Serge aborde ma mère dans un café au Maroc, c’est ce qu’il raconte, émoustillé par la vision de « son petit cul sexy » dans un pantalon blanc. Rien qu’en disant cela, il se pose comme l’opposé de mon père. Amoureux de la nature, il est lui aussi très « nature ». Il n’a pas de tabou. Ma mère m’en parle comme d’un homme qui n’a pas de manières, qui est « sale », et qui donne à tout le moins le mauvais exemple aux enfants. C’est vrai que, comme exemple, il se pose là : il pisse debout la porte ouverte, pète à table en soulevant son derrière de droite ou de gauche et affirme que se retenir est mauvais pour la santé ; et laisse ses poils dans la baignoire en guise de traçage de territoire. Tant lui est égale la coquetterie qu’il s’habille toujours de la même manière : un pull Saint James bleu boutonné de côté, un jeans Levi’s avec un boutonnage braguette à la fermeture hasardeuse, et une chemise blanche (de temps en temps, il « monte » à Paris en acheter quelques-unes). Il chausse ses pieds de grosses chaussures de marche ou de Paraboot, modèle Michael. Quelle que soit son activité, été comme hiver, Serge ressemble à Serge.
Il fume continuellement des roulées, même dans sa 4L, boit des demis, écoute les Doors et les Rolling Stones, et possède une photo de ma mère sous le pare-soleil côté conducteur. A l’arrière de sa voiture, quand mon frère n’est pas encore au monde, il y a un siège à peine fixé, d’où je peux voir la route défiler sous mes pieds.
Il aime Rimbaud et nous offrira, à mon frère et moi, des contes chinois que j’ai du mal à comprendre, une cassette de Touré Kounda et une autre des Rita Mitsouko que, à 7 ans, je n’écoute que très rarement.
Serge aime la nature, disais-je. Il dépend du département de biologie de l’Université de Bordeaux. Docteur, il fait partie du CNRS. Nature, il se balade nu dans la maison, possède une souris dans du formol qu’il garde sur son bureau, attrape des rongeurs ou des chauve-souris qu’il bague, observe les vautours et compte les nichées chaque été dans les Pyrénées. Tout cela dégoûte ma mère qui me laisse même gérer l’armement et le nettoyage du piège à souris des toilettes.
Un jour, je les surprends au lit, sous la couverture, c’est une image marquante.
Serge part travailler à l’observatoire de Gabas et ma mère respire le tee-shirt bordeaux qu’il a laissé sur l’oreiller, avant de l’enfiler. Elle me rapporte des années plus tard (ou est-ce ma grand-mère qui me le confie ?) qu’il lui a promis de faire de moi son dessert, question sport en chambre. Mais je ne la crois pas vraiment, j’écoute toujours ses phrases d’une oreille endormie, car Serge m’apporte beaucoup et, 35 ans plus tard, je me rends compte à quel point il a contribué à la formation de ma personnalité. Il rétablissait l’équilibre. Le chlore de ma mère contre les bactéries de mon beau-père. L’innocence contre la civilisation. La nature contre la culture. L’âge d’or contre l’âge de fer. Il a accepté son rôle de « substitut » et l’a rempli avec entrain, et je dois dire que je ne l’appelais pas « beau-père » pour rien. Mon père étant loin, en Algérie, Serge a compensé.
Quand ma mère le quitte, à son insu, nous effectuons une translation de 450 kilomètres vers le nord. Le divorce est prononcé et Serge obtient, comme la majorité des pères de cette époque, un droit de visite équivalant à un weekend sur deux et la moitié des vacances ; il perd son autorité parentale conjointe et n’a plus que ses yeux pour pleurer. Pendant 10 ans, il fera courageusement les trajets deux fois par mois, en voiture, de Pau à Limoges, puis de Pau à Paris.
Ainsi, quand nous habitions Limoges, il arrivait le samedi midi après l’école et ramenait Jonathan le dimanche soir pour 18 heures. Il n’était pas rare qu’il m’embarque aussi. Il louait une chambre d’hôte à la campagne. J’ai le souvenir que nous jouions au foot pendant des heures, avec lui ou juste tous les deux, David et moi.
Serge me fait un peu peur. Il me file des « torgnoles », et a une grosse voix, mais ça va. C’est, à bien y repenser, le seul être « transparent » dans mon entourage. Tandis que ma mère alterne cajoleries et menaces pour nous manipuler, tandis que mon père cache ses origines d’enfant adopté (ma mère vend la mèche alors que je suis déjà bien grande) et dissimule les véritables raisons pour lesquelles il n’essaie même pas de venir vivre plus près de moi, m’abandonnant à une femme qu’il sait malsaine et violente (« Je pensais que tu serais mieux avec ta mère qui reconstruisait une famille, et ton frère… », bla bla bla), Serge était bien présent dans mon quotidien, de 3 à 7 ans. C’est lui qui m’apprend à faire mes lacets et passe des heures de son temps libre à guider mes premiers coups de pédales dans le parc du château d’Henri IV, à Pau. Lui qui me fait découvrir « Riders on the storm » et m’initie à la « culture française » dédaignée par mes parents : bière à la terrasse des cafés, une pièce dans le flipper, feu de camp et viande grillée, arrêt clope tous les 100 kilomètres, bouquin corné en cours de lecture dans le vide-poche, des gros mots de temps en temps, et le droit, l’immense droit enfin, de ne pas être tiré à quatre épingles. Pour la faire courte, heureusement qu’il a traversé mon enfance, sinon je serais devenue pire que je ne suis.
Le soir, après la pomme qu’il m’oblige à croquer avec la peau (« c’est bon pour faire tomber les dents de lait »), il me lisait parfois des histoires. Je voudrais noter ici que ni ma mère ni mon père ne l’ont fait et lui rendre hommage. Il s’occupe de mes bobos (les genoux couverts de Mercurochrome, c’est lui) : il retire les échardes de mes pieds avec une aiguille qu’il stérilise à la flamme et va même chercher le bâton qu’il me demande de mordre pendant l’opération.
En grande section, mes tibias crûrent dans d’affreuses douleurs. Le soir, il me massait les mollets et me faisait marcher dans le corridor en comptant mes pas, jusqu’à épuisement.
Il m’a appris à m’endurcir, à faire des efforts et à patienter. Je n’ai pas encore pu lui dire le tribut que je lui dois. Il m’appelait Cosette, je ne savais pas trop pourquoi. Si nos relations s’étaient maintenues, nous aurions peut-être eu l’occasion d’échanger sur ce pan de ma vie. Bien trop tôt, alors que je n’avais que 16 ou 17 ans, je l’ai revu quelques jours chez lui, en vacances, avec sa femme, ses enfants et David. Il s’est permis de dire des choses négatives sur mon père. Moi, je n’étais pas prête du tout à les entendre. Et de toute façon, les comprendre et les accepter aurait signé la fin de ma relation avec lui. Alors mieux valait laisser glisser et m’éloigner un peu.