9. Famille

Si je tourne un regard de naturaliste vers le passé de ma famille, je distingue un certain nombre d’événements perturbateurs qui ont conduit d’abord mes parents, puis moi-même, à être ce que nous sommes. Ces déclencheurs ont ainsi tracé des limites invisibles autour d’eux et de leurs possibles ; ils ont tenté sans doute d’y échapper, mais en vain.

Mon père, par exemple, considère comme logique et suffisante l’explication selon laquelle, ayant perdu son père jeune, il ne sait pas lui-même être père avec moi. De même qu’il explique le fait de ne jamais m’avoir offert de jouet par celui de n’en avoir jamais reçu lui-même.

En parallèle, si ma mère frappe, c’est naturellement parce qu’elle a été frappée. L’un comme l’autre n’ont finalement pas pu prendre d’autres voies que celles qu’ils connaissaient, même s’il est vraisemblable qu’ils aient envisagé différentes façons d’aimer les enfants, ne serait-ce que parce que l’époque avait changé.

Mais combien de temps et combien de mon énergie ai-je donné pour ne pas être avec mon enfant ce qu’ils ont été avec moi ? Et quel niveau de lâcheté faut-il atteindre pour, le moment venu, se décharger de toute responsabilité sur ses aïeux ?

Mon cousin (le fils de mon oncle Ryszard, frère de ma mère, j’en parlerai plus loin) réfléchit aussi en termes d’atavisme quand il refuse d’avoir des enfants, persuadé de leur faire du mal, comme son père avant lui. Est-ce réalisme, prudence… ou paresse ?

Dans ma famille, il y a de la violence, des tromperies, des divorces, beaucoup de gens qui ne se parlent plus. Il y a aussi des adoptions, des beaux-parents, des rapports de psychologues, et des disparitions.

Mon arrière-grand-mère maternelle a vécu jusqu’à 96 ans. Elle s’appelait Suzanne M.. Issue d’une famille parisienne plutôt bourgeoise (son père travaillait comme comptable pour la société des Bateaux-Mouches), elle voit le jour en 1905. Elle a une grande sœur, Marguerite, qu’on appelle « Tata Guiguite ». La famille vit plutôt bien, et suit l’actualité littéraire, en témoigne la bibliothèque qu’elle laissera à sa mort : Barrès, Proust, Louÿs, Hugo, Daudet… Les économies sont à la banque. Mais en 1929, c’est le krach. La banque fait faillite et la famille se retrouve sans le sou, obligée de « descendre » en Province, et en campagne, où le père prendra une affaire, un garage. Suzanne épouse Amédée Braud et le couple s’installe à Saint-Hilaire-de-Villefranche, non loin de Saintes et de Saint-Jean-d’Angély. Pour une Parisienne, l’exil en province est amer et cette amertume nourrira l’arrogance de mon arrière-grand-mère sa vie durant. Elle aura toujours le sentiment d’avoir rétrogradé sur l’échelle sociale en épousant ce petit fonctionnaire de campagne, turfiste invétéré.

L’ogresse dans Hänsel et Gretel

De temps en temps, l’été, on allait voir pépé et mémé dans leur maison mitoyenne, avec jardinet-couloir. Dès que j’apercevais mémé, je me mettais à hurler et me débattais dans les bras de ma mère pour ne pas avoir à l’embrasser. Elle portait une étole sur les épaules qui me dégoûtait, et avait une allure de sorcière. Leur maison, très sombre, n’avait pas bougé depuis les années 50, je la trouvais sale. Le vieux réfrigérateur, la table et les chaises en formica, les meubles massifs d’ébénisterie qui trahissaient un héritage bourgeois, tout me faisait peur. Elle sortait toujours une boîte de galettes Saint-Michel qu’elle versait en tremblant dans une assiette : à l’époque, c’est comme si je rendais visite à la sorcière de Hansel & Gretel. Mon frère vivait les choses différemment. Il caressait la peau toute fine du bras de mémé et disait : « C’est doux, mémé, ta peau ».

Mes rapports avec mémé étaient donc mitigés. Elle appelait tous les dimanches en fin de matinée. On savait que c’était elle, ma mère me demandait de décrocher : « Dis-lui qu’on va sortir ! » Il fallait toujours inventer une matinée de dimanche de famille parfaite : ma mère inventait des recettes compliquées (à base de viande) qui la retenaient en cuisine, j’avais des notes fantastiques et j’adorais le pull qu’elle pensait que ma mère m’avait acheté avec l’argent qu’elle avait envoyé ; nous étions sages comme des images et prévoyions bien entendu des visites culturelles pour l’après-midi, bref, il fallait brosser le portrait d’une famille harmonieuse, vivant, grâce à ses dons, des dimanches bons pour le corps et l’esprit. C’est que nous lui étions redevables.

Pour les grandes occasions, je devais lui écrire une carte. Je n’en ai retrouvé qu’une seule de sa part, écrite vers la fin de sa vie, avec une écriture très tremblante.

Je n’ai rien à dire de pépé. Je ne le craignais pas. Quand il est mort, j’avais 12 ans. Mon père est allé à l’enterrement. Je suis restée à la maison et tout le monde lui en a voulu de ne pas m’avoir amenée. Les médecins ont estimé que Suzanne B., l’épouse, n’en aurait que pour quelques semaines avant de mourir à son tour. Alors, pour sa fin de vie, on a jugé bénéfique qu’elle s’installe chez sa fille Jacqueline qui venait d’accéder à une retraite paisible. Mais les semaines ont duré des années, dix ans pendant lesquels elle a décliné, physiquement et psychiquement, ce qui fut le plus difficile à supporter pour l’entourage. Elle racontait à tout le monde que sa fille l’affamait, elle mangeait du flan et criait que c’était du papier. Elle signait des chèques au crédit de l’aide-ménagère qui s’occupait d’elle et qui abusait de sa perte de facultés.

Tout le monde s’accorde pour dire que Suzanne adorait Rudolphe, le mari blond et ambitieux de sa fille. Et, plus tard, constatant chez sa petite-fille, ma mère, la présence d’un orgueil qui communiait avec le sien, elle la prend financièrement sous son aile. Je dis « orgueil », mais peut-être que ce n’était pas cela, ou peut-être pas seulement cela. Il y avait aussi sans doute une pierre de touche, un sorte de don commun pour la manipulation, l’ambition à tout prix, la méchanceté. J’ai su très tôt qu’elle traitait injustement ses petits-enfants. Ma mère était sa préférée, ce qui me l’a rendue très tôt suspecte : on ne peut être complice d’une ogresse tout en gardant son innocence. Mais surtout, cela provoquait de la jalousie dans la fratrie, des regards en biais, des petites phrases qui me culpabilisaient et faisaient de moi, à mon tour, la complice de ces deux femmes.

Suzanne met au monde deux filles, à la maison, à Saint-Hilaire. La première est appelée Jacqueline ; la seconde, Camille, naît trois ans plus tard, c’est ma grand-mère.

Le parcours affectif des deux jeunes filles épouse le contexte de la France de l’époque. Tandis que Jacqueline se marie avec Constant, un footballeur Guyanais qui lui fait 7 enfants avant de mourir d’une hémorragie cérébrale à 33 ans, Camille tombe dans les bras d’un militaire polonais, « il était blond avec les yeux bleus », dont elle tombe enceinte plus tôt qu’espéré et avec lequel elle doit s’unir à moins de 18 ans. De cette union naîtront Katerin et Ryszard la même année 1954, puis Nancy six ans plus tard.

J’ai toujours du mal à me représenter ma grand-mère jeune fille, avec deux enfants si petits à la maison, elle que j’ai toujours connue travailleuse, brigade des Telecom par monts et par vaux. Katerin, ma mère, est née à l’aube de l’année 1954, dans cet hiver si rude qu’il en est devenu une marque, une référence, celle de l’appel de l’abbé Pierre pour les plus démunis. La pauvreté, mamie, elle sait ce que c’est. Pas tant la sienne que celle des autres, quand il fallait aller donner la soupe aux indigents. De même que les envies contrariées, l’adaptation aux dictats d’un milieu, d’une époque. Nous trouverions aujourd’hui injuste de devoir cesser nos études en raison d’une guerre ou des besoins matériels d’une famille, injuste de se marier avec le premier type qui vient, pour des questions de bienséance. Ma grand-mère Camille ne supporte pas que l’on parle de misère au sujet d’enfants issus de l’émigration qui se baladent aujourd’hui en chaussures de sport qui coûtent le prix d’un demi-salaire. Elle ne supporte pas de participer, par son travail, aux aides sociales apportées aux plus pauvres qu’elle juge fainéants et capricieux. C’est qu’avant, être pauvre signifiait avoir faim et froid. Et quand elle voit le développement des épiceries solidaires, elle en est très contrariée, elle qui a manqué de jeunesse, supporté son destin, épousé par bienséance et par force un homme qui s’est révélé violent. C’est que c’est une grande force de caractère, une grande travailleuse, qui place l’entretien de sa maison au rang de morale, et tout son honneur dans la taille de son compte d’épargne. Elle ne peut compatir avec nos « pauvres » contemporains.

Dans les moments les plus difficiles, elle est bien allée frapper à la porte de sa mère en espérant quelque soutien, mais en vain, car après tout, d’après sa mère, les maris violents sont ce que les femmes qui les épousent méritent. Et Rudolphe avait toute la confiance de sa belle-mère…

Ryszard naît la même année que sa sœur, 11 mois après. C’est un homme que je ne connais pas. Je l’ai bien aperçu quelques fois quand j’étais enfant, mais je n’en garde aucun souvenir de première main. Je sais de lui qu’il est grand, qu’il vit comme un marginal, entre de vieilles voitures qu’il répare et une maison qu’il a construite de ses mains, à 10 minutes de chez sa mère. Il a épousé une femme de 50 centimètres de moins que lui et a eu deux fils avec elle, Damien et Christophe, mes cousins. L’un petit, l’autre grand. Il a été violent avec eux, femme et fils. Insultes, coups et humiliations, ça, je le sais de mon cousin, et de ma grand-mère. Je sais aussi que plus jeune, il était fasciné par l’Amérique, la musique, la mécanique. Il jouait de la guitare. Il ne parle plus à sa mère depuis bien longtemps et change de trottoir s’il vient à la croiser. Ce qui la fait pleurer. Il ne parle plus aux autres non plus.

La petite sœur de Ryszard et Katerin naît en 1960 ; c’est Nancy, elle est très différente des deux autres en ce qu’elle a conservé un lien fort avec sa mère, et a fondé une famille de trois enfants qui, de loin, me semblent « banals », équilibrés. Nancy m’a offert deux cadeaux mémorables dans mon enfance : mon premier petit carnet pour écrire, à 7 ans, et ma première montre, à 11 ans. Je n’ai pas le souvenir d’avoir passé de bons moments, simples et affectueux, avec elle. On la voyait peu. Une fois, on est allés regarder « La Boum » à la télé chez elle. Une autre fois, une émission avec Léonard Cohen, à la sortie de l’album « I’m your man ». Ma mère la ridiculisait régulièrement, l’accusant de plagiat, la testant même un jour sur ce point-là, triomphante. Ma tante a fait une partie de ses études d’infirmière à Bourganeuf. Quand elle était au volant, ma mère se moquait des conducteurs immatriculés en Creuse (« Les 23, ils sont lents, mangent trop de pâtes ! »), c’était une accusation directe envers sa petite sœur. Infirmière (essentiellement de nuit et de jours fériés), elle travaillait à des heures irrégulières, était de garde ou de repos, embauchait et « débauchait » très tôt ou très tard, comme on disait, et sa vie me semblait particulièrement pénible à vivre. Je ne voyais ma tante que quand ma mère ne pouvait faire autrement, pour des questions de baby-sitting. C’était une femme qui me posait toujours des questions privées, comme « Alors, tu as un petit copain ? », et si j’avais le malheur de dire oui : « Et tu l’as embrassé ? » On eût dit que c’était le seul aspect de moi qui pouvait l’intéresser. Ma mère était pareille, intrusive et indiscrète, annonçant à des collègues inconnus de moi, mais en ma présence, mes échecs et mes réussites.

Ma mère ne se moquait pas gentiment, mais ardemment, cruellement, de sa sœur. Enfant, et même plus tard, elle était ma référence « don’t do it ». Je savais que si, par mégarde, il me prenait d’avoir les mêmes aspirations qu’elle, j’allais décevoir ma mère, mais mon père également. De ma tante Nancy nous vient le terme « Nancyland » qui désigne tout lotissement de type « Bouygues » en bordure d’agglomération. Don’t do it : vivre dans un Nancyland, avoir un chien, une clôture en tuyas, une voiture neuve, aimer les garçons en brosse, etc.

Depuis toujours Nancy n’a aspiré qu’à une chose : avoir la vie la plus « normale » possible. Comme on dit : sur des rails, jusqu’au bout. Mais dire cela est à tout le moins une forme d’exagération, si ce n’est de mépris, car personne, vraiment personne n’est épargné par les contingences de la vie. Ma grand-mère raconte que quand elles étaient enfants, la grande sœur haïssait déjà la petite, lui cassant ses jouets et déchirant ses affaires. Était-ce le tribut à payer pour n’avoir pas subi la présence du père ?

Nancy adorait les bébés. Romain, son premier fils, est né la même année que mon frère. Une critique de ma mère voyant l’enfant à la clinique fait partie des griefs dont on se souvient encore : « Mais, il louche ! ». A l’encontre du tempérament finalement plutôt Flower Power 1970 de ma mère (du moins en apparence), Nancy s’est tournée vers tout ce que ma mère abhorrait. Elles avaient bien quelques points communs (Léonard Cohen, les Poppy’s, l’amour des langues étrangères ou des couettes vs. les draps), mais pour ma mère, tout cela ne pouvait être qu’une vorace jalousie de sa sœur envers elle. Apparemment, Nancy faisait tout ce qu’il ne fallait pas faire. Elle coupait les cheveux de ses garçons en brosse, ne les habillait qu’en jogging et ne cuisinait que des pâtes agrémentées de Ketchup. Nancy a épousé en secondes noces un infirmier d’hôpital psychiatrique, Yves. Le mariage, plein de truffes et de foie-gras, s’est déroulé en Dordogne. Peu de temps après, ma mère a décidé de couper court à toutes relations, autant avec sa sœur qu’avec sa mère. C’est donc à l’âge de 10 ans que j’ai cessé de voir ma tante et de fréquenter mes trois cousins. Lorsque mon père a pris le relais, il s’est astreint à quelques visites et chaque été, ma tante, son mari et leurs trois garçons nous ont rendu visite en Corrèze. Une journée par an, pour graisser les relations.

Un été, le premier où j’habitais avec lui, mon père a programmé un voyage en Algérie, pendant lequel j’ai passé dix jours chez ma tante, à Limoges. J’en garde un mauvais souvenir : tout me paraissait suspect, j’avais l’impression de toucher de près la médiocrité, mais je n’avais pas le choix. Ce séjour serait sans doute resté sans séquelles, si, un jour, dans les rayons d’un supermarché, ma tante ne m’avait asséné un : « tu es bien comme ta mère ». Plus tard, alors que j’avais 26 ans et que nous vivions à Paris dans une pièce de 16 m2 avec ma compagne, elle a demandé à venir me voir. J’ai refusé : une hernie discale me clouait au lit et je trouvais l’espace trop exigu pour l’accueillir. Pour être totalement sincère, je n’étais pas non plus à l’aise avec le fait qu’elle pénètre dans ma vie privée et constate que je vivais avec une femme. Elle a sans doute mal interprété mon refus, puisqu’elle a décidé de ne plus avoir de contact avec moi. Même sanction pour mon père, comme ça, sans prévenir, comme si elle n’attendait qu’un signe.

Et puis il y a peu (parce qu’on a tous peur de mourir seuls ou sans avoir dit ce que nous voulions), je l’ai revue, elle est venue accompagner ma grand-mère à la maison. Elle m’a aussi téléphoné pour que je lui envoie des photos de nous pour faire faire un calendrier pour sa mère (quand j’ai vu son numéro s’afficher, je l’ai reconnu de quand j’étais petite et j’ai pensé : « Ca y est, il est arrivé quelque chose à mamy ») ; j’en garde le souvenir d’une grande précipitation dans la parole et cette phrase, amusante, que j’aurais pu sortir des archives langagières du siècle dernier : « et tu sais, tu peux aussi nous envoyer une photo de M., on est ouverts, on n’a rien contre, hein ! » Ce qui m’a permis de comprendre que ma famille à moi pouvait encore déranger.

Il reste que dans la famille, que ce soit voulu ou non de la part des protagonistes, on « parle sur des œufs » et nombreux sont ceux qui ne se voient plus. Alors les enterrements sont tout à coup l’occasion d’un beau moment familial où chacun observe où en est le vieillissement des autres, leur compte en banque visible dans les chaussures ou les tailleurs. C’est en général le moment d’en mettre plein la vue pour faire croire aux autres que, sans eux, la vie est quand même plus chic.

J’ai gardé des liens forts avec Damien. Le fils de Ryszard, né quelques mois avant moi. Nous nous sommes très tôt reconnus comme enfants maltraités. Nous n’osions pas en parler, de peur d’avoir à décider qui de nous deux subissait le plus. Notre communion d’âmes se matérialisait dans des rapprochements physiques précoces irrépressibles. Nous nous considérions comme des « amoureux cousins ». Je le trouvais beau, j’étais fière d’être désirée par lui. Il n’y avait pas d’amour en termes de fidélité ; les moments que nous passions ensemble étaient hors du monde et la jalousie n’avait pas sa place.

Sa mère était défaillante, mais je ne le savais pas. Plutôt fort en thème, il quitte l’école à 14 ans, les vicissitudes de sa vie l’ayant poussé à la dépression. Il fréquente des amis qui le poussent à fumer du haschich, s’intéresse lui aussi à la mécanique des véhicules de collections. Il est pris en charge par ma grand-mère, il passera quelques années chez elle. Il effectue son service civil en tant que brancardier à l’hôpital. Elle lui ouvre un compte d’épargne à la Poste et lui achète des nems, car « il n’aime rien ». Elle peste de l’avoir à la maison, veut qu’il range ses affaires, se lève, aille au boulot. Mais elle l’adore, et son départ constitue un moment difficile pour ma grand-mère. Elle oscille entre la fierté d’avoir été là pour lui et la plainte de s’être occupée de lui alors qu’elle n’en était que la grand-mère. Mon cousin passera un CAP, puis un BEP de tonnelier, ce qui lui permet encore aujourd’hui de trouver du travail dès qu’il le désire. Cela étant posé, il ne supporte pas d’avoir un patron et évite aujourd’hui de travailler trop longtemps. Alors il effectue de brèves missions d’interim. Parfois il fait n’importe quoi, ou il donne un coup de ping, ou il se bat avec une petite amie et se retrouve avec elle à la gendarmerie. Souvent déprimé, il avoue régulièrement ne pas être aussi bien, aussi fort, aussi aventurier que moi. Mais je sais ce qu’il veut me dire, qu’il n’a pas réussi à surmonter ses angoisses. Il ne veut pas d’enfants, par peur de reproduire. Il continue à rendre visite à ma grand-mère. Nous la taquinions souvent : « Mais que vous êtes sots tous les deux ! » s’exclamait-elle.

Je ne me souviens pas de nombreux rassemblements familiaux. Un Noël chez ma tante, mon père était présent dans mon souvenir, mais est-ce possible ? A un moment, tout le monde a ri parce que mon père mangeait du pain avec tout, même avec les pâtes. Mon père pousse la nourriture avec son pain. Plus tard, aux « déjeuners de l’ambassadeur », il ne le fera plus, maîtrisant sur le bout des doigts l’étiquette de Nadine de Rothschild.

Et puis il y avait cette histoire concernant le premier mari de ma tante, Jean-Pierre, qui travaillait chez Kodak, un grand chauve appelé Potvin : on racontait qu’il avait le ver solitaire, et qu’il « chiait » des anneaux en forme de nouilles. Cette image s’est imprimée en moi de façon très forte.

Ma mère utilisait aussi un tas d’expressions fleuries qui se sont fixées durablement dans ma mémoire, tout simplement parce que mon esprit se les représentait en images : queue d’âne (que dalle) ; « quand on tire trop sur la corde, elle casse » ; « j’ai du mal à joindre les deux bouts » (je voyais les deux bouts d’une banane, allez savoir pourquoi) ; « c’est un vrai branleur » (pour un crâneur) ; « je vais aux chiottes » ; « putain » (à tout bout de champ) ; « tu es une garce » (je voyais un garçon, au féminin) ; « tu es une teigne » (je voyais une grosse mante religieuse)… Quand je suis arrivée chez mon père, il a fallu me défaire de certaines expressions que mon père trouvait vulgaires ou inexactes (on ne dit pas « la lampe a cramé », mais « la lampe a brûlé » ; on ne dit pas « repartir à zéro », mais « repartir de zéro », etc.).

Récemment, j’ai appris deux événements très similaires sur mon père, par ma grand-mère d’une part et par ma grand-mère de cœur d’autre part. Un jour, chez la première, il est sorti acheter quatre yaourts viennois (son « pêché mignon »), il les a rangés dans le frigo et en a mangé un par jour tout au long de son séjour, sans m’en proposer un seul. Une autre fois, chez la seconde, il est revenu de la pâtisserie avec une boîte de gâteaux. Il les a mangés seul, de la même façon, alors que j’étais présente. Ces deux histoires remontent à bien longtemps et elles ont marqué mes deux grands-mères. Pour elles, elles sont la marque de son égoïsme exacerbé. Aujourd’hui, mon père remplit son frigo et ses placards avant notre arrivée. Il met même quelques viennoiseries dans son four en prévision du premier petit-déjeuner. On pourrait croire que son caractère s’est amélioré, mais à peine finalement, parce que tout est calculé au repas près et s’il arrivait par malheur que l’une d’entre nous mange un gâteau de plus que ce qui est prévu, alors il serait contrarié et prendrait mal le fait de laisser sa part.