23. Lycée Renoir (Limoges, sept.-déc. 1989)

Lycée Renoir, 1992 - Par Frédérique Voisin-Demery —

Après les vacances d’été commence une nouvelle vie. J’ai 11 ans et je vais au Lycée Auguste Renoir, un immense établissement polyvalent qui se trouve à deux pas de chez moi. J’intègre la 6ème 1, la première d’une longue série de 6èmes.

Nous sommes appelés classe par classe à l’aide d’un porte-voix. Je sais que Sandra est quelque part, et même Marion et Alexandre, mais ils ne sont pas avec moi. Mon père a « gagné » pour le choix de la première langue vivante, ce sera l’allemand, une langue déjà mal-aimée qui me sépare des autres, et un choix que je m’efforce d’agréer ; ce n’est pas difficile, on me l’a bien vendue. Avec les copains, nous nous croisons sans avoir le temps de nous parler, nos récréations ne se déroulent pas dans les mêmes cours ni au même moment. Le midi, on pourrait, mais c’est trop grand, on peine à se retrouver. On a aussi soif de nouvelles têtes. Ce lycée est une ville dans la ville, avec ses 1800 élèves. Dans la cour, il y a de jeunes majeurs vêtus de grosses vestes Levi’s avec « col fourrure mouton » qui tirent sur leurs clopes. « Qu’est-ce qu’ils sont p’tits les sixièmes cette année ! » entend-on dans les couloirs. Petits et immatures : à défaut de s’enfumer, on préfère ramasser des bogues de marronniers pour se les jeter dessus d’une cour à l’autre. Cela fait mal, c’est très grisant, mais cela ne dure pas. Les pions et les profs sont sévères, et j’ai envie d’être bien vue. Pour la première fois, je décide consciemment de m’y mettre et d’arrêter le dilettantisme.

Notre prof d’Hist-Géo réussit à terroriser les 32 élèves que nous sommes grâce à un odieux subterfuge. L’un d’entre nous laisse échapper un hoquet, elle hurle : « Qui a le hoquet ? » On est trop abasourdis pour répondre. « J’ai demandé : qui a le hoquet ?! Vous répondez ou vous avez une punition générale ! » Un garçon lève la main. « Votre nom ? Si je vous entends encore une fois … (et elle ne dit que le nom de famille!), vous êtes viré ! » Le silence s’épaissit, angoissé et haineux à la fois. Elle attend la dernière minute du cours pour nous expliquer que la peur est l’un des moyens de faire partir le hoquet, et que la preuve, hein… Le moyen de faire avaler beaucoup de couleuvres aussi.

Le prof de mathématiques me met K. O. dès la première semaine avec son cours sur les ensembles. Il trace des pommes de terre au tableau, au début c’est donc vraiment à ma portée. Ensuite, quand il ajoute d’une écriture de médecin quelques lettres grecques aux formes intéressantes, je me dis que ça va le faire, j’aime bien les codes secrets. Mais au bout de trois tubercules remplies de lignes de codes, je perds l’entendement. J’essaie de me raccrocher à ce qui est écrit en lettres romanes et que je devrais comprendre : par exemple le mot « réel », je le connais celui-là, mais posé comme ça sur ce tableau il ne correspond à rien de réel… C’est trop abstrait pour moi, je n’ai pas « l’esprit mathématique » et je lâche les derniers brins de sapin auxquels je pendais encore – dans le vide. Ce sera pour une autre fois, je ne suis pas prête. Et je préfère encore les cours d’athlétisme aux mathématiques, même quand on nous fait courir 45 minutes sur l’herbe givrée. D’ailleurs, à cette époque, plus c’est contraignant, plus je réponds positivement (voir Scouts).

Pendant qu’à la maison les soirées se passent de plus en plus mal (voir Violence.s), je me fais élire déléguée de classe (sur une idée de ma mère) et j’inaugure avec Vincent V. une sorte de stratégie de drague minimaliste que je tire de je ne sais où, sans doute aussi d’elle. Vincent est le plus petit de la classe (ou sommes-nous à égalité ?), ce qui ne l’empêche pas d’être très chic : il a une jolie raie sur le côté, ambiance catalogue 3 Suisse enfants (les pages « Mariages & Baptême »), et surtout il obtient les meilleures notes en tout, ce qui me le rend irrésistible.

Mais hélas, je découvre à peine que j’ai des pouvoirs magiques avec mes quinquets que je dois partir brusquement, sans avoir eu le temps de m’y préparer (voir Mère). Je me débrouille tout de même pour lui faire passer un message par une copine (par lettre postale) : je lui donne rendez-vous un mois plus tard dans le hall du Lycée. Limoges se situe sur la N20, entre Châteauroux, ma nouvelle résidence, et Brive, où nous descendons un weekend sur deux. Mon père accepte de me déposer devant le lycée et de m’attendre dans la voiture. Comme je ne suis plus inscrite, je n’ai plus l’autorisation de franchir les secondes portes de l’établissement, et lui n’a pas le droit d’en sortir. Il arrive, c’est lui, Vincent. Il s’est fait très beau. Je suis intimidée. Le type de la loge nous observe. Il passe ses bras autour de mon cou et m’accroche une chaîne plaquée or avec un cœur, il dépose un baiser sur mes lèvres. Nous ne nous disons rien, nous nous séparons au ralenti, comme dans les films. Adieu.

Je retourne à la voiture, dévastée. Je n’exagère pas. Mon père, tout en conduisant, me pince la nuque (je comprends que c’est une sorte de « câlin ») et affiche une grimace de compassion. J’ai mis des années avant de revenir à Limoges. Il m’a fallu un paquet de boucliers pour « ne plus flancher à Limoges ».

(Photo : Frédérique Voisin-Demery)

22. Ecole (1985-1989)

Dans ma nouvelle école, à Limoges, où je débarque après la rentrée, c’est autre chose. La maîtresse a une cage avec des canaris qui s’appellent Vanille et Caramel. Tous les jours, elle invente des exercices où les volatiles sont les héros de phrases puériles à découper en mots dans des feuilles ronéotypées. Je découvre et à la fois déteste ces devoirs quotidiens que je fais chez la nounou à côté de l’école, devant un verre de lait et un pain d’épice Prosper de Vandamme, enveloppé d’un papier couvert de blagues.

J’écris très gros, j’utilise tant l’effaceur que je perce le papier, je réécris avec des fautes, je rature… Quand j’ai un peu de temps, je vais au fond de la classe et recopie des livres, ce qui force l’admiration des autres et encourage ma tendance naturelle à l’astreinte. Cette année, à nouveau, je vole un stylo-plume dans la trousse d’un camarade et le range vite dans la mienne. Je suis rapidement confondue et privée de récréation. Les trousses des autres me font vraiment envie.

Dans cette nouvelle école, au début, je vis un petit enfer. Semaine après semaine, des élèves me pourchassent, me tourmentent, me collent au mur. Cela dure jusqu’à l’arrivée du petit nouveau suivant : Camille, tout blond, coupe au bol. Il me sauve et réciproquement : nous unissons nos forces pour nous dérober à ces assauts d’enfants conservateurs. Nous rampons sous les bancs du préau quand il pleut à verse. Nous échappons aux coups de pied en trompant l’attention de l’adversaire. Au fil du temps, on nous oublie.

Je suis un peu solitaire, mais pas malheureuse. A 7 ans, je passe des heures à jouer à plat ventre dans la terre, à creuser des galeries pour les billes, ce qui fait dire à ma mère que je me traîne par terre toute la journée. Je ne crois pas qu’elle aimerait que je sois une petite fille toute sage. Aux remarques qui parfois volettent jusqu’à ses oreilles sur le fait que je ne m’intéresse pas aux trucs de filles, elle oppose fièrement : « Garçon manqué, fille réussie ».

Ma maîtresse a le kit complet BCBG : kilt irlandais, mocassins marine, chemisier blanc, gilet marine, foulard, serre-tête à petit nœud vert sapin. Elle aime particulièrement l’art et la musique. Elle nous fait faire pour la fête des mères un cœur en feutre rempli de lavande et brodé à son initiale. J’aime le mot reluctant, en anglais, à contre cœur. Nous réalisons la mise en son d’un album en braille pour enfants aveugles. On nous initie même au montage des bandes sons magnétiques, ce qui m’enchante. A la récréation, je demande à jouer au foot avec les garçons, ce qui est accordé à condition que je reste dans le fond, près de l’enfant (en surpoids) qui a été choisi. La vie de la cour ressemble, comme on peut s’y attendre, à celle de l’extérieur, avec tous ses clichés. La différence tient essentiellement dans la phrase : La jeunesse est l’espoir de notre avenir.

Je termine ma primaire avec deux ans de Madame Ch., tout le monde l’appelle Chambourcy (comme la marque de produits laitiers). Elle, j’écoute tout ce qu’elle dit, je prends tout ce qu’elle donne. C’est une maîtresse rigide, que je trouve déjà vieille (ce qu’elle n’est pas), et en qui j’ai confiance, malgré les scènes éprouvantes auxquelles nous assistons lorsqu’elle demande à Djamila, la seule élève d’origine arabe de la classe, de venir résoudre des calculs au tableau. La voilà sur l’estrade de bois, la petite fille aux joues roses, avec ses longs cheveux bouclés. Elle est dans ma classe depuis des mois, mais je ne la connais pas, je ne sais pas avec qui elle joue. Je me souviens de son visage sur la photo de classe, elle a l’air gentille, soignée, bien élevée. Mais elle ne comprend rien en mathématiques, et ça, tout le monde le sait grâce à la maîtresse qui, excédée par ses réponses, lui agrippe les cheveux et l’attire vers le plancher, ce qu’elle ne se permet avec personne d’autre. Cela se déroule sous nos yeux, et il ne nous viendrait pas à l’esprit de le dénoncer. Ce n’est pas encore dans l’air du temps.

Il n’est pas tout à fait juste de dire que je ne la connais pas, car je l’ai déjà aperçue au terrain de jeux de mon immeuble, elle habite de l’autre côté du L. Elle fait partie de ces enfants qui traînent dehors après 18 heures, ce qu’il nous est formellement interdit de faire. J’apprends un jour au passage que je peux facilement avoir auprès d’eux des Carembar (Camel) et des Malabar (Marlboro) si j’ai de quoi payer.

Quand ma mère décide que nous assisterons à la messe donnée pour la mort de ma camarade Aurélie M. et de son père dans l’explosion de leur voiture, je me trouve en porte-à-faux, illégitime. Mais pour quelle raison a-t-elle voulu que nous y soyons ? Je perçois dans des murmures que j’intercepte que même les adultes de l’école ne comprennent pas ce que je fais là. Je ne jouais jamais avec Aurélie. Je passais mes récréations à jouer aux billes, au foot ou à l’élastique, et laissais les « vraies » filles de ma classe « fariboler » et comparer leurs robes d’été. A la rentrée 1988, ma copine Marion B. vient à l’école en chaussons car elle a « des coups de soleil sur la plante des pieds ». Je suis sidérée : comment peut-on prendre des coups de soleil sous les pieds ? Je ne suis pas dans les histoires, je n’ai pas de cercle de suivantes. Au contraire, je voudrais qu’on me remarque pour des trucs spéciaux.

Nous allons faire de la gymnastique dans un gymnase tout proche. J’ai des chaussons noirs et je porte des shorts synthétiques de garçon que ma mère achète par deux. Comme je sais mieux monter à la corde que produire un enchaînement à la poutre, la maîtresse me choisit pour la démonstration. Je grimpe sans grande difficulté jusqu’à l’anneau tout en haut, les mains me brûlent. Je me cramponne de toutes mes forces à la corde, je ne sens plus mes jambes. Je regarde les autres, tout petits en bas, qui ne se doutent pas que je suis en train de vivre une explosion de sensations d’une force inédite, qui me feraient presque lâcher prise. Combien de temps cela dure-t-il, une minute, deux minutes ? La maîtresse se rappelle à mon souvenir, je me laisse redescendre à contrecœur. Je ne sais pas encore ce que c’est, ce n’était pas recherché. C’est si bon qu’il faut que je sache comment faire pour que ça se reproduise.

Photo de Maria Orlova sur Pexels.com

J’ai 10 ans, je suis en CM2. Dans le bus qui emmène notre classe à la patinoire, mes doigts se croisent dans ceux d’Alexandre, un nouvel élève arrivé dans notre promotion cette année-là. C’est un souvenir très heureux, nos mains gantées l’une dans l’autre, glissant à deux librement sur la glace. Pendant que les fifilles rêvent du prince charmant et élisent dans leur cœur des garçons blonds aux yeux bleus, je passe à l’action en douce. J’ai un « amoureux ». Je me confie à ma copine Sandra qui joue au foot, comme moi. J’ai son visage en tête tel que sur la photo de classe de cette année-là, très fine, les cheveux courts, très masculine, et première de la classe. Elle nous souhaite tout le bonheur du monde.

Nous allons à la piscine. Je me présente avec un slip de bain qui dénote un peu dans le groupe de filles. J’ai horreur de devoir me changer dans le vestiaire en commun. La maîtresse constate que je ne sais pas nager, mais ce sera fait à la rentrée suivante. Ces séances de natation sont associées pour toujours à un grand inconfort : froid, tremblements, attente, gêne du contact peau à peau avec ceux qui sont assis à côté, cheveux dans les douches, mousse de shampooing qui coule doucement vers la bonde, odeurs mélangées de déodorant et de gels douche bon marché, de sueur, de chlore et d’urine dans les toilettes… C’est une épreuve, encore aujourd’hui.

Avec cette institutrice, les activités ne manquent pas. Nous visitons l’incroyable usine de madeleines Bijou, l’usine Tetrapak, nous nous rendons à des concerts, participons à des concours de peinture, nous assistons (grâce à ma mère) à une conférence de Michel Tournier (il en restera cette phrase, rabâchée jusqu’à ce que je la comprenne : « Ce que l’on fait sérieusement, on le fait tous les jours »), cette maîtresse nous apprend, pour l’éternité, à courir sans nous essouffler et à rendre notre corps tout mou avec des séances de yoga inoubliables. Nous fêtons en juin 1989 le bicentenaire de la Révolution française, avec tous les élèves de la ville, ambiance fête de la jeunesse chinoise. Dans le cadre des Francophonies de Limoges, nous participons à un atelier « danse burkinabé » qui me marque durablement. La danse africaine ne semble nécessiter aucune grâce, ça m’arrange. Après l’école, je reste à l’étude, et je fréquente l’atelier tricot. Incroyable, tout ce que nous faisons. Nous sommes une vingtaine d’élèves et la prof n’a jamais l’air excédée, elle ne fait que très rarement de la discipline, c’est une classe BBR (« bleu-blanc-rouge ») d’enfants de notables pour la plupart, dans un quartier tranquille d’une ville moyenne proche de la campagne.

Nous travaillons aussi, dictées et problèmes s’enchaînent de façon très ritualisée. Nous écrivons des « rédactions » où j’utilise le vocabulaire de ma mère pour faire, c’est la consigne, le portrait secret d’un camarade de classe : « avec sa mèche sur le côté, il a l’air d’un vrai branleur ». Oups. Il faudra que j’aille vivre chez mon père pour changer de vocabulaire ; la variété ça fait du bien, alors je remercie mes parents d’avoir été différents.

Même si je vois bien l’intérêt des bonnes notes (paix familiale, mais aussi confiance des enseignants – confiance qui me fait parfois prendre quelque liberté), ce n’est point assez pour m’inciter à apprendre des dates et des noms de personnes qui sont mortes depuis des siècles… Je connais des centaines de chansons par cœur, mais il m’est impossible de mémoriser facilement tables, terminaisons et leçons d’histoire. Je n’aime rien tant que ce que je peux expérimenter moi-même.

13. A Limoges, sept. 1985 – janv. 1990

C’est ma tante Nancy qui nous accueille à Limoges où elle réside déjà avec son fils et son nouveau compagnon. Elle nous fait un peu de place dans sa vie, nous prête sa nounou pour mon frère pendant que je suis à l’école, et balade ma mère de-ci de-là, qui pour un travail ou une formation, qui pour un logement. J’ai raté la rentrée du CE1 et je n’aime pas du tout la méthode de la nouvelle maîtresse. Je dois aller me coucher dans une chambre que je ne connais pas. Il fait encore jour et je ne m’endors pas facilement. Je voudrais, mais n’arrive pas à attirer l’attention de ma mère sur le fait que je ne me sens pas bien. J’épuise un à un tous les prétextes pour me relever (boire, pipi, dent qui bouge, mal aux jambes). Je décide de frapper plus fort, car elle ne comprend pas : je me tape la tête contre le mur, de plus en plus fort, jusqu’à sentir le sang couler. Là, c’est mieux, un nez qui saigne, ça a de la gueule. Je peux me diriger vers la lumière avec une bonne raison au milieu du visage. Ma tante n’aime que les bébés et les garçons, je ne risque pas de lui faire de l’effet. Le lendemain, grâce à l’épaisseur de papier de ces murs de HLM, j’écoute une conversation au téléphone entre ma tante et ma grand-mère. Je crois comprendre qu’elle a hâte que nous partions, et c’est ce que je rapporte à ma mère le soir-même, Elle devient furieuse et a une explication avec sa sœur, moi je me dis « quand même, c’est bizarre qu’elle donne autant d’importance tout à coup à ce que je lui dis ». Vingt-quatre heures plus tard, nous posons nos valises dans un foyer pour familles en difficulté. Nous avons une chambre avec des lits superposés et mon frère dort en bas dans son lit-parapluie. C’est une période étrange, avec de nouvelles personnes qui me parlent dans les couloirs, beaucoup de bruits nouveaux. Je ne sais pas combien de temps nous restons là, quelques semaines tout au plus sans doute.

Et tout à coup, c’est fini, on a un logement ! La capacité de retournement de ma mère est extraordinaire. En cela, elle se comporte vraiment comme une louve qui soulève des montagnes pour protéger ses petits (deux clichés en une phrase). Elle a harcelé l’Office HLM pour qu’on nous attribue un appartement dans un quartier proche de l’école que je fréquente déjà. C’est au rez-de-chaussée de la rue de la Conque, dans un ensemble de deux immeubles bâtis en L autour d’un terrain de jeux et d’un parking. On ne croise pas les voisins, on écoute à la porte et on regarde par l’œilleton avant de sortir : il ne faudrait surtout pas atteindre un niveau d’intimité tel qu’on se sentirait assez à l’aise pour nous poser des questions. Le voisin du dessus s’en pose, des questions. Je le sais. Ma mère coupe court. Nous n’avons pas le droit de lui parler. Elle a à la fois peur pour nous et de nous.

La vie qu’elle mène est par ailleurs compliquée : un divorce en cours, deux enfants en bas âge dont l’un présente des besoins particuliers, des cours de conduite, une formation de secrétaire à l’Afpa en cours du soir, un boulot de standardiste, de la famille qu’elle ne peut contourner dans ces moments où elle a besoin d’un soutien financier, ce qui la rend dépendante, plus mordante. Pour accéder à l’autonomie, elle développe des plans complexes qui font intervenir des « aidants repoussoirs » (la mère, la sœur, l’arrière-grand-mère), des ex-maris à sa botte qu’elle manipule finement pour obtenir d’eux non seulement les pensions dues, mais aussi divers coups de main (bricolage, peinture, transport de meubles), de nouveaux entrants de passage enfin qui lui apportent tendresse, soutien moral et matériel. Elle a 31 ans et beaucoup de ressources.

Dring ! Qui va là ? C’est Mamy qui vient nous garder une semaine pour une double varicelle (elle m’avoue aujourd’hui qu’elle a dû elle-même produire un faux certificat médical pour s’absenter de son travail). Elle fera le ménage, le repassage et la cuisine, et tout cela dans ses petits souliers en marchant sur des œufs (et bim, deux expressions consécutives !). Dring ! Qui va là ? « C’est un copain, il s’appelle Hugues, il vient me chercher pour le meeting du PS ». C’est qu’on soutient à fond la campagne de Mitterrand en 1988. Je remettrai même une rose à Lionel Jospin en personne. Dring ! Qui va là ? C’est mon père, dit David. « Ah non ! Celui-là me dégoûte !, il attendra dehors ! » Dring ! Qui va là ? Je suis seule. C’est mon père. Mais j’ai reçu la consigne de ne pas lui ouvrir. Mon père, qui a fait le trajet depuis Brive à cent kilomètres de là, restera à la porte. Je serai inflexible. Lui non, il repartira en me laissant derrière la porte, en larmes tous les deux.

Je peux encore décrire le décor, tracer le plan de l’appartement, faire le portrait-robot de chaque pièce et y placer les meubles aux bons endroits… Il y a du papier-peint des années 1960 dans le salon, et toujours une grande table en bois, ma mère qui fait ses comptes ou qui révise sa sténo, un grand ficus, des papyrus, des fauteuils en osier qui viennent d’un troc, un pouf marocain, deux étagères en pin vernis qui soutiennent des livres, des vinyles et la chaîne hifi. Il y a une petite table en marbre dans la cuisine, des tabourets en métal perforé, du lino jaune pâle. Je partage une chambre avec mon frère, il y a des volets roulants métalliques qui au soir tapissent les murs d’une pluie fine de lumière. Rue de la Conque, quand la porte s’ouvre, ça sent fort un mélange détonnant de Skip/ Vigor/ Cif/ Javel, on pourrait manger par terre.

Dans cet appartement, il y a quelques moments sombres, des épisodes banals d’enfants ordinaires (vomis, pipis, sable dans les chaussures, objets qui se cassent, coin de papier peint qui se décolle, rayures sur la commode anglaise…) qui, sous les cris et les coups, se transforment en cauchemars et aboutissent à des privations finalement répétitives et ennuyeuses. Il y a aussi des moments lumineux associés à de la musique, comme quand ma mère se lève soudain de table, entraînant mon frère dans ses bras pour danser sur du Dire Straits, du Bowie ou sur « Avec mon cœur de Rockeur » de Julien Clerc ; comme cette fois où, laissée seule, je m’abandonne dans une danse endiablée en écoutant « Les murs de poussière », de Francis Cabrel. L’appartement de la rue de la Conque a longtemps été celui où j’ai passé le plus de temps : quatre ans et demi, de 7 à 11 ans, cette période que les psys appellent « l’âge pur » en raison des sentiments dénués de toute hypocrisie qui s’expriment pour la première et dernière fois. Ce n’est plus la petite enfance, ce n’est pas encore l’adolescence, c’est l’enfance. La seule qu’on ait. Je veux bien croire les professionnels, mais je demande consciemment à vivre « en pureté » plus longtemps. A 12 ans, je fais le serment que je chercherai toujours la vérité, et que je bannirai le mensonge. Ce n’est pas un caractère, c’est un principe.

L’appartement de Limoges, c’est le lieu d’exécution des menaces proférées sur le chemin du retour, au moment de remettre son manteau, ou dans la voiture : « Tu vas voir à la maison, tu auras (c’est selon) une gifle/des coups de ceinture/pas de repas ! ». Les larmes perlent à mes yeux. Je regarde par la fenêtre, le paysage qui défile berce mon chagrin, le soir tombe, il y a des embouteillages, le trajet se prolonge, et je finis par oublier. A la fois la bêtise et la menace. Elle se gare, nous sortons sans un mot, elle ouvre la porte, nous entrons, elle la referme, se retourne et bam ! La gifle me renverse, c’est que je l’avais oubliée celle-là, c’est idiot je ne suis même plus capable de dire à quel forfait elle correspond.

Quand le 25 décembre 1989 elle part en me laissant sur les marches de l’immeuble avec un sac de sport, je ne comprend pas encore ce qui m’arrive. Dans le sac, elle a fourré tout ce qu’elle a compté avoir acheté avec la pension de mon père, mais pas le reste. J’emménage avec lui, mais cela se fait en plusieurs fois, en un mois de janvier un peu haché où je manque quelques jours de collège. Ma mère restera encore six mois à Limoges, puis nous prendra tous de court en déménageant à Villepinte dans l’été. Inutile de dire que j’ai laissé là plein de choses que j’ai oubliées maintenant. Un jour, elle m’a rendu les cartes postales qui m’étaient adressées, et notamment celles de mon père, et très tard, la vingtaine passée, j’ai reçu un jour par la poste un carton contenant mes cahiers de CP Freinet.

11. Les « scouts »

Dès l’âge de 7 ans, ma mère m’inscrit aux « scouts », enfin, c’est comme cela qu’elle appelle ces groupes indépendants de loisirs. Il y a eu trois essais contrastés.

Les scouts « bras cassés »

Ma mère se renseigne et contacte un groupe de scouts à Limoges. Elle a très vite un faible pour le responsable qui s’appelle Schneider, je crois même qu’il appelle à la maison. Je pars en camp à l’été 1985. Je me souviens des culottes blanches Petit Bateau que je bourre dans mon sac (un vieux Lafuma de ma mère). Quand elle les sortira à la fin du séjour, elles auront pourri. Et puis il en manquera quelques-unes. Les moniteurs ne s’occupent pas de nous. On marche des heures sous le soleil, je saigne plusieurs fois du nez. On fait nos besoins n’importe où. Le séjour se termine avec la visite d’un parc d’attraction. Nous voici tous assis sur des vélos disposés en cercle sur un rail. Il suffit de pédaler pour faire tourner ce manège écolo avant l’heure. Je suis très excitée. Mais catastrophe, mon lacet se prend dans le pédalier et ma cheville tourne sur elle-même. Le temps que tout le monde entende mon cri et que le manège s’arrête, il est trop tard. J’ai une belle torsion et je ne peux plus marcher. Alors quelqu’un prend mon sac à dos, on me porte et on me fait marcher quand même. C’est la poisse. On m’emmène chez le médecin. J’en garde une faiblesse à la cheville gauche, peut-être le petit moins qui m’empêchera de réussir le « ollie » en skate-board.
Un jour, après une journée chaude de balade, on nous enjoint de nous déshabiller entièrement et de nous ranger en file indienne pour l’examen des tiques. Petits, et grands. A cette époque, je me fiche encore de mon corps nu et de celui des autres. Mais si ce souvenir est resté gravé dans ma mémoire, c’est que quelque chose ne tournait pas rond. Lors de la présentation aux parents du film du camp, je me vois vêtue d’un débardeur à rayures rouges, en train de faire la tête. Les parents présents dansent sur « Je te donne » dans la petite salle municipale.

Les scouts « olé-olé »

Avec la trop légère prise en charge de ma cheville, c’en est fini de la fascination de ma mère pour ce Schneider. Elle me change de groupe, mais on est encore loin de Baden-Powell. En effet, nous sommes laissés très libres. Je m’y rends quelques fois en week-end ou pour des camps, et j’y retrouve mes deux copains Armelle et Alain. Il règne dans ce groupe une atmosphère assez étonnante de « luxure ». Les moniteurs, dont nous arrachons les tentes un matin, se révèlent nus et enlacés par deux. Dans notre trio, emmené par Armelle, c’est aussi très fesse. Elle propose toujours à Alain de faire l’amour dans son sac de couchage. Il est blond et il a un tout petit zizi, comme celui de mon frère. Il ne m’intéresse pas. Elle est marrante, sauvage, elle m’effraie un peu, mais j’envie ses baskets, des Stan Smith usées qui me font rêver. Juchée sur les branches basses d’un chêne, je joue avec des gendarmes en les regardant en coin. Ma mère ne sait rien de tout cela, je ne dis rien. Il me reste quelques souvenirs marquants, en-dehors de ces attouchements puérils : une nuit passée dans la paille dans une grange, ou quand nous avons ébouillanté et plumé des poules, puis dépouillé un lapin suspendu à un crochet. C’était sans doute le même été 1986. J’avais 8 ans.

Les « scouts toujours » !

Mon troisième groupe de scouts, c’est du sérieux, bien autre chose que ces antennes Bohème de troisième zone. Ce sont les ENE pour « Éclaireurs neutres européens », avec uniforme et insignes, carnet de chants et carnet de progression, hiérarchie, lever de drapeau et non mixité dans les tentes. Ce groupe était dirigé par un homme ventripotent à la tonsure de moine, que tout le monde appelait Toto. Il avait adopté un garçon asiatique qu’il logeait dans sa tente double et qui ne faisait pas partie du groupe, un peu comme s’il était venu en vacances avec son fils.

Certes, j’aimais les jeux de nuit, trop rares à mon goût, et la possession d’un Opinel et d’une lampe de poche me comblait. Je prenais aussi un immense plaisir à chanter autour du brasier qu’élevaient les éclaireurs les plus âgés. En-dehors des chants traditionnels à la gloire de nos pieds vigoureux et de nos paysages inégalables, nous chantions aussi des morceaux plus « profanes », comme du Moustaki, du Brassens, Hugues Aufray, Yves Duteil… Question « Promesse » et tout le bazar de hiérarchie, je n’ai pas réussi à obtenir quoi que ce soit, je n’y comprenais rien, et ma mère me privait de trop de sorties pour avoir une quelconque crédibilité là-dedans. Je loupais parfois deux ou trois mois d’affilée et j’étais à nouveau une étrangère. J’ai ainsi stagné des années en louvette, sans étoile à mon béret. Mais peu importe. Je portais comme les autres ma jupe-culotte de velours, ma chemisette bleue avec patte d’épaule pour y glisser le béret, et mon foulard noir et rouge, sans bague de cuir, réservée aux aînés. Je dormais dans une tente avec 5 autres filles dont je ne connaissais rien et à qui je ne parlais pas. Les monitrices ne m’adressaient pas vraiment la parole non plus, et il arrivait bien souvent que j’errasse seule des heures entières autour du campement. Tous les jeux étaient centrés autour du livre de la Jungle (car tous les adultes d’hier et d’aujourd’hui partent du principe que les valeurs se transmettent plus facilement par la bouche d’une louve, ou d’un Maître Renard). L’une des deux cheffes s’appelait Akela, l’autre Bagheera, ou encore Kaa. J’ai oublié leurs vrais prénoms. Mais Toto, c’était Toto. Et lui n’était pas dans le Livre de la Jungle. Il était présent aux levers des couleurs, le soir aussi quand on rentrait de nos promenades, assis en short beige sur une chaise pliante. Il était gentil, avec ses grosses cuisses blanches couvertes de taches de rousseur. Il souriait tout le temps, bonhomme, ne se fâchait pas. Il faisait parfois asseoir un enfant sur ses genoux. Moi aussi, une fois, mais je me souviens très bien de m’être sentie mal à l’aise, une fesse sur sa cuisse, l’autre non, en déséquilibre. Il y aura des histoires dans la presse, plus tard, autour de ce Toto, mais moi je n’ai rien à rapporter.

J’ai eu l’autorisation de participer au camp de l’été 1990, alors même que je n’avais pas fréquenté le groupe depuis l’année précédente. J’étais motivée pour y aller, car quitter les Scouts en catimini et contre mon gré me déplaisait, même si je n’avais personne à qui dire au revoir. Le camp durait 3 semaines, et c’était un événement car il avait lieu en Allemagne, à Gunzenhausen plus précisément, une ville jumelée avec Isle, près de Limoges. Cela aussi me plaisait. J’avais commencé l’allemand depuis un an et j’avais très envie de voir à quoi les Allemands ressemblaient. La ville nous logeait dans un centre d’hébergement, dans mon souvenir une vieille maison avec un escalier en bois. Le groupe des louvettes auquel j’appartenais était logé en sous-pente. Qu’avons-nous fait durant ces 21 jours ?

Il ne m’en reste que trois souvenirs. Le premier s’appelle Katharina Winter, une fille à peine plus jeune que moi chez qui j’ai logé pendant deux jours, avec ses parents et son frère, Johannes. Ils avaient un grande maison avec jardin, au bord du lac. Une photo nous montre toutes les deux le soir de mon arrivée, moi en uniforme et béret sur mes boucles brunes. Je suis restée longtemps en contact avec Katharina, c’était ma correspondante, comme on disait. Elle m’a fait une cassette, avec les Prinzen en face A et Pur en face B. Moi, sur les conseils de mon père, je lui ai envoyé une cassette de Michel Sardou. Nul. Mon père et moi avons passé un repas de Noël chez eux l’année suivante. Il y avait une multitude de décorations très fines en bois et une énorme Weihnachtspyramide, c’est-à-dire une crèche montée sur un plateau, tournant à l’aide d’une hélice propulsée par la fumée de 6 bougies blanches et rouges. C’était vraiment magique. A 13 ans, j’y ai encore passé 10 jours en été, ils sont venus me chercher à Strasbourg, dans leur grosse Merco. Lors de ce séjour, j’ai été difficile. J’ai eu des insomnies et réclamé de la musique pour m’endormir. J’ai eu mes règles pour la première fois et demandé encore de l’aide. J’adorais sa mère, j’aurais voulu que ce soit la mienne. Je la trouvais aimante, douce, et très chic. La langue a toujours été une barrière entre Katharina et moi et je n’ai pas su lui dire tout ce que j’aurais voulu.

Le deuxième souvenir s’appelle « poux ». J’en avais une quantité considérable, j’imagine, puisque le soir, je les cherchais dans mes cheveux pour les lancer sur le parquet où nous dormions. Je suis rentrée de vacances avec une surface glabre de 6×6 cm sur le côté gauche. Mais ça ne se voyait pas : j’avais beaucoup de cheveux.
La nuit, entre deux auto-épouillages, je m’endurcissais à coups de sentences scout (loyauté, persévérance, aumône laïque). Je me positionnais droite dans le sac de couchage, rigide comme debout, le bras droit plié et la main inclinée vers ma tête, la main formant le salut scout, les trois doigts levés et bien serrés, et le pouce sur l’auriculaire car « les plus grands protègent les plus petits ». Je veillais aussi à la position de mes pieds, forçant sur le gauche pour le remettre dans le droit chemin, persuadée qu’il suffisait de faire ce geste tous les soirs pour corriger n’importe quelle anomalie physique. Je portais des semelles.

Je priais aussi, les mains jointes, mais pour qui et quoi je ne sais plus.

Le troisième souvenir, et non des moindres, de ce séjour, s’appelle Laurent V. Il a presque 17 ans, et moi presque 12. Nous ne nous sommes jamais parlé avant. Seulement regardés de loin, pendant les repas. Tout commence par un petit mot qu’il me donne en cachette. « Je t’aime ». Un rendez-vous. Il signe « Renard ». Je descends l’escalier. Il est là. On s’embrasse sans se parler. Je caresse son dos et sa nuque. Tout est dans l’ordre des choses : cet amour doit rester secret car nous avons une grande différence d’âge ; il communique par petits messages ; je me dis qu’il est enfin là l’homme plus âgé qui pourra m’aimer comme une grande. Il y a du bruit en bas, du chahut. Parfois, on se pousse sur le côté, on se cache un peu, on se sépare quelques instants, on s’y remet, il caresse mon visage avec sa main. Il me prend dans ses bras et je caresse son cou avec mes lèvres. Si je comprends bien, les grands ont endormi Toto en lui mettant un somnifère dans son verre. On se revoit plusieurs soirs dans l’escalier, c’est pratique : on est à la même hauteur. On ne fait que s’embrasser, mais dans mon souvenir, cela dure très longtemps. Je vis des moments hors du temps. Je n’ai pas d’âge, je n’ai plus de conscience.

Quand je revois les deux photos de moi datant de cette époque, je suis étonnée : je ne suis pas du tout formée, ni réglée, et j’ai la tête toute bouclée d’une enfant de 10 ans. D’après le mot qu’il m’écrit le lendemain, il est conscient que nos 5 ans de différence risquent de choquer ; moi, grand cœur, je le rassure : l’amour est plus fort que tout et ce sont des choses qui arrivent. Ma mère m’a au moins appris ça : je n’ai pas de convention.

A la fin du séjour, nous échangeons nos adresses. Il m’écrira quelques fois de son lieu de vacances, il y a le mot « Beausoleil » dans son adresse. Il m’écrit sur du papier bleu d’une belle écriture d’adulte. Il me dit qu’il m’aime, que tout lui semble irréel. C’est mon amoureux de vacances. D’une seule fois.

3. La mère

Ma mère est concernée par cette proposition de poste au Koweït : je ne pourrai plus la voir un week-end sur deux comme je le fais. Elle doit donner son accord. Elle agite tous les fanions possible : jeune fille dans un pays musulman, études de moindre qualité… Tous ces dangers se sont avérés par la suite. Je ne l’écoute pas, je ne veux même pas discuter, il ne s’agit plus de moi et de fignoler les détails de mon avenir, mais plus basiquement de vivre avec l’un de mes deux parents. Et ce sera mon père. Ma mère, lors d’un procès l’année précédente, avait bien répété qu’elle préférait que je vive en foyer plutôt qu’avec lui, puisqu’avec elle ce n’était pas possible. Peine perdue, mon père obtient ma garde et je reste à ses côtés jusqu’à mes 18 ans. Pas un mois de plus.

Monument aux morts de la Deuxième Guerre mondiale, Pulawy, Pologne, ville d’origine de Rudophe Szcz.

Aînée de trois enfants, ma mère, Katerin, naît en plein hiver 1954 d’une mère au foyer de 18 ans et demi et d’un père polonais officiant à la base américaine de… Sa mère, Camille, le trouvait beau, grand et blond, il avait les yeux bleus. Pas une goutte d’alcool à la maison, des dents très entretenues, mais des colères sans nom, et des coups qui pleuvent à tous moments. C’est munie de 5 certificats médicaux pour coups que ma grand-mère divorcera 25 ans plus tard. Rudolphe, le père de ma mère, a décidé de couper les liens avec toute la famille avant ma naissance. Je ne l’ai jamais connu, de même que tous ses petits-enfants. Nous lui avons écrit des lettres, l’un d’entre nous est même allé sonner à sa porte, désireux que nous étions de comprendre et peut-être lever le voile noir qu’il avait jeté sur la destinée de nos parents et dont l’ombre se projetait aussi sur la nôtre.

Katerin est une enfant intelligente. Avec son frère, son cadet de 11 mois, ils se rendent à la gendarmerie pour signaler les maltraitances. Ils sont renvoyés chez eux avec un sermon. Ma grand-mère s’est livrée il y a deux ans lors d’une soirée à la maison, racontant pour la première fois, les humiliations et la terreur dans laquelle elle et ses trois enfants ont vécu pendant de nombreuses années. Nous l’avons enregistrée à son insu. Les coups, les objets brisés. Et cette phrase qu’elle a prononcée à propos de Rudolphe (« En cinq minutes, il changeait du tout au tout et pouvait tout casser dans la maison. ») a résonné dans mon esprit comme s’appliquant également à ma mère.

Les livrets scolaires de ma mère attestent de ses hautes capacités dans tous les domaines, première de sa classe en Première, elle chute ensuite progressivement. Pourquoi ? Nous n’en avons jamais parlé. Repérée pour ses résultats en natation, elle fera partie de l’équipe départementale. Quand j’ai eu onze ans, elle s’en est souvenue et m’a inscrite à la piscine municipale de Limoges pour apprendre à nager.

Ma mère s’est aussi construite contre ses origines sociales. Elle s’est toujours identifiée à ceux qui avaient plus, plus de diplômes, et surtout plus d’argent. Elle a toujours voulu aller plus haut, plus loin, à Paris plutôt qu’en Province, côtoyer des gens d’un milieu plus élevé pour, peut-être, s’en servir le jour venu. Chose que je n’ai jamais été capable de faire. Douée pour repérer les forts en thèmes, elle a lié des relations très éphémères avec des personnes qu’elle a toujours eu honte d’inviter à la maison. Nous ne recevions jamais personne. Je ne sais pas grand-chose de l’enfance de ma mère. Elle détestait sa mère, elle détestait sa sœur, seul son père avait grâce à ses yeux. Malgré sa violence, elle lui trouvait plus de classe, plus de chic. C’est avec sa ceinture qu’elle me frappait.

Elle aimait les garçons. Je ne sais pas si je peux écrire cette phrase, si elle est vraie. Elle aimait que les garçons la trouvent sexy. Elle aimait le sexe. Elle aimait accumuler les hommes, et les jeter. J’en ai vus qui ont pleuré. Il y avait son copain du week-end, son copain du boulot, son copain du parti socialiste, et bien d’autres encore. Ma mère mentait, trichait, arrivait en général à ses fins. Un jour, j’ai 20 ans, et elle me dit : « Dépêche-toi, les hommes, ça ne dure pas. Après 40 ans, la moitié d’entre eux ne bande plus, et l’autre est chauve et bedonnante ». Je ris, elle m’a transmis tant de leçons de vie que je pourrais écrire une série américaine.

Ma mère quitte mon père en plusieurs fois, j’ai un an, deux ans. Elle m’écrit une lettre pour m’expliquer ses départs, j’ai 9 mois. « Nous t’aimons tous les deux. Mais ton papa et ta maman ne peuvent plus vivre ensemble, ils ne s’entendent plus ». J’ai tant pleuré quand j’ai découvert cette lettre que je l’ai enfouie, si loin, si bien, que je ne la retrouve plus quand je la cherche. Je l’ai peut-être confiée à mon père, comme toutes les choses brûlantes de ma vie.

Bilhères, Pyrénées atlantiques

Elle part au Maroc (nous étions à l’époque en Algérie) et rencontre Serge, un étudiant en biologie de l’Université de Bordeaux. Ils décident de vivre ensemble près de l’endroit où Serge a sa première affectation, à l’observatoire de Gabas, à Bilhères, dans les Pyrénées atlantiques. Je les rejoins pour mes trois ans. Serge boit de la bière, fume des roulées, mange des steaks crus et crame les frelons avec une allumette. Il me fait peur. Je fais des cauchemars. Ma mère tombe enceinte et David, mon petit frère, naît à Pau. J’ai presque cinq ans. Deux ans plus tard, une nuit de la fin août, ma mère emprunte un camion au copain de sa sœur. Nous ne déménageons pas, nous nous enfuyons. Elle a 31 ans et deux enfants. C’est tout ce qu’elle a. Elle part, donc nous partons. Vers Limoges. Chez sa sœur où nous serons hébergés quelques jours, elle montre toute sa puissance de femme forte et intelligente à l’extrême : trouver une école pour moi, elle se renseigne, ce sera une bonne école, avec des enfants de notables, un logement… l’idée de vivre chez sa sœur plus longtemps est une souffrance – ce sera un foyer de femmes pendant un mois, puis une HLM rue de la Conque, trouver une formation de secrétaire pour elle – je la revois encore s’exercer à la sténo le soir, et cette image est associée pour l’éternité aux papyrus qui se balançaient dans le salon -, trouver une nourrice pour mon frère, passer son permis… Je la ressens comme si c’était moi dans ces moments-là où tout est à construire, ces moments de retournement où trouver des ressources me semble toujours possible. Elle m’a appris à ne pas me contenter d’une vie tiède, m’a donné la force de reconstruire, l’aplomb de me défendre. J’ai envie de pleurer quand je pense à cette période. Mon frère est venu à Limoges avec toutes ses angoisses, ses bronchites et son eczéma. Je ne pense pas que ma mère est forte. Je pense surtout : ne pas poser de questions. Mais avancer, avancer avec elle, parce que les enfants n’ont pas le choix. Parce que mon père était en Algérie, parce que « tout le monde savait qu’elle était violente, mais on ne voulait pas d’histoires ». Un soir, j’entends ma tante Nancy se plaindre au téléphone (à qui ? à sa mère ?) de notre présence chez elle. Je rapporte ces bribes de conversation à ma mère, ce qui a pour effet de l’énergiser encore plus. Nous n’attendrons pas qu’une HLM se libère pour partir. Nous déménageons dans un foyer pour femmes. Mon frère est dans un lit parapluie. Nous mangeons nos repas au réfectoire. Il y a de la purée servie dans des plateaux alvéolés. Je suis fascinée. Une femme voyant mes beaux cheveux me dit de donner mes 100 coups de brosse matin et soir pour les garder brillants. Ce conseil de sorcière hante encore aujourd’hui mon esprit. Ma mère ne sociabilise pas, elle lutte. Mon frère apprend à vivre sans tétine, il pleure beaucoup. Il tousse gras comme un vieux fumeur. Il y aura toujours une ordonnance et deux ou trois boîtes de médicaments, un aérosol, dans la petite panière sur la table de la cuisine. Moi je suis en CE1. Je m’ennuie. Et je me fais taper à chaque récréation.

Opel Kadett

Ma mère se trouve assez rapidement un travail de standardiste au Conseil Régional du Limousin. Elle passe son permis et achète une vieille Opel Kadett orange ayant appartenu à des vieux, elle doit la « dérouiller » car elle n’a jamais roulé à plus de 50 km/h. Puis, elle passera secrétaire. Plus qu’un petit moment avant d’être titularisée. Cela soulagerait sa mère. Soudain, elle coupe les liens avec sa sœur, puis avec sa mère, nous isolant encore un peu plus.

Katerin n’est pas Monsieur Bovary et a d’autres rêves que de passer toute sa vie à Limoges, entourée de « beaufs » et de secrétaires, près d’une sœur qu’elle accuse de l’imiter et de provinciaux qu’elle hait, petites vies, petites ambitions, mesquineries… Elle veut monter à Paris, et faire un travail à la hauteur de ses compétences. Elle trouvera, dans une entreprise de Seine Saint Denis, les faisant déménager mon frère et elle, d’abord à Villepinte, puis, plus tard, à Guyancourt. Secrétaire de Direction pour une grosse boîte d’imprimantes, elle travaillera à la Défense, puis en Suisse. J’ai perdu sa trace à Colomiers, près de Toulouse, où elle remplissait des missions d’intérim.

Ma mère a toujours souffert de son dos. Quand elle a dû se faire opérer, elle s’est rapprochée de moi quelques temps. A Paris, rue de Turin, je lui ai apporté une serviette et quelques magazines. Je ne l’ai plus jamais revue.