C’est ma tante Nancy qui nous accueille à Limoges où elle réside déjà avec son fils et son nouveau compagnon. Elle nous fait un peu de place dans sa vie, nous prête sa nounou pour mon frère pendant que je suis à l’école, et balade ma mère de-ci de-là, qui pour un travail ou une formation, qui pour un logement. J’ai raté la rentrée du CE1 et je n’aime pas du tout la méthode de la nouvelle maîtresse. Je dois aller me coucher dans une chambre que je ne connais pas. Il fait encore jour et je ne m’endors pas facilement. Je voudrais, mais n’arrive pas à attirer l’attention de ma mère sur le fait que je ne me sens pas bien. J’épuise un à un tous les prétextes pour me relever (boire, pipi, dent qui bouge, mal aux jambes). Je décide de frapper plus fort, car elle ne comprend pas : je me tape la tête contre le mur, de plus en plus fort, jusqu’à sentir le sang couler. Là, c’est mieux, un nez qui saigne, ça a de la gueule. Je peux me diriger vers la lumière avec une bonne raison au milieu du visage. Ma tante n’aime que les bébés et les garçons, je ne risque pas de lui faire de l’effet. Le lendemain, grâce à l’épaisseur de papier de ces murs de HLM, j’écoute une conversation au téléphone entre ma tante et ma grand-mère. Je crois comprendre qu’elle a hâte que nous partions, et c’est ce que je rapporte à ma mère le soir-même, Elle devient furieuse et a une explication avec sa sœur, moi je me dis « quand même, c’est bizarre qu’elle donne autant d’importance tout à coup à ce que je lui dis ». Vingt-quatre heures plus tard, nous posons nos valises dans un foyer pour familles en difficulté. Nous avons une chambre avec des lits superposés et mon frère dort en bas dans son lit-parapluie. C’est une période étrange, avec de nouvelles personnes qui me parlent dans les couloirs, beaucoup de bruits nouveaux. Je ne sais pas combien de temps nous restons là, quelques semaines tout au plus sans doute.
Et tout à coup, c’est fini, on a un logement ! La capacité de retournement de ma mère est extraordinaire. En cela, elle se comporte vraiment comme une louve qui soulève des montagnes pour protéger ses petits (deux clichés en une phrase). Elle a harcelé l’Office HLM pour qu’on nous attribue un appartement dans un quartier proche de l’école que je fréquente déjà. C’est au rez-de-chaussée de la rue de la Conque, dans un ensemble de deux immeubles bâtis en L autour d’un terrain de jeux et d’un parking. On ne croise pas les voisins, on écoute à la porte et on regarde par l’œilleton avant de sortir : il ne faudrait surtout pas atteindre un niveau d’intimité tel qu’on se sentirait assez à l’aise pour nous poser des questions. Le voisin du dessus s’en pose, des questions. Je le sais. Ma mère coupe court. Nous n’avons pas le droit de lui parler. Elle a à la fois peur pour nous et de nous.
La vie qu’elle mène est par ailleurs compliquée : un divorce en cours, deux enfants en bas âge dont l’un présente des besoins particuliers, des cours de conduite, une formation de secrétaire à l’Afpa en cours du soir, un boulot de standardiste, de la famille qu’elle ne peut contourner dans ces moments où elle a besoin d’un soutien financier, ce qui la rend dépendante, plus mordante. Pour accéder à l’autonomie, elle développe des plans complexes qui font intervenir des « aidants repoussoirs » (la mère, la sœur, l’arrière-grand-mère), des ex-maris à sa botte qu’elle manipule finement pour obtenir d’eux non seulement les pensions dues, mais aussi divers coups de main (bricolage, peinture, transport de meubles), de nouveaux entrants de passage enfin qui lui apportent tendresse, soutien moral et matériel. Elle a 31 ans et beaucoup de ressources.
Dring ! Qui va là ? C’est Mamy qui vient nous garder une semaine pour une double varicelle (elle m’avoue aujourd’hui qu’elle a dû elle-même produire un faux certificat médical pour s’absenter de son travail). Elle fera le ménage, le repassage et la cuisine, et tout cela dans ses petits souliers en marchant sur des œufs (et bim, deux expressions consécutives !). Dring ! Qui va là ? « C’est un copain, il s’appelle Hugues, il vient me chercher pour le meeting du PS ». C’est qu’on soutient à fond la campagne de Mitterrand en 1988. Je remettrai même une rose à Lionel Jospin en personne. Dring ! Qui va là ? C’est mon père, dit David. « Ah non ! Celui-là me dégoûte !, il attendra dehors ! » Dring ! Qui va là ? Je suis seule. C’est mon père. Mais j’ai reçu la consigne de ne pas lui ouvrir. Mon père, qui a fait le trajet depuis Brive à cent kilomètres de là, restera à la porte. Je serai inflexible. Lui non, il repartira en me laissant derrière la porte, en larmes tous les deux.
Je peux encore décrire le décor, tracer le plan de l’appartement, faire le portrait-robot de chaque pièce et y placer les meubles aux bons endroits… Il y a du papier-peint des années 1960 dans le salon, et toujours une grande table en bois, ma mère qui fait ses comptes ou qui révise sa sténo, un grand ficus, des papyrus, des fauteuils en osier qui viennent d’un troc, un pouf marocain, deux étagères en pin vernis qui soutiennent des livres, des vinyles et la chaîne hifi. Il y a une petite table en marbre dans la cuisine, des tabourets en métal perforé, du lino jaune pâle. Je partage une chambre avec mon frère, il y a des volets roulants métalliques qui au soir tapissent les murs d’une pluie fine de lumière. Rue de la Conque, quand la porte s’ouvre, ça sent fort un mélange détonnant de Skip/ Vigor/ Cif/ Javel, on pourrait manger par terre.
Dans cet appartement, il y a quelques moments sombres, des épisodes banals d’enfants ordinaires (vomis, pipis, sable dans les chaussures, objets qui se cassent, coin de papier peint qui se décolle, rayures sur la commode anglaise…) qui, sous les cris et les coups, se transforment en cauchemars et aboutissent à des privations finalement répétitives et ennuyeuses. Il y a aussi des moments lumineux associés à de la musique, comme quand ma mère se lève soudain de table, entraînant mon frère dans ses bras pour danser sur du Dire Straits, du Bowie ou sur « Avec mon cœur de Rockeur » de Julien Clerc ; comme cette fois où, laissée seule, je m’abandonne dans une danse endiablée en écoutant « Les murs de poussière », de Francis Cabrel. L’appartement de la rue de la Conque a longtemps été celui où j’ai passé le plus de temps : quatre ans et demi, de 7 à 11 ans, cette période que les psys appellent « l’âge pur » en raison des sentiments dénués de toute hypocrisie qui s’expriment pour la première et dernière fois. Ce n’est plus la petite enfance, ce n’est pas encore l’adolescence, c’est l’enfance. La seule qu’on ait. Je veux bien croire les professionnels, mais je demande consciemment à vivre « en pureté » plus longtemps. A 12 ans, je fais le serment que je chercherai toujours la vérité, et que je bannirai le mensonge. Ce n’est pas un caractère, c’est un principe.
L’appartement de Limoges, c’est le lieu d’exécution des menaces proférées sur le chemin du retour, au moment de remettre son manteau, ou dans la voiture : « Tu vas voir à la maison, tu auras (c’est selon) une gifle/des coups de ceinture/pas de repas ! ». Les larmes perlent à mes yeux. Je regarde par la fenêtre, le paysage qui défile berce mon chagrin, le soir tombe, il y a des embouteillages, le trajet se prolonge, et je finis par oublier. A la fois la bêtise et la menace. Elle se gare, nous sortons sans un mot, elle ouvre la porte, nous entrons, elle la referme, se retourne et bam ! La gifle me renverse, c’est que je l’avais oubliée celle-là, c’est idiot je ne suis même plus capable de dire à quel forfait elle correspond.
Quand le 25 décembre 1989 elle part en me laissant sur les marches de l’immeuble avec un sac de sport, je ne comprend pas encore ce qui m’arrive. Dans le sac, elle a fourré tout ce qu’elle a compté avoir acheté avec la pension de mon père, mais pas le reste. J’emménage avec lui, mais cela se fait en plusieurs fois, en un mois de janvier un peu haché où je manque quelques jours de collège. Ma mère restera encore six mois à Limoges, puis nous prendra tous de court en déménageant à Villepinte dans l’été. Inutile de dire que j’ai laissé là plein de choses que j’ai oubliées maintenant. Un jour, elle m’a rendu les cartes postales qui m’étaient adressées, et notamment celles de mon père, et très tard, la vingtaine passée, j’ai reçu un jour par la poste un carton contenant mes cahiers de CP Freinet.