa Shéarim commence pas loin, mais je ne m’y aventure pas. Des idées loufoques me viennent. Je rêve de soulever les perruques des dames avec une canne à pêche et de faire rouler comme des cerceaux les « chapeaux-pneus » des hommes. Je me demande ce qu’il y a sous la « robe de chambre » noire des ultra-orthodoxes et sous les collants opaques de leurs épouses. Je voudrais tirer sur les ficelles qui pendent le long des pantalons pour voir où elles sont accrochées et quand je vois des Tephilin, je pense à des prothèses de mutants. Je lis pour le Bac le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau et forcément j’en prends de la graine. Un soir de Shabbat, nous nous égarons sur la route du retour et sommes pris en étau par une foule d’extrémistes qui nous jettent des canettes sur la voiture.

J’aime aller boire un thé en terrasse avec Lyse, j’aime sauter de rocher en rocher au parc, j’aime me rendre au disquaire d’occasion quand je l’attends. J’aime rentrer chez elle en bus, nos mains sous nos écharpes. J’apprends à dire « ken », « lo », « toda raba ». Et « shalom » bien sûr. Je suis très peu curieuse de la ville. Il y a trop de quartiers où nous savons qu’il vaut mieux ne pas mettre les pieds. Une nuit, nous décidons de faire le mur pour aller boire un pot en ville. Les rues sont plus ou moins désertes, mais au centre, c’est la vie ordinaire d’une ville l’été, avec ses terrasses bruyantes et enfumées, ses éclats de rire. On se presse pour marcher, on se fait un peu peur quand il faut traverser le parc, mais rien d’affolant. Lorsque nous rentrons ses parents nous attendent tous deux assis sur le canapé dans le noir. Nous n’en reparlerons pas avec eux. Il ne me vient pas à l’esprit qu’ils ont dû être transis de peur, eux qui portent déjà le deuil d’un enfant.
A Hébron, on se promène dans la vieille ville sous un filet de nylon installé par les habitants, las de recevoir les déchets jetés directement de leurs fenêtres situées au-dessus du souk par les quelque 600 colons que compte la ville, pour une population de près de 200 000 habitants. A Bethléem (littéralement la « maison de la viande »), j’ose sortir mon appareil photo et photographie… une boucherie. A Massada, je suis comme au Grand Canyon. A Netanya, au nord du pays, je passe en juin 1996 l’épreuve de basket. Les équipes sont formées de façon arbitraire par les examinateurs qui nous appellent au porte-voix. J’ai encore de beaux restes même si je constate déjà l’effet de la cigarette sur mon endurance. Je dribble, pivote, et passe le ballon à une Abigaïl à qui je n’ai jamais parlé. Je rentre en car vers Jérusalem, seule, depuis la gare routière. Un de mes rares moments d’autonomie, de liberté…

A cette époque, il y a souvent du gratin en visite à Gaza : des anciens ministres, des consuls, des parlementaires. Mon père s’occupe d’aller les chercher à la frontière, de les loger, de leur trouver un interprète qui sache aussi les conduire deci delà. Gaza attire de nombreux curieux. De mon côté, grâce à une Française dont le mari travaille pour l’Autorité palestinienne, je pars à la rencontre de la femme de Yasser Arafat, Souha, dans sa villa, et je suis prise en photo avec leur fille qui vient de naître (à Neuilly-sur-Seine). C’est une femme gentille et douce, qui se vante d’avoir étudié à la Sorbonne, et qui pose pour nous devant un portrait de son mari. Bien plus tard, un soir, on vient nous chercher à la maison, le grand jour est arrivé : nous avons rendez-vous avec le chef. On ne nous bande pas les yeux comme dans les séries Netflix, mais on nous emmène au sous-sol d’une villa qui ressemble à la nôtre. On dit qu’il vit dans les souterrains, et qu’il dort chaque nuit dans un endroit différent. Yasser Arafat est un homme souriant, petit, en uniforme militaire, coiffé du chèche palestinien, tel que sur les photos. Il nous serre la main, sa peau tire franchement sur le vert, il a l’air malade. Une photo souvenir doit être quelque part dans mes affaires.
Nous recevons aussi l’Abbé Pierre sur un podium, tout vieux et tout tremblant déjà, mais il fait un discours poignant. Il est accompagné de Bernard Kouchner, transpirant dans une chemisette rose pâle, que je salue d’une poignée de main. Je rencontre aussi des journalistes dont les noms nous sont familiers à l’antenne de Radio France. J’ai bien le sentiment de me trouver là où l’histoire se fait, trépidante. Et mon histoire intime me bouleversera d’autant plus qu’elle évoluera dans ce chronotope si particulier (mot d’analyse littéraire qui désigne l’espace-temps romanesque).

Je ne tiens pas de journal à Gaza. Mais je monologue tous les jours avec Lyse, comme dans les grands romans d’amour. Je lui écris mes souvenirs et mes pensées, je lui offre mon présent, ce temps de séparation et de solitude que je ne supporte plus. J’apprends mes cours avec elle, je lis avec elle, je prépare mon bac avec elle, pour elle. Et le soir, quand la lumière s’éteint dans la chambre de mon père, je ressors fumer dans le noir, et j’écoute les bruits de cette ville surpeuplée et bouillonnante qui donnent à mes pensées un caractère plus lourd. Parfois, je voudrais qu’il disparaisse (la voix passive me permet de formuler ce souvenir honteux). Je suis très en colère à 17 ans, et je pense que cette colère n’est pas encore passée. Pour m’apaiser, j’écoute de la musique plus énervée que moi et je crie dans l’oreiller.
L’année suivante, à la fac de Toulouse, une fille aux ongles vernis se retourne et me demande d’où je viens, je dis « Gaza », elle me répond : « Casa ? Casablanca ? », et la conversation s’arrête. Mais ça m’est égal, je me méfie des filles manucurées.