Je recule le moment où je vais devoir parler de moi et non des autres, où je vais devoir dire « je », vraiment je. Comment se libérer des clichés habituels sur cette adolescente que je regarde de loin, de haut. Mauvais caractère, peut mieux faire. C’est d’une difficulté sans nom. Et d’ailleurs : est-ce possible ? Je réfléchis à une manière d’accéder à cette enfant. Superposer les voix (parti-pris choisi par Christa Wolf dans Trame d’enfance) me semble la solution la plus satisfaisante, mais j’hésite à transformer cette enfant en tierce personne et à l’animer à la troisième personne. C’est comme si je refusais de la mettre volontairement à distance, de la « littérariser », peut-être parce que l’adulte que je suis ne parvient pas à décider qui de nous deux a le plus de légitimité pour dire « je ». Edma me disait toujours de rester fidèle à l’enfant que j’étais. Je comprenais cette phrase à l’époque, j’étais plus que prête à obéir : trop facile, il suffit de rester proche de ses idéaux d’enfant. Aujourd’hui elle soulève bien des interrogations, surtout dans l’entreprise qui est la mienne. Rester fidèle à qui, déjà ?
Je ne sais plus qui j’étais ni ce que je ressentais, je ne peux que regarder dans mes souvenirs. Se projetait-elle vers l’âge adulte ? Je retiens mon souffle pour ne pas que l’image se brouille. Faux, il n’y a pas d’image. Attention, on a dit : pas de phrases toutes faites. Je me regarde dans le miroir, j’ai 12 ans, je suis en 5ème. J’ai acheté un petit pot de gel jaune. Je vais me faire une petite coiffure de frange. Pas terrible. Je ne peux pas lui parler à ce moment-là, elle est occupée, et, pour être complètement sincère, je ne vois plus que la frange.
On me dit que j’ai un bon contact avec les adolescents ; j’essaie d’installer une complicité discrète avec eux, comme si par leur entremise je pouvais entrer en communication avec moi-même. J’ai plus de compassion pour eux que j’en ai pour celle que j’étais. Ce serait mentir que de raconter que je l’ai abandonnée. Non, je ne me sens pas concernée par cette accusation. Je la porte sur mon épaule comme un ouistiti. Elle est même omniprésente depuis que ma fille est née.
Il est vraisemblable que certains adultes ont eu de la compassion pour nous, ou pour moi tout au long de ces années d’enfance. Nous voyant tous les deux, un père qui élève seul sa fille, je ne sais pas, moi j’en aurais eu. Comment aurais-je pu les reconnaître, avec leurs bons sentiments, et les accepter sans me sentir sur la défensive ? On me trouvait ingrate, je l’étais. Ce n’est pas de compassion que j’avais besoin. Pour remercier, il faut avoir l’humilité première d’accepter la main tendue, de laisser pénétrer l’autre dans un monde que l’on tient déjà difficilement debout grâce à du ruban de masquage. Et si jamais il venait l’idée à l’un d’eux que j’aurais été mieux ailleurs ? Insatisfaite, « pas facile ». Qui a dit : « pleine de vie » ? Je ne supportais pas que les gens s’inquiètent pour moi. Si l’on se permettait d’insinuer que ma vie pouvait être « difficile », je tirais un grand trait sur ces « grandes » personnes pour ne plus avoir à les recroiser. Qu’elles ne s’avisent pas de m’aider. Je ne pouvais pas revenir chez ma mère, et je ne voulais pas que mon père vive sans moi, lui qui me disait qu’il n’avait que moi comme famille. Bref, on ne va pas laisser croire que les enfants ont le choix, car c’est faux.