Quand j’arrive chez mon père, tout est d’emblée plus simple. Une bêtise suivie d’un aveu n’en est plus une, et le mensonge, qui était un rouage nécessaire à ma survie à Limoges, devient une faute grave. Chez mon père, on se fait complètement confiance et on ne fouille pas dans les affaires l’un de l’autre. En outre, de façon générale, il a un a priori toujours bienveillant sur les autres humains. Il ne pense jamais « à mal », candide en toutes circonstances ou presque. Quand ma mère nous intime de ne plus respirer au moindre coup de sonnette, mon père de son côté ne ferme jamais les portes à clé, ni celle de la voiture ni celle de la maison, ni le jour ni la nuit. « Les voleurs n’auront aucune raison de tout casser pour entrer, de toute façon il n’y a rien à voler. » Il n’y a pas de consigne pour masquer la vérité, et pas de secret à laisser derrière la porte. Si quelqu’un s’annonce, on lui ouvre et on discute, quelle que soit la taille de l’appartement. D’ailleurs, là où nous vivons n’est pas important : avoir « un abri » prend le pas sur le reste. En Corrèze, nous passons de bons moments où l’essentiel ne réside pas dans le confort matériel, mais dans la sécurité affective. Sans eau courante ni chauffage, sans toilettes ni cuisine, il est hors de question de « chichiter ». On se serre telles des marmottes dans leur tanière, dormant, mangeant, lisant et travaillant dans la même pièce. Même tarif pour les invités de passage qui doivent s’abriter entre nos quatre murs. Oubliées les lessives (il n’y a pas de machine à laver), les douches quotidiennes obligatoires (il n’y a pas d’eau chaude) et les corvées de ménage. C’est fou le temps pour moi que je regagne.
Le travail de mon père est si précaire que nous devons déménager chaque année ou demi-année sans en avoir les moyens, donc on bricole. Après le demi-garage de 9 m2, on nous prête un logement de fonction désaffecté au sein du collège de type Edouard Pailleron de la ZUP Saint-Jean à Châteauroux. La Principale adjointe est sensible à notre situation et permet l’acheminement depuis la cave de l’établissement de meubles scolaires désuets en métal gris massif. J’hérite d’un immobile bureau de fonctionnaire avec tiroir pour dossiers suspendus. La moquette est tâchée dans ma chambre, mais ce n’est pas grave. On est au pied de feu la « Tour 18 », haute de 18 étages. Quand mon père se gare la première fois près du collège, il reçoit des œufs sur le pare-brise. Il se pense protégé par un autocollant sur son pare-brise arrière qui représente une calligraphie du Coran, alors le lendemain il recommence. Même problème, même punition. Certains soirs, nous voyons passer dans le jour laissé à dessein au bas des fenêtres des silhouettes munies de barres de fer. C’est la castagne un peu plus loin, on se fait tout petits, déjà que nous ne devrions pas être là. On s’habitue. La voisine du dessus est la femme du C.P.E., elle est folle de François Feldman, son fils se prénomme Valéry. Nous échangeons peu.
L’année suivante, mon père est envoyé à une cinquantaine de kilomètres de Châteauroux et une collègue nous prête en urgence un appartement pour quelques mois. Nous nous déplaçons avec un sac de sport chacun, nos meubles sont comme ceux de « Pirouette Cacahuète », en carton. La fin de l’année, nous la passons à La Châtre dans un studio chambre/cuisine distribuées sur deux niveaux avec un escalier abrupt. Avec mon père, on est en camping toute l’année. On dort dans un sac de couchage et on mange des boîtes, des soupes en briques et de la purée mousseline tous les mercredis. On n’a qu’une table en formica, et je fais mes devoirs sur la moquette. Mais cela n’a aucune importance, je suis tout le temps par monts et par vaux, avec les copains, ce qui ne va pas durer, puisque notre déménagement à Koweït changera la donne, et je serai forcée de troquer ma liberté contre un 160 m2 et ma sociabilité débutante contre un isolement de plomb. Quatre ans, cinq collèges.