26. Collège Le Colombier (Allassac, fin sept.-oct. 1992)

Au cours de l’été, mon père doit recevoir une formation en français langue étrangère en vue de le préparer à ses nouvelles fonctions. Je l’accompagne à Strasbourg et loge avec lui une semaine dans une petite chambre de la Cité U. Mon père revient de ses cours la bouche plein de sarcasmes : « Aujourd’hui, on nous a demandé de traverser une rivière imaginaire, les yeux fermés. ». C’est tout lui. Le soir, il y a le ciné-club de la fac. J’y vois « Cinema Paradisio ». J’ai 14 ans.

Etienne m’a enregistré une cassette des Doors. C’est une 90 minutes noire et dorée de la marque TDK, au boîtier parfaitement lisse. Je la trouve en soi très élégante. Je l’écoute beaucoup, en ayant tout à fait conscience du caractère indiscutable de son contenu, ce qui m’interdit toute impression négative, voire même toute impression. Je ne sais pas si j’aime ou si je dois détester, tant j’ai appris à masquer mes émotions. C’est toujours comme ça : j’ai besoin de savoir s’il faut aimer ou pas. Une critique des Inrocks, l’approbation de mon père, me suffisent à trancher. Si l’on me dit que c’est « de qualité », alors je peux dire que ça me plaît. Mais on est loin d’une émotion retranscrite. Je suis habituée à ne pas avoir d’avis sur les choses. Je sais que des élèves plus âgés ont un poster de Jim Morrisson dans leur chambre. Je sais qu’il est mort jeune et j’imagine la cohue des fans en transe autour de sa tombe parisienne. Il me faudra des années pour oser me détacher avec humour de certaines idoles. Mais même, au début, c’était une pose. Une pose parisienne. Car, il était de bon ton de démolir les idoles, ça faisait dandy, c’était un genre, on se faisait remarquer.

La famille de ma correspondante allemande vient me prendre à Strasbourg, direction Nürnberg. Je m’écrase dans le cuir beige de la Mercedes.

A la fin de l’été, mauvaise nouvelle, le plan algérien tombe à l’eau. Un autre a été choisi. C’est reparti pour l’attente. En septembre, on se rappelle de mon père. Une place au Koweït, ça vous irait ? Mais ce n’est pas encore confirmé. On en parle. C’est ça ou l’Ouzbékistan. Il préfèrerait, mais il n’y a pas de lycée français. Ma mère essaie de lutter contre. Dans mon esprit, c’est fait : je partirai avec mon père, où qu’il aille. Ma mère a beau me mettre en garde, elle n’a rien à offrir. On lui laisse deux jours pour se décider.

La Guerre du Golfe vient de se terminer et il me reste en tête les fausses chroniques du Vrai-Faux Journal de France Inter, « avec nos envoyés très spéciaux Jean Sais Rien et Jean Sais Pas Plus », qui ont animé mes déjeuners du mercredi « devant le poste de radio ». C’est la guerre invisible, sans contact, illustrée d’images que l’on ne comprend pas, filmées à la lunette infrarouge. Mon père n’en finit plus de dérouler ses cartes et se trouve finalement assez enthousiasmé par la région. Il se rapprocherait du Proche-Orient où il rêve d’aller, et « tu te rends compte, on fait face à l’Iran ! ». Cela le fait rêver quand même un peu. Chez un bouquiniste de Brive, il trouve un livre de photos du Koweït. « On dit Koweïtis ou Koweïtiens ? » On regarde ça en fin d’après-midi dans la vieille maison, dans une atmosphère d’automne corrézien, entre figues écrasées, récolte de mûres et ramassage de noix. On y voit des silhouettes blanches floues, photographiées de nuit dans un ciel bleu sombre, il y a des palmiers, des centres commerciaux très dorés, des villas blanches à colonnades, des drapeaux, beaucoup de drapeaux.

Septembre se déroule, et le Ministère des Affaires étrangères ne donne plus signe de vie. Il faut se résoudre à m’inscrire au collège le plus proche, à 9 kilomètres. Je ne suis pas contre, tout me va. C’est pour une inscription en Troisième. J’ai manqué la rentrée, mais peu importe.

Je marche à l’aube vers la place du petit village où le car de ramassage scolaire passe à 7h10. Les ruelles étroites entre les murs d’ardoise sont vides et glaciales. Le brouillard ne s’est pas encore levé. Je monte dans le car, je ne suis pas la première, je m’assois derrière le siège du conducteur d’où je peux regarder ses yeux dans le rétroviseur. Il écoute NRJ, et toutes les publicités d’NRJ. Je n’ai rien contre car soit je suis déjà très condescendante, soit je sais comment survivre dans un nouveau collège. Tous les établissements ont leur idiome, à chaque coin de France son annuaire du bon goût… J’apprends. Parfois, Virginie monte avec moi. Elle habite dans le village, un peu plus loin, elle est dans une classe parallèle. Ensemble, nous décidons de ne plus porter que des mini-jupes avec un collant noir. On fait ça pour s’encourager, car porter une jupe à 14 ans en 1992, ce n’est pas si facile. Cela signifie regards et remarques, petit danger. Après ma journée, nous prenons le même car pour rentrer, c’est plein du bruit des ados maintenant très réveillés. Même le chauffeur monte le volume de la radio. Et des publicités. Toutes ces silhouettes qui dans le bus sont encore des élèves, uniformisés par les habitus du collège, ne sont déjà plus tout à fait les mêmes, quand on les dépose dans un paysage qui me semble déjà trop isolé pour être nommé le « milieu » de nulle part, pour rejoindre à pied leur foyer, une ferme ou une maison invisible de là où nous sommes, et où je m’imagine qu’ils vont donner à manger à des cochons qu’ils appellent par leur prénom, tandis que moi je ne me salis pas les mains. Je découvre la Corrèze en période scolaire, moi qui ne la connaissais qu’en vacances. Je casse des noix sur la toile cirée noire. Ou bien je lis un peu. On joue au Master Mind. Mais il fait déjà sombre le soir, et j’attends, j’attends la nouvelle vie, celle que je dois construire ailleurs. Du coup je ne commence pas celle-ci.

Le collège Le Colombier est un bâtiment quelconque d’un étage, érigé dans un renfoncement de terrain, mais visible depuis la départementale. Quelques élèves me prennent sous leur aile. Dans ma classe de Troisième, il y a deux filles absolument magnifiques, avec de longs cheveux et de grands sourires, et qui portent des brassières à bretelles sous des gilets. Elles sont habitées par Madonna dont elles répètent les chorégraphies à toutes les récréations, mais aussi le weekend. Madonna, c’est pour ma mère, c’est ce que je pense. Elles sont gentilles avec moi, ce qui cadre avec l’image que je me fais d’elles et me permet de me sentir rapidement à mon aise. Je veux dire que la gentillesse, la tolérance, la bienveillance, ce n’est pas vraiment, comme Madonna, ce qui caractérise l’époque. Ce n’est pas encore une valeur Vintage, c’est juste très critiquable. Être gentil, c’est être « bien brave ».

A la campagne, c’est comme ça, la plupart des élèves ont pour patronymes des noms de villages, de vallons, de bouts de forêts et de ruisseaux. A la récréation, on peut acheter des viennoiseries pour deux francs. Il n’y a pas de bazar dans les cours. Je suis cordiale envers les professeurs. Je me crois moderne, de la ville. Je reçois beaucoup de compliments sur mes facultés d’adaptation, alors que je ne les mérite pas puisque cela m’est si facile.

Comme il n’y a pas d’anglais deuxième langue, je fréquente le cours de première langue comme les autres. La prof d’anglais me « bade », je suis un révélateur de son enseignement. Estimant sans doute que je suis une opportunité pour sa classe, elle fera participer tous les élèves à l’envoi d’une carte et d’un colis au Koweït. Il se passe quelque chose à Allassac. C’est si adorable que je n’ai pas les outils émotionnels pour recevoir ce type d’attention.

Scolairement, je suis tellement accaparée par mon adaptation que je n’approfondis rien. Mon emploi du temps est devenu très léger : il n’y a pas d’allemand, pas de latin. Pour m’occuper, je suppose, ou pour reproduire un schéma confortable, je cherche parmi les garçons de la classe celui que je trouve le plus mignon et je le regarde. Il s’appelle Benoît. Ses yeux sont extraordinaires quand il sourit. Je suis étonnée de ne pas le voir main dans la main avec une fille. Ce qui était valable à La Châtre, ville de campagne, mais ville de passage sur la ligne Paris, Orléans, Limoges, Toulouse, ne l’est plus à Allassac : quand on a 14 ans, on attend d’avoir le permis pour conduire sa Panda et commencer sa vraie vie. Et quand l’après-midi touche à sa fin, on se dépêche, de peur de le rater, de monter dans l’un des cars qui attend sur le parking du collège et qui nous ramène chez soi. Cette dépendance au ramassage scolaire limite les élans spontanés et les improvisations. Peu avant les vacances d’octobre, pourtant, je donne en copy cat (cf. La Châtre) un mot à Benoît, qui dit : « I want you », un désir qui, aujourd’hui, me semble bien « au-dessus » de mes moyens de l’époque. Je me demande ce que ça va donner ; c’est un coup d’épée dans l’eau. De toute façon, je ne sais pas trop ce que je veux dire ni ce que je veux.

Deux jours plus tard, c’est le dernier jour et mon cœur bat mille fois plus fort quand je donne mon chèche noir tunisien à Christelle C. qui me plaît. Elle m’en a fait compliment, je le lui offre. Elle a l’air heureuse. Nous ne nous reverrons pas.

Les deux cantines en fer sont fermées et prêtes à embarquer. Mon père passe la maison au peigne fin. Pas de noix, pas de miettes, pas de souris. Nous pouvons également quitter les lieux.   

25. Collège George Sand (La Châtre, avril-juin 1992)

La collègue qui nous prêtait son appartement à Châteauroux compte le récupérer au printemps, alors nous déménageons dans un logement tout près du lieu de travail de mon père qui s’évite aussi 90 km de voiture par jour. Dans une très vieille maison à colombages qui sent mauvais, nous posons nos sacs et nos duvets sur une moquette qui cache sans aucun doute un plancher vermoulu. Comme je le disais plus haut, peu m’importe, les journées sont belles et je passe l’essentiel de mon temps dehors.

De nouveaux noms de lieux envahissent les conversations : Nohant, Montlevicq, Montgivray, Sainte-Sévère, Saint-Chartier… Comparé à Renoir ou Touvent, le Collège George Sand est un établissement de campagne. Tout y est plus doux, plus petit, plus replié. Les prénoms des élèves sont partout les mêmes, mais les professions de leurs parents n’ont rien à voir : untel porte le nom du boulanger de la rue principale, un autre celui que l’on voit s’étaler sur d’immenses panneaux indiquant la pépinière lorsqu’on rentre de Corrèze, un autre, tu sais, c’est le fils de Machin, l’auberge sur la route de Châteaumeillant. Tout le monde se connaît. La moitié des élèves viennent par car scolaire, l’autre possède un scooter, et je fais partie des rares élèves à rentrer à pied à la maison. Je fréquente ce collège dès la fin des vacances de Pâques et jusqu’à la fin des cours en juin. Mon père se prépare, il passe des entretiens pour partir à l’étranger. C’est une jolie saison pour être adolescent(e).

Un peu avant la rentrée, j’ai la chance de visiter le Collège avec mon père et le Principal. Je suis habituée, tous les établissements se ressemblent. Je suis à la fin de la 4ème, et il n’y a rien de neuf sous le soleil, hormis le calme impressionnant qui règne pendant les vacances dans les locaux scolaires. Le Principal me montre au premier la salle de dessin, la salle de musique, le labo de Physique, puis nous redescendons, et alors que nous longeons le couloir du rez-de-chaussée, avec sa rangée de patères vides, une envie irrésistible de vomir me prend et je me libère dans une grande flaque. Je suis confuse. Heureusement qu’il n’y a pas d’élèves.

Là encore, je m’intègre comme dans du beurre. Mon père travaille aussi dans l’établissement et est largement apprécié par les élèves et les parents. Je suis chez les Bisounours. C’est la mode des Totoches, des pendentifs en forme de tétines que tous les élèves arborent fièrement sur leur poitrail…

Après mon plâtre, je recommence pour la première fois les cours de sport avec un dernier trimestre consacré aux barres parallèles et asymétriques, ce qui me procure beaucoup de bonheur, tant j’aime me balancer la tête en bas. En mathématiques, les exercices exigent enfin de savoir bien lire pour construire une équation à partir de mots. Grâce au soutien d’une professeure chevronnée, longue et sèche comme une feuille de palmier, et qui diffuse ses odeurs d’ail autour de ma tête quand elle se penche pour m’aider, je prends goût pour toujours à l’arithmétique. La prof de français s’appelle Mademoiselle Chopin, ce qui ne manque pas de sel au pays de George Sand, et se comporte comme une Mademoiselle Jeanne (Gaston Lagaffe) pleine d’enthousiasme. Sur une idée de mon père, je présente un exposé sur la toponymie des noms de fruits et légumes. Pour trouver la documentation appropriée, nous retournons à la bibliothèque de Châteauroux où le bruit des voitures m’étourdit : je ne sais plus traverser une route ! C’est que La Châtre, c’est vraiment la campagne !

Je ne retrouve pas de groupes de filles délurées dans ce collège. Romain, le garçon au béret, et moi « cassons » peu de temps après mon arrivée bien sûr, c’est que je me suis lassée de ses missives au stylo paillettes parsemées de petits cœurs et terminées par « Je t’envoie autant de bises qu’il y a de bulles dans une bouteille de Coca » (la même avec le sable, c’était déjà gênant, mais avec le Coca, c’est non !). Je ne dis pas « Je t’aime », pour rester droite dans mes bottes : être entière m’importe plus que de ne pas blesser. Quand je prendrai des nouvelles du garçon éconduit, une dizaine d’années plus tard, j’aurai du mal à le reconnaître, (très peu) vêtu de cuir et d’épines sur un char de la Gay Pride à Paris, les yeux maquillés, toujours avec de grands cernes bleutés. En avril, un concours informel de fille/garçon la/le plus belle/beau du collège est organisé par la classe en-dessous et Julietta est élue. Je la vois souvent de loin, elle est populaire, souvent accompagnée d’un garçon. A La Châtre, on se tient la main et on se fait des « pioux » (de petits baisers claqués sur les lèvres). Juliette, c’est la fille Chevignon-Chipie du collège, trop « à la mode » pour m’attirer, un peu inaccessible. Elle ne le sait pas, mais à la maison, il m’arrive de relire ses dictées, ses rédactions. Paraît que c’est une très bonne élève, intelligente et absolument charmante quand elle rit. Nous ne nous doutons pas que nous allons développer dans les années qui viennent, et jusqu’à aujourd’hui, une grande amitié.

Dans ma classe, je ne parle pas vraiment aux autres, plus aux garçons qu’aux filles, mais ce n’est pas important, j’ai l’habitude de ces moments, et je ne suis pas rejetée. Au mois de mai, un garçon de ma classe, Etienne, montre des signes (maladroits) d’intérêt pour moi. Il porte toujours un jean noir, ce qui à l’époque est peu commun, et a un visage asymétrique peu banal. Ses parents tiennent une pharmacie. Il vient à l’école avec un magnétophone et, avec un copain, ils se bidonnent en faisant les journalistes dans la cour. Il vient souvent vers moi pour finalement repartir plein de moqueries. Il dessine des Bart Simpson partout où il peut. Avec lui, c’est compliqué, je vois bien qu’il aimerait quelque chose, mais il n’est pas « sympathique ». Un jour en plein cours de Technologie, une initiation au traitement de textes sur de massives Olivetti, il me surprend soudain en s’asseyant tout contre moi derrière sur la petite assise du tabouret pivotant. Je me raidis. Il passe ses bras nus de chaque côté de mon corps et commence à taper (avec les deux mains et presque sans regarder) quelque chose sur ma feuille d’entraînement : I love you I want you, I want to fuck you…  Je rougis. C’est la chose la plus osée que j’aie jamais expérimentée. Je ne parle pas anglais, mais je sais. Ce mélange de tendresse, d’écriture, de rudesse et d’audace deviendra mon étalon pour de nombreuses années. C’est une déclaration, nous avons 13 ans et nous sortons ensemble, discrètement, secrètement. Toutefois, je suis toujours dérangée par ce qui m’a déplu dès le départ chez lui : ses sarcasmes, dont je suis aussi l’objet, peut-être des maladresses mais qui ne m’émeuvent pas. Nous nous écrirons longtemps cependant, nous nous enverrons des cassettes, et il deviendra bien journaliste, et nous garderons le contact jusqu’à ce que je voie ses enfants. Lasse de son absence de curiosité pour moi, je finirai par couper les ponts complètement.

Invitée à une Boum en juin 1992, j’entends pour la première fois un bruit étonnant : Arnaud veut absolument nous faire écouter « ça », c’est Nirvana.

A la maison, le projet de mon père se précise. Un nom de ville tombe : Constantine, en Kabylie. Et puis certaines fonctions pour lui, nous habiterons dans la villa de son prédécesseur, il y aura une femme (que je devine déjà adorable) pour faire la cuisine. C’est bien. Je vais à la piscine le jour de notre départ. Il est juste temps de toucher le corps d’Etienne le plus possible, sous l’eau, pour se faire des souvenirs, je suis toujours tellement pressée par les adultes, je veux en garder le plus possible pour la route. Casquette New York vissée sur la tête, je passe le portillon, un dernier coup d’œil vers les copains qui sont restés dans le bassin, mon père klaxonne déjà dans la rue, au volant de la Peugeot 205. Il fait très chaud. La Châtre, c’est terminé.

24. Collège Touvent (Châteauroux, janvier 1990-mars 1992)

Le collège Touvent a été construit par les soldats américains présents dans l’Indre entre 1951 et 1967. Pendant plus de dix ans, les enfants des employés de la base aérienne de La Martinerie y ont été scolarisés. Touvent, c’est le nom du quartier, exposé à tous les vents. Gage de folie, s’il en est. Entièrement de plain-pied, c’est un collège où s’orienter est facile ; avec une vingtaine de classes seulement, on y est presque en petit comité. Mais le matin, j’ai toujours peur de passer la grille où traînent des jeunes en mobylette. Ils sont encore là à 16 heures emportant je ne sais où, mais contre eux, des filles aux cheveux permanentés qui le veulent bien.

Dans mon nouveau collège, je ne suis pas tout à fait une inconnue car mon père y a enseigné l’année précédente. Contrairement à ce qui se passe d’ordinaire, c’est lui qui a un avis sur mes profs. Il évoque dans un portrait acide « les mémères qui amènent leurs tricots dans la salle des profs », et les autres qui racontent leurs grossesses et accouchements (j’ai un avis aujourd’hui sur ce genre de jugements, mais à l’époque, je n’en pense rien). C’est quelque chose que je peux comprendre, déjà enfant, ce manque de générosité intellectuelle qui isole et fait souffrir au travail. Mme Truc se dit prof d’Histoire-Géo alors qu’elle ne cesse de déblatérer des âneries sur l’actualité, Mme Bidule est prof de français mais n’a certainement pas ouvert un bouquin depuis l’école primaire.

De son côté, naturellement, il s’est fait une réputation dans l’établissement en emmenant une de ses classes en… Tunisie. A tout le moins, c’est un original. Je ne dirais pas que cette image a compté dans la façon dont j’ai été moi-même vue par mes professeurs, mais à quelques moments, le fait d’être identifiée a pu jouer. Par exemple comme ce jour où un professeur me demande d’aller chercher quelque chose à l’administration et que j’ouvre à peine la bouche que je me fais aboyer dessus par le Principal adjoint, une énorme montagne de chair et de graisse qui m’horrifie. Le fait est que quelque chose ne va pas, puisqu’il me déverse, dans le cagibi où je l’ai trouvé et où nous voilà enfermés tous les deux, toute sa hargne en me traitant d’insolente en long, en large, et en trois dimensions (sous une pluie de postillons). Je n’ai pas compris ce qui m’arrive, je suis terrorisée. Le soir, mon père reçoit un coup de fil du type (vraiment ça n’en valait pas la peine) pour l’inviter à me faire la morale. Un parent a alors plusieurs façons de réagir, et je sens que mon père, même s’il n’accorde pas une grande confiance au gars, et même si cela reste confus dans son esprit puisqu’il n’était pas présent, ne m’accorde pas entièrement sa confiance. C’est un drôle de sentiment, un avertissement, une petite fêlure qui ne s’est jamais refermée malgré les années, et qui provoquera chez moi, sans vouloir utiliser un vocabulaire médical inapproprié, des crises de paranoïa incessantes dirigées contre lui.

Je suis un peu bavarde en classe et un peu légère sur la question des devoirs et leçons, je fais à peu près le minimum. Alors que j’avais décidé de me mettre au travail, l’attrait du jeu me reprend. Je ne suis pas en cours pour travailler, mais avant tout pour m’amuser. Je n’ai absolument pas la maturité pour comprendre l’intérêt de ce qu’on me fait faire et je ne possède aucune motivation naturelle pour relire mes leçons. Mon père a beau être prof, il ne s’inquiète pas de mes mauvaises notes, tant qu’elles ne sont pas catastrophiques. Je ne souffle pas dans les sarbacanes, mais je suis prête à fabriquer les boulettes s‘il faut des munitions.

J’apprécie énormément le cours de Technologie où le professeur, un gentil monsieur proche de la retraite, nous fiche la paix et nous permet de travailler en chantant. On néglige de plus en plus aujourd’hui l’intérêt pour un élève de connaître ce genre d’enseignant dont on n’attend rien de plus qu’une transmission affectueuse et bienveillante.

Comme nous avons la même prof pour le français et l’histoire-géo, elle essaie de mêler ses objectifs pédagogiques dans des lectures littérairement vides, « alittéraires ». Elle nous propose des ouvrages d’Odile Weulersse et de Michel Peyramaure… Je fais semblant de lire. Mon père ne m’y oblige pas, il a aussi son idée sur ce sujet et, comme j’ai déjà été collée une fois pour devoirs non faits, il me dicte même le contenu d’une fiche de lecture ou deux.

Le Messager d’Athènes, Odile Weulersse

Dans ce nouveau collège où je vais rester un peu plus de deux ans, de 11 à 13 ans, je suis très rapidement intégrée à un petit groupe de filles dynamiques, de bonnes élèves avec qui s’amuser et réviser les interros à la dernière minute. Aucune d’elle ne sait que je loge avec mon père dans un 9 m2, ni même pourquoi soudain j’arrive dans leur classe avec quatre mois de retard. Nous nous retrouvons au milieu de la pelouse ou sur un banc et passons nos récréations à discuter ; notre groupe se forme et se déforme au gré des histoires (amourettes, jalousies, disputes d’un jour ou d’une semaine). Il y a A., la charmante danseuse dont le port de tête fait tourner celle des profs quadragénaires ; B. la ronde musicienne que le père appelle en sifflant, ce qui alimente bien quelques jours de bavardage ; parfois C. nous rejoint, sensible et timide. Toutes, elles se connaissent depuis très longtemps, et je ne comprends pas vraiment la nature de leurs relations, liens d’amitié ou familiaux. C’est avec Béné que je ris le plus. Nous menons des joutes verbales pleines de jeux de mots qui ne font rire que nous. Pour au moins deux raisons, nous ne pouvons toutefois être aussi complices qu’espéré. La première tient dans l’espèce de compétition qui existe entre nous et qui justement naît de nos ressemblances. La seconde est plus difficile à décrire. Des enfances différentes justifient-elles que nous ayons de telles difficultés à entrer dans le monde de l’autre ? Ou alors est-ce davantage une question de milieu social ? Ou même d’éducation genrée ? Tandis qu’elle a eu une enfance plutôt douce, passée à faire parler des poupées Barbie (auxquelles elle joue à l’occasion !), mes « petites affaires » tiennent dans mon cartable ; tandis qu’elle participe en tant que danseuse à l’enregistrement d’une émission du Club Dorothée, j’essaie de rouler sur la roue arrière de mon MBK ; tandis qu’elle alterne des vacances de saison à la Turbale et aux sports d’hiver, je passe les miennes à la campagne, à explorer de vieilles baraques ; tandis qu’elle peut m’inviter parfois chez elle pour jouer à la Nintendo (j’ai tué des canards en plein vol en croyant vraiment les viser !), elle ne vient pas une seule fois voir comment c’est chez moi, mais ce n’est pas de sa faute : je ne l’ai pas invitée. Tandis qu’elle est très sérieuse, sage et tout en retenue pendant la classe, j’aime m’asseoir au fond à côté des trouble-fêtes, en toute confiance, adoptée car bon public.

Duck Hunt, sur la console Nintendo

Devant les salles de cours, par contre, quand nous attendons de pouvoir entrer à notre tour, rangés officiellement par deux, mais en réalité agrégés dans une sorte de houle vivante, je préfère rester tout devant pour espérer échapper aux coups de cartables, de coudes, de tête, de genoux… C’est un âge où les garçons se tapent dessus constamment, se roulent par terre à deux ou trois, se collent et se frottent, et tant pis pour celui ou celle qui se prend dans un pied ou une main. J’aime bien ça aussi, des fois, me rouler dans l’herbe avec eux comme dans un grand câlin brutal.

Dans la cour, c’est un concours de fringues de marques. Je n’échappe pas à la tentation. Quand ma grand-mère m’offre à la fin de la 6ème un jean Levi’s et une paire de Nike noires et roses, je suis aux anges. Je vais enfin « appartenir ». Ma dernière journée shopping s’est déroulée en mai dans les rayons d’un Carrefour où ma tante paternelle, me voyant fringuée comme rien, entasse dans le caddie des tas de vêtements un peu plus au goût du jour, sous les yeux de mon père impuissant qui a le sentiment d’y laisser sa paye. A l’époque dont je parle, les adolescents à la mode portent des Bombers, des jeans Levi’s, des pulls Benetton torsadés, des Nike Air, des doudounes Chevignon, des sweats Creeks, Chipie, ou Poivre Blanc, des tee-shirts Waïkiki…. Enfin, je n’oublie pas deux accessoires très en vogue, mais seulement chez les 3èmes (autant dire : une autre génération), et m’en souvenir me procure un grand plaisir : les fers de protection sous les chaussures pour les faire claquer, et la « bolo-tie », un cordon de col fermé sur le devant par une figurine, tête de sioux ou tête de mort. Exquis.

« On » (mais pas moi, à vrai dire, puisque nous vivons dans un microclimat musical où ne passent que France Inter/ Musique/ Culture), on écoute Vanessa Paradis tout en la moquant, Elmer Food Beat (« Le plastique, c’est fantastique »), Roch Voisine (« Hélène »), Pauline Ester (« Le monde est fou »), Patrick Bruel (« Place des grands hommes ») et les premiers Boys Bands préfabriqués. Les chansons des Inconnus sont rejouées par cœur dans la cour, (« Salut/tu/vas/bien ») et Patricia Kaas fait une belle percée dans la cour du collège avec « Mon mec à moi ». Quand, dans la voiture, vient à passer « Au fur et à mesure » de Liane Foly, je regarde mes pieds.

Toute notre petite bande de filles participe à la chorale de l’école dirigée par notre professeur de musique, Monsieur N., qui nous emmène même en représentation, vers Tours peut-être. C’est toujours un plaisir immense de chanter en groupe. A la fin de la 6ème, notre professeure principale programme une sortie scolaire dans le Lot, à Rocamadour. Mon père refuse net, quelle absurdité !, de payer pour un voyage se déroulant à deux pas de la maison de Corrèze où nous sommes toutes les deux semaines ! L’année précédente, en CM2, je n’avais pas non plus eu la possibilité de participer à l’excursion de fin de primaire, pour des raisons économiques également. Ce qu’il faut préciser, c’est que mon père a toujours payé une pension à ma mère, alors que cette dernière a refusé tout net de le faire, une fois le transfert effectué. Il a abandonné l’idée de les lui réclamer de façon plus formelle, craignant de devoir à nouveau supporter des frais d’avocat et encaisser ses mots toxiques à elle en retour. Tel que je le connais, je pense aussi qu’il a craint de la blesser. Mais voilà, avec le crédit de la maison et l’insécurité matérielle causée par la mort de ses parents, le budget est plus que serré.

Je crois que je suis vraiment heureuse tous ces mois à Châteauroux. Je laisse de côté avec une facilité d’enfant tout ce qui me gêne : les violences, la mère, le petit frère, les examens psychologiques et sociaux pour décider « avec qui la petite voudra vivre ». Mon intimité à nouveau protégée, mon corps se libère et je m’autorise à me casser des os, d’abord le poignet, puis la jambe. Mon père nous dépose le matin chez Béné avant de partir au travail, mes béquilles et moi. Sa mère nous emmène en voiture au collège quelques jours par semaine. B. me raconte des années plus tard que la mère de Béné m’en veut énormément, qu’elle m’a trouvée, je ne sais plus les mots exacts, « mal élevée » ou « impolie ». Je reste interdite, j’attends la suite, je faisais tout pour ne pas déranger ! Comment est-ce possible ? Qu’on ait parlé de « moi à 11 ans » derrière mon dos, et que quelqu’un soit resté avec cette fausse idée de moi pendant des années ! (Tenter d’être indifférente à ce que pensent les autres n’est pas encore à l’ordre du jour.) C’est l’histoire d’un croissant, un croissant qu’elle me propose un matin dans la voiture et que je refuse de recevoir, obstinément, jusqu’au silence. Je me cale contre la vitre, surtout qu’on ne m’en propose plus, c’est une vraie torture cette insistance. J’ai été élevée comme ça, à refuser, parce que mes parents ne pouvaient pas rendre. Et quand l’un ou l’autre devait, par la force des choses, mais jamais avec plaisir, accepter un don, il fallait vite l’oublier pour ne pas être redevable. Bien sûr qu’en refusant cette viennoiserie j’avais heurté cette maman ! C’est qu’elle me rendait déjà service en me menant à l’école plusieurs fois par semaine, je n’allais tout de même pas accepter un croissant, et devenir dans ce geste l’égale de sa fille assise à côté de moi, parce que je ne pouvais pas me permettre de le laisser penser. Apprendre à recevoir m’a pris encore bien des années.

Le plâtre à la jambe, que je garde presque quatre mois, m’immobilise et restreint mes sorties. Par conséquent, je recommence à travailler avec plus d’assiduité, ce qui me vaut les félicitations du Conseil de classe. Je découvre avec bonheur l’anglais et le latin, de quoi me refaire une image et monter ma moyenne d’un coup. On nous prête un appartement en vrac dans lequel nous faisons plus ou moins du camping. Il y a une petite télé en noir et blanc. Je fais mes devoirs devant « Giga », une émission d’Antenne 2. Ma grand-mère m’offre une Game Boy et avec mon père, nous faisons des compétitions de Tetris et de Dr Mario. Dans le noir, le soir, je capte la Cibi avec un vieux talkie-walkie ou bien j’écoute Fun Radio par petites touches. Ce sont les débuts de Difool et le Doc, une version audio de tous ces magazines féminins que je trouve déjà stupides dans leur version pour jeunes filles. La Cibi et cette émission s’entremêlent dans ma mémoire. J’ai peur que les chauffeurs de poids-lourds me repèrent sur leur tableau de fréquences et frappent à la porte. Je découvre Michaël Jackson, je trouve cela affreux. Mon père m’initie aux chansons des années 20 à 40 dont le ton joyeux illumine mes oreilles, je deviens imitatrice d’Arletty. En privé seulement.

En décembre, je pars une semaine avec la classe de mon père en Allemagne. Je rencontre là de nouveaux élèves de la campagne, mes futurs camarades de cour ; je croise mes doigts dans ceux de Romain, je lui prête mon béret et mon père immortalise et colle dans son album la photo de ce jeune garçon aux cernes grises sous la neige de Rothenburg.

Les trois derniers mois à Châteauroux se passent plus ou moins bien socialement. Je me fabrique de bonnes raisons d‘être heureuse de changer d’air. A force de changer d’établissement, la mécanique est bien huilée. Un peu de « On s’en fout, on n’est pas d’ici », que disait le père de Marguerite Yourcenar à sa fille quand ils voyageaient en France. C’est plus facile que de partir la larme à l’œil. Même si elle roule quand même.

23. Lycée Renoir (Limoges, sept.-déc. 1989)

Lycée Renoir, 1992 - Par Frédérique Voisin-Demery —

Après les vacances d’été commence une nouvelle vie. J’ai 11 ans et je vais au Lycée Auguste Renoir, un immense établissement polyvalent qui se trouve à deux pas de chez moi. J’intègre la 6ème 1, la première d’une longue série de 6èmes.

Nous sommes appelés classe par classe à l’aide d’un porte-voix. Je sais que Sandra est quelque part, et même Marion et Alexandre, mais ils ne sont pas avec moi. Mon père a « gagné » pour le choix de la première langue vivante, ce sera l’allemand, une langue déjà mal-aimée qui me sépare des autres, et un choix que je m’efforce d’agréer ; ce n’est pas difficile, on me l’a bien vendue. Avec les copains, nous nous croisons sans avoir le temps de nous parler, nos récréations ne se déroulent pas dans les mêmes cours ni au même moment. Le midi, on pourrait, mais c’est trop grand, on peine à se retrouver. On a aussi soif de nouvelles têtes. Ce lycée est une ville dans la ville, avec ses 1800 élèves. Dans la cour, il y a de jeunes majeurs vêtus de grosses vestes Levi’s avec « col fourrure mouton » qui tirent sur leurs clopes. « Qu’est-ce qu’ils sont p’tits les sixièmes cette année ! » entend-on dans les couloirs. Petits et immatures : à défaut de s’enfumer, on préfère ramasser des bogues de marronniers pour se les jeter dessus d’une cour à l’autre. Cela fait mal, c’est très grisant, mais cela ne dure pas. Les pions et les profs sont sévères, et j’ai envie d’être bien vue. Pour la première fois, je décide consciemment de m’y mettre et d’arrêter le dilettantisme.

Notre prof d’Hist-Géo réussit à terroriser les 32 élèves que nous sommes grâce à un odieux subterfuge. L’un d’entre nous laisse échapper un hoquet, elle hurle : « Qui a le hoquet ? » On est trop abasourdis pour répondre. « J’ai demandé : qui a le hoquet ?! Vous répondez ou vous avez une punition générale ! » Un garçon lève la main. « Votre nom ? Si je vous entends encore une fois … (et elle ne dit que le nom de famille!), vous êtes viré ! » Le silence s’épaissit, angoissé et haineux à la fois. Elle attend la dernière minute du cours pour nous expliquer que la peur est l’un des moyens de faire partir le hoquet, et que la preuve, hein… Le moyen de faire avaler beaucoup de couleuvres aussi.

Le prof de mathématiques me met K. O. dès la première semaine avec son cours sur les ensembles. Il trace des pommes de terre au tableau, au début c’est donc vraiment à ma portée. Ensuite, quand il ajoute d’une écriture de médecin quelques lettres grecques aux formes intéressantes, je me dis que ça va le faire, j’aime bien les codes secrets. Mais au bout de trois tubercules remplies de lignes de codes, je perds l’entendement. J’essaie de me raccrocher à ce qui est écrit en lettres romanes et que je devrais comprendre : par exemple le mot « réel », je le connais celui-là, mais posé comme ça sur ce tableau il ne correspond à rien de réel… C’est trop abstrait pour moi, je n’ai pas « l’esprit mathématique » et je lâche les derniers brins de sapin auxquels je pendais encore – dans le vide. Ce sera pour une autre fois, je ne suis pas prête. Et je préfère encore les cours d’athlétisme aux mathématiques, même quand on nous fait courir 45 minutes sur l’herbe givrée. D’ailleurs, à cette époque, plus c’est contraignant, plus je réponds positivement (voir Scouts).

Pendant qu’à la maison les soirées se passent de plus en plus mal (voir Violence.s), je me fais élire déléguée de classe (sur une idée de ma mère) et j’inaugure avec Vincent V. une sorte de stratégie de drague minimaliste que je tire de je ne sais où, sans doute aussi d’elle. Vincent est le plus petit de la classe (ou sommes-nous à égalité ?), ce qui ne l’empêche pas d’être très chic : il a une jolie raie sur le côté, ambiance catalogue 3 Suisse enfants (les pages « Mariages & Baptême »), et surtout il obtient les meilleures notes en tout, ce qui me le rend irrésistible.

Mais hélas, je découvre à peine que j’ai des pouvoirs magiques avec mes quinquets que je dois partir brusquement, sans avoir eu le temps de m’y préparer (voir Mère). Je me débrouille tout de même pour lui faire passer un message par une copine (par lettre postale) : je lui donne rendez-vous un mois plus tard dans le hall du Lycée. Limoges se situe sur la N20, entre Châteauroux, ma nouvelle résidence, et Brive, où nous descendons un weekend sur deux. Mon père accepte de me déposer devant le lycée et de m’attendre dans la voiture. Comme je ne suis plus inscrite, je n’ai plus l’autorisation de franchir les secondes portes de l’établissement, et lui n’a pas le droit d’en sortir. Il arrive, c’est lui, Vincent. Il s’est fait très beau. Je suis intimidée. Le type de la loge nous observe. Il passe ses bras autour de mon cou et m’accroche une chaîne plaquée or avec un cœur, il dépose un baiser sur mes lèvres. Nous ne nous disons rien, nous nous séparons au ralenti, comme dans les films. Adieu.

Je retourne à la voiture, dévastée. Je n’exagère pas. Mon père, tout en conduisant, me pince la nuque (je comprends que c’est une sorte de « câlin ») et affiche une grimace de compassion. J’ai mis des années avant de revenir à Limoges. Il m’a fallu un paquet de boucliers pour « ne plus flancher à Limoges ».

(Photo : Frédérique Voisin-Demery)

22. Ecole (1985-1989)

Dans ma nouvelle école, à Limoges, où je débarque après la rentrée, c’est autre chose. La maîtresse a une cage avec des canaris qui s’appellent Vanille et Caramel. Tous les jours, elle invente des exercices où les volatiles sont les héros de phrases puériles à découper en mots dans des feuilles ronéotypées. Je découvre et à la fois déteste ces devoirs quotidiens que je fais chez la nounou à côté de l’école, devant un verre de lait et un pain d’épice Prosper de Vandamme, enveloppé d’un papier couvert de blagues.

J’écris très gros, j’utilise tant l’effaceur que je perce le papier, je réécris avec des fautes, je rature… Quand j’ai un peu de temps, je vais au fond de la classe et recopie des livres, ce qui force l’admiration des autres et encourage ma tendance naturelle à l’astreinte. Cette année, à nouveau, je vole un stylo-plume dans la trousse d’un camarade et le range vite dans la mienne. Je suis rapidement confondue et privée de récréation. Les trousses des autres me font vraiment envie.

Dans cette nouvelle école, au début, je vis un petit enfer. Semaine après semaine, des élèves me pourchassent, me tourmentent, me collent au mur. Cela dure jusqu’à l’arrivée du petit nouveau suivant : Camille, tout blond, coupe au bol. Il me sauve et réciproquement : nous unissons nos forces pour nous dérober à ces assauts d’enfants conservateurs. Nous rampons sous les bancs du préau quand il pleut à verse. Nous échappons aux coups de pied en trompant l’attention de l’adversaire. Au fil du temps, on nous oublie.

Je suis un peu solitaire, mais pas malheureuse. A 7 ans, je passe des heures à jouer à plat ventre dans la terre, à creuser des galeries pour les billes, ce qui fait dire à ma mère que je me traîne par terre toute la journée. Je ne crois pas qu’elle aimerait que je sois une petite fille toute sage. Aux remarques qui parfois volettent jusqu’à ses oreilles sur le fait que je ne m’intéresse pas aux trucs de filles, elle oppose fièrement : « Garçon manqué, fille réussie ».

Ma maîtresse a le kit complet BCBG : kilt irlandais, mocassins marine, chemisier blanc, gilet marine, foulard, serre-tête à petit nœud vert sapin. Elle aime particulièrement l’art et la musique. Elle nous fait faire pour la fête des mères un cœur en feutre rempli de lavande et brodé à son initiale. J’aime le mot reluctant, en anglais, à contre cœur. Nous réalisons la mise en son d’un album en braille pour enfants aveugles. On nous initie même au montage des bandes sons magnétiques, ce qui m’enchante. A la récréation, je demande à jouer au foot avec les garçons, ce qui est accordé à condition que je reste dans le fond, près de l’enfant (en surpoids) qui a été choisi. La vie de la cour ressemble, comme on peut s’y attendre, à celle de l’extérieur, avec tous ses clichés. La différence tient essentiellement dans la phrase : La jeunesse est l’espoir de notre avenir.

Je termine ma primaire avec deux ans de Madame Ch., tout le monde l’appelle Chambourcy (comme la marque de produits laitiers). Elle, j’écoute tout ce qu’elle dit, je prends tout ce qu’elle donne. C’est une maîtresse rigide, que je trouve déjà vieille (ce qu’elle n’est pas), et en qui j’ai confiance, malgré les scènes éprouvantes auxquelles nous assistons lorsqu’elle demande à Djamila, la seule élève d’origine arabe de la classe, de venir résoudre des calculs au tableau. La voilà sur l’estrade de bois, la petite fille aux joues roses, avec ses longs cheveux bouclés. Elle est dans ma classe depuis des mois, mais je ne la connais pas, je ne sais pas avec qui elle joue. Je me souviens de son visage sur la photo de classe, elle a l’air gentille, soignée, bien élevée. Mais elle ne comprend rien en mathématiques, et ça, tout le monde le sait grâce à la maîtresse qui, excédée par ses réponses, lui agrippe les cheveux et l’attire vers le plancher, ce qu’elle ne se permet avec personne d’autre. Cela se déroule sous nos yeux, et il ne nous viendrait pas à l’esprit de le dénoncer. Ce n’est pas encore dans l’air du temps.

Il n’est pas tout à fait juste de dire que je ne la connais pas, car je l’ai déjà aperçue au terrain de jeux de mon immeuble, elle habite de l’autre côté du L. Elle fait partie de ces enfants qui traînent dehors après 18 heures, ce qu’il nous est formellement interdit de faire. J’apprends un jour au passage que je peux facilement avoir auprès d’eux des Carembar (Camel) et des Malabar (Marlboro) si j’ai de quoi payer.

Quand ma mère décide que nous assisterons à la messe donnée pour la mort de ma camarade Aurélie M. et de son père dans l’explosion de leur voiture, je me trouve en porte-à-faux, illégitime. Mais pour quelle raison a-t-elle voulu que nous y soyons ? Je perçois dans des murmures que j’intercepte que même les adultes de l’école ne comprennent pas ce que je fais là. Je ne jouais jamais avec Aurélie. Je passais mes récréations à jouer aux billes, au foot ou à l’élastique, et laissais les « vraies » filles de ma classe « fariboler » et comparer leurs robes d’été. A la rentrée 1988, ma copine Marion B. vient à l’école en chaussons car elle a « des coups de soleil sur la plante des pieds ». Je suis sidérée : comment peut-on prendre des coups de soleil sous les pieds ? Je ne suis pas dans les histoires, je n’ai pas de cercle de suivantes. Au contraire, je voudrais qu’on me remarque pour des trucs spéciaux.

Nous allons faire de la gymnastique dans un gymnase tout proche. J’ai des chaussons noirs et je porte des shorts synthétiques de garçon que ma mère achète par deux. Comme je sais mieux monter à la corde que produire un enchaînement à la poutre, la maîtresse me choisit pour la démonstration. Je grimpe sans grande difficulté jusqu’à l’anneau tout en haut, les mains me brûlent. Je me cramponne de toutes mes forces à la corde, je ne sens plus mes jambes. Je regarde les autres, tout petits en bas, qui ne se doutent pas que je suis en train de vivre une explosion de sensations d’une force inédite, qui me feraient presque lâcher prise. Combien de temps cela dure-t-il, une minute, deux minutes ? La maîtresse se rappelle à mon souvenir, je me laisse redescendre à contrecœur. Je ne sais pas encore ce que c’est, ce n’était pas recherché. C’est si bon qu’il faut que je sache comment faire pour que ça se reproduise.

Photo de Maria Orlova sur Pexels.com

J’ai 10 ans, je suis en CM2. Dans le bus qui emmène notre classe à la patinoire, mes doigts se croisent dans ceux d’Alexandre, un nouvel élève arrivé dans notre promotion cette année-là. C’est un souvenir très heureux, nos mains gantées l’une dans l’autre, glissant à deux librement sur la glace. Pendant que les fifilles rêvent du prince charmant et élisent dans leur cœur des garçons blonds aux yeux bleus, je passe à l’action en douce. J’ai un « amoureux ». Je me confie à ma copine Sandra qui joue au foot, comme moi. J’ai son visage en tête tel que sur la photo de classe de cette année-là, très fine, les cheveux courts, très masculine, et première de la classe. Elle nous souhaite tout le bonheur du monde.

Nous allons à la piscine. Je me présente avec un slip de bain qui dénote un peu dans le groupe de filles. J’ai horreur de devoir me changer dans le vestiaire en commun. La maîtresse constate que je ne sais pas nager, mais ce sera fait à la rentrée suivante. Ces séances de natation sont associées pour toujours à un grand inconfort : froid, tremblements, attente, gêne du contact peau à peau avec ceux qui sont assis à côté, cheveux dans les douches, mousse de shampooing qui coule doucement vers la bonde, odeurs mélangées de déodorant et de gels douche bon marché, de sueur, de chlore et d’urine dans les toilettes… C’est une épreuve, encore aujourd’hui.

Avec cette institutrice, les activités ne manquent pas. Nous visitons l’incroyable usine de madeleines Bijou, l’usine Tetrapak, nous nous rendons à des concerts, participons à des concours de peinture, nous assistons (grâce à ma mère) à une conférence de Michel Tournier (il en restera cette phrase, rabâchée jusqu’à ce que je la comprenne : « Ce que l’on fait sérieusement, on le fait tous les jours »), cette maîtresse nous apprend, pour l’éternité, à courir sans nous essouffler et à rendre notre corps tout mou avec des séances de yoga inoubliables. Nous fêtons en juin 1989 le bicentenaire de la Révolution française, avec tous les élèves de la ville, ambiance fête de la jeunesse chinoise. Dans le cadre des Francophonies de Limoges, nous participons à un atelier « danse burkinabé » qui me marque durablement. La danse africaine ne semble nécessiter aucune grâce, ça m’arrange. Après l’école, je reste à l’étude, et je fréquente l’atelier tricot. Incroyable, tout ce que nous faisons. Nous sommes une vingtaine d’élèves et la prof n’a jamais l’air excédée, elle ne fait que très rarement de la discipline, c’est une classe BBR (« bleu-blanc-rouge ») d’enfants de notables pour la plupart, dans un quartier tranquille d’une ville moyenne proche de la campagne.

Nous travaillons aussi, dictées et problèmes s’enchaînent de façon très ritualisée. Nous écrivons des « rédactions » où j’utilise le vocabulaire de ma mère pour faire, c’est la consigne, le portrait secret d’un camarade de classe : « avec sa mèche sur le côté, il a l’air d’un vrai branleur ». Oups. Il faudra que j’aille vivre chez mon père pour changer de vocabulaire ; la variété ça fait du bien, alors je remercie mes parents d’avoir été différents.

Même si je vois bien l’intérêt des bonnes notes (paix familiale, mais aussi confiance des enseignants – confiance qui me fait parfois prendre quelque liberté), ce n’est point assez pour m’inciter à apprendre des dates et des noms de personnes qui sont mortes depuis des siècles… Je connais des centaines de chansons par cœur, mais il m’est impossible de mémoriser facilement tables, terminaisons et leçons d’histoire. Je n’aime rien tant que ce que je peux expérimenter moi-même.

21. Ecoles (1982-1985)

« Elle s’adapte très vite », ça, tout le monde le dit. Quand tu dois, tu dois. Jusqu’à mes 18 ans, j’ai fréquenté : 3 maternelles, 2 élémentaires, 5 collèges, 1 lycée. Sans oublier cette année où j’ai fait l’école à la maison. J’ai toujours eu des rapports très ambivalents avec l’école, ou, pour être plus précise, avec l’autorité. Je l’adore, la crains, la remets en cause, l’admire, l’entretiens, lui bats froid.

Il me reste de ces années d’école élémentaire quelques souvenirs, mais je me rends compte que, beaucoup plus que le déroulement ordinaire de la classe, ce sont les expériences sociales qui dominent ma mémoire : apprendre à partager, à se faire aimer, à louvoyer pour ne pas se faire rejeter, à gérer un territoire de cour, à garder ses copains… Ce qui se passe dans la cour est tellement plus excitant que ce qui se passe en classe !

C’est mon souvenir le plus ancien dans une école. J’ai 4 ans, et je souffre d’otites chroniques. Je suis allongée sur un banc de bois sous le préau, les mains écrasées sur les oreilles. C’est la récréation, les autres enfants jouent et leurs cris me transpercent les tympans. C’est une douleur intolérable qui me fait me recroqueviller sur le ventre.

J’ai 5 ans, la maîtresse lit une histoire qui ne m’intéresse pas. Avec une camarade, nous décidons d’aller nous cacher dans le toboggan tunnel de la mezzanine (comme si elle n’allait pas nous voir), mais très vite nous sommes rappelées à l’ordre. Elle n’est pas fâchée, mais j’apprends qu’elle sait tout. Une autre fois, me voici assise dans le bureau de la directrice. Elle me touche le front et décide d’appeler ma mère qui vient me chercher en taxi. A l’arrière du véhicule, je pâlis, Katerin prévient le chauffeur que je suis malade en voiture. Il est désagréable, je vomis sur la banquette, il gueule, arrête le véhicule, ma mère ouvre rapidement la portière, et m’emporte avec elle en courant. Elle me demande : « Il nous poursuit ? » C’est qu’elle est partie sans payer ! A la fin de cette même année, je dois quitter la classe avant les grandes vacances pour prendre seule un avion vers l’Algérie. La maîtresse a proposé aux enfants de me faire un dessin en guise d’adieu. Je suis debout près d’elle, c’est un peu solennel, elle fait un discours et les autres viennent, un par un, me remettre leur feuille et m’embrasser. Ah ! Non ! Je ne veux pas ! Elle met un peu trop de temps à le comprendre. Je serre les poings, je deviens « rouge de colère » (c’est un leurre, je ne fais que bloquer ma respiration pour faire affluer le sang sur mon visage, je sais que ça impressionne), je n’aime pas les bisous, je jette toutes les feuilles à terre, hors de moi, je me mets à pleurer, toute cette démonstration télécommandée me révulse. Une fois à la maison, je prends le paquet de dessins et je le détruis.

Je débarque en CP avec un petit « sac de dame » en skaï blanc Tartine et Chocolat que je pense certainement approprié pour un premier jour à la grande école. Comme il en fallait un, je deviens ce jour-là l’exemple parfait pour illustrer le propos de la maîtresse : « Les enfants, voici le genre de sac jouet qui est inapproprié pour l’école ». Elle s’appelle Andrée Darrou, elle a des cheveux bouclés noirs et porte en guise d’uniforme une chemise de bûcheron à carreaux rouges. Son mari, René, dirige les niveaux suivants dans la salle de classe d’à côté. Je retrouve sa trace sur Internet dans de vieux numéros de la revue L’Educateur, éditée par l’Institut coopératif de l’école moderne (ICEM). Ils appliquent les préceptes du courant Freinet. Moi, évidemment, à l’époque, j’ignore tout de cela, et ma mère cite souvent avec fierté ce nom de « Freinet », car c’est elle qui l’a choisi. Quand je me renseignerai, je comprendrai pourquoi cette pédagogie me convenait : autonomie (les élèves suivent un plan de travail individuel), auto-édition (les supports de travail sont créés par les élèves eux-mêmes) et collectivité (l’élève est inscrit dans la communauté civile dont il partage les biens, il peut influer sur elle en exprimant ses besoins à l’adulte qui l’accompagne). Je suis bavarde et dissipée, rapporte le bulletin scolaire. Un signe de bonne santé scolaire. Nous écrivons beaucoup de textes collectifs que nous alignons, plomb par plomb, dans le corps d’imprimante. Nous n’avons pas de table attribuée et pas de trousse. Je suis maladroite pour faire mes lettres, j’y passerai donc un certain temps, la langue tendue. Nous apprenons à réaliser des objets en argile (processus complet, de l’extraction en forêt – avec la guide qui dit : « La terre est délicieuse, goûtez-la, les enfants ! » et moi qui passe la langue sur la petite boule de terre nichée au creux de ma main -, jusqu’à la cuisson), des pots en papier mâché, des cadres en métal repoussé, nous apprenons à enfiler le fil dans le chas et à respirer par le ventre. Nous observons dans une bassine des têtards évoluer jusqu’au grand jour où il faut les appeler autrement. C’est vraiment une belle année. Je ne pense jamais à mon petit frère, je m’amuse à la récréation avec Carole et Hélène.

Un soir, ma mère téléphone à la maîtresse : je viens de lui avouer que je voudrais qu’elle m’achète une jupe-culotte. Ah, bon ? Et pourquoi donc ? Je lui réponds que c’est parce que mon camarade Sébastien aimerait mieux pouvoir me toucher la culotte. Je lui ai dit non pour la jupe, il ne faut pas exagérer, mais si la jupe-culotte peut faire l’affaire, tant mieux. Je la manipule, cela fait un moment qu’elle me tanne pour m’acheter une robe, ou au moins une jupe-culotte. Avec un peu de chance, je vais pouvoir satisfaire tout le monde. C’est raté, ma franchise la déroute. La maîtresse va nous surveiller d’un peu plus près en récréation. Je découvre tout de même que des mondes que je croyais imperméables l’un à l’autre peuvent communiquer. Les adultes, parce qu’ils ont la tête très haut placée, peuvent se parler par dessus les murs d’enceinte de mes mondes.

Un jour nous faisons une excursion vers un village voisin où nous donnons des présents à nos correspondants. On nous fait asseoir dans la cour, des haut-parleurs ont été disposés sous le préau. Une maîtresse nous explique que nous allons apprendre une chanson et la chanter ensemble. La musique démarre et j’ai une sorte de choc, je suis horriblement émue à en pleurer d’entendre ici cette chanson, que j’entends à la maison parce que ma mère passe la cassette tous les matins. Comment peut-elle exister ailleurs ? Comment est-ce possible que des gens que je ne connais pas chantent justement « Embrasse-la » de Pierre Bachelet (1983) qui passe tout le temps dans ma maison, ma sphère intime ?

A la cantine, les surveillants nous font souvent chanter « On va s’aimer », de Gilbert Montagné (1984). C’est très émouvant, ce réfectoire qui s’égosille. Aujourd’hui encore, je ne peux regarder des enfants chanter sans me mettre à sangloter. Mes parents me font porter un badge jaune « Touche pas à mon pote » (1985) : je deviens populaire auprès des animateurs.

Comme nous sommes partis comme des voleurs avant la rentrée de CE1, nous revenons l’année suivante à Pau dire bonjour (et adieu) à l’ancienne maîtresse. Je suis terriblement gênée, parce que si ma mère me prend à partie pour porter cette institutrice aux nues, je n’ai en ce qui me concerne pas grand chose à lui dire, et surtout pas en présence de ma mère. Madame Darrou flottera longtemps dans mon esprit comme inégalable, une vraie légende, celle qui m’a appris à écrire pour la première fois.

20. Moi, moi, moi

Je recule le moment où je vais devoir parler de moi et non des autres, où je vais devoir dire « je », vraiment je. Comment se libérer des clichés habituels sur cette adolescente que je regarde de loin, de haut. Mauvais caractère, peut mieux faire. C’est d’une difficulté sans nom. Et d’ailleurs : est-ce possible ? Je réfléchis à une manière d’accéder à cette enfant. Superposer les voix (parti-pris choisi par Christa Wolf dans Trame d’enfance) me semble la solution la plus satisfaisante, mais j’hésite à transformer cette enfant en tierce personne et à l’animer à la troisième personne. C’est comme si je refusais de la mettre volontairement à distance, de la « littérariser », peut-être parce que l’adulte que je suis ne parvient pas à décider qui de nous deux a le plus de légitimité pour dire « je ». Edma me disait toujours de rester fidèle à l’enfant que j’étais. Je comprenais cette phrase à l’époque, j’étais plus que prête à obéir : trop facile, il suffit de rester proche de ses idéaux d’enfant. Aujourd’hui elle soulève bien des interrogations, surtout dans l’entreprise qui est la mienne. Rester fidèle à qui, déjà ?

Je ne sais plus qui j’étais ni ce que je ressentais, je ne peux que regarder dans mes souvenirs. Se projetait-elle vers l’âge adulte ? Je retiens mon souffle pour ne pas que l’image se brouille. Faux, il n’y a pas d’image. Attention, on a dit : pas de phrases toutes faites. Je me regarde dans le miroir, j’ai 12 ans, je suis en 5ème. J’ai acheté un petit pot de gel jaune. Je vais me faire une petite coiffure de frange. Pas terrible. Je ne peux pas lui parler à ce moment-là, elle est occupée, et, pour être complètement sincère, je ne vois plus que la frange.

On me dit que j’ai un bon contact avec les adolescents ; j’essaie d’installer une complicité discrète avec eux, comme si par leur entremise je pouvais entrer en communication avec moi-même. J’ai plus de compassion pour eux que j’en ai pour celle que j’étais. Ce serait mentir que de raconter que je l’ai abandonnée. Non, je ne me sens pas concernée par cette accusation. Je la porte sur mon épaule comme un ouistiti. Elle est même omniprésente depuis que ma fille est née.

Il est vraisemblable que certains adultes ont eu de la compassion pour nous, ou pour moi tout au long de ces années d’enfance. Nous voyant tous les deux, un père qui élève seul sa fille, je ne sais pas, moi j’en aurais eu. Comment aurais-je pu les reconnaître, avec leurs bons sentiments, et les accepter sans me sentir sur la défensive ? On me trouvait ingrate, je l’étais. Ce n’est pas de compassion que j’avais besoin. Pour remercier, il faut avoir l’humilité première d’accepter la main tendue, de laisser pénétrer l’autre dans un monde que l’on tient déjà difficilement debout grâce à du ruban de masquage. Et si jamais il venait l’idée à l’un d’eux que j’aurais été mieux ailleurs ? Insatisfaite, « pas facile ». Qui a dit : « pleine de vie » ? Je ne supportais pas que les gens s’inquiètent pour moi. Si l’on se permettait d’insinuer que ma vie pouvait être « difficile », je tirais un grand trait sur ces « grandes » personnes pour ne plus avoir à les recroiser. Qu’elles ne s’avisent pas de m’aider. Je ne pouvais pas revenir chez ma mère, et je ne voulais pas que mon père vive sans moi, lui qui me disait qu’il n’avait que moi comme famille. Bref, on ne va pas laisser croire que les enfants ont le choix, car c’est faux.

19. Edma, ma grand-mère de cœur

Edma fait ma connaissance peu de temps après ma naissance. Son fils, Jean, prend des cours de piano avec mon père comme professeur. D’origine pied-noir, elle et son mari Pierre ont quitté l’Algérie en 1962 (exactement de la façon dont on le voit dans les documentaires : par bateau, jusqu’à Marseille, leur voiture volontairement trempée dans l’eau du port par les dockers) pour s’installer à Brive-la-Gaillarde. Lui ingénieur en électronique, elle institutrice d’école maternelle. Devenu coopérant, mon père reste en contact avec la famille, et c’est ainsi que de Noël en vacances d’été, nous sommes accueillis chez Edma et Pierre, dans leur grand pavillon, la ruine paternelle étant ouverte à tous les vents. Je lui ai longtemps dit « Vous », comme mon père, puis j’ai demandé à la tutoyer. Ce n’était pas important pour elle. J’ai donné à notre fille son prénom.

J’aimais Edma, et je la craignais. Femme à la fois enveloppante et autoritaire, j’ai souvent ressenti un grand privilège à me sentir considérée par elle, à l’entendre dire que j’étais de sa famille, sans avoir à en supporter les inconvénients. L’atmosphère de son foyer pendant les vacances évoquait tout ce que mes parents n’étaient pas. D’abord les choses demeuraient et les personnes que j’y avais rencontrées un été revenaient d’une année sur l’autre (il n’y avait pas de divorce). Personne n’était particulièrement violent, ni ne jetait de la vaisselle en travers de la pièce. Les enfants recevaient parfois des « roustes », mais c’était juste. Les gens de cette famille étaient, pour l’enfant que j’étais : fiables, stables, et reposants pour les nerfs.

Par ailleurs, alors qu’eux-mêmes se sentaient pieds-noirs et enfants de pieds-noirs (autant dire : déracinés), ils menaient, comparés à nous, une vie très « française » ! Je les trouvais aussi très ancrés dans le présent, tandis que mes parents s’étaient « établis » dans les années 1970. C’est chez eux que j’ai découvert nombre de « produits » et de comportements dont je n’avais pas connaissance chez moi : l’apéro (c’est à se marrer pour un Français, mais personne dans ma famille ne fait d’apéro !), avec des bouteilles de Suze, Martini ou Campari, les bols remplis de cacahuètes, l’Oasis pour les mouflets, tout cela disposé sur une table basse devant un ensemble canapé/fauteuils face à la télé (mes parents n’ont jamais eu ni canapé ni télé, ni table basse, ni alcool ni café). Ils avaient un billard et un grand chien de berger qui s’appelait Roxanne. Les repas étaient copieux et traditionnels, avec la salade et le fromage placés juste avant le dessert. Pierre trônait en chef de table et n’utilisait que son propre Laguiole. On servait du vin dans des verres à pieds et le café dans les mêmes verres à la fin du repas. Les C. regardaient le foot, le rugby, le tennis, ils avaient Canal, et ils enregistraient des émissions, des films, incroyable ! Chez eux, grâce à eux, je me suis fabriqué mon « étalon de vie normale à la française », mais aussi ma référence « mère normale », ce qui, je pense, a constitué le radeau de sauvetage qui m’a permis d’échapper tout à fait à la reproduction des schémas violents. « Que dirait Mémé Edma, dans cette situation ? » Comme toujours : « Te fais pas de bile, fille, tu verras, ça va se décanter. »

Quand j’ai été une grande adolescente, elle et moi avons pris l’habitude de discuter des heures, de ma famille, mais surtout de ma mère, elle insistait. Je sentais combien ces moments comptaient autant pour elle que pour moi. Pierre en était le complice, disparaissant du salon un long moment pour nous laisser le temps de parler sans peur, ou c’est elle qui l’incitait à partir, comme le font toujours les femmes dans les couples que je connais (« Pierre, tu veux bien aller arroser les fleurs ? »). Au fil du temps elle est devenue ma confidente, mais avec réserve, et mon premier soutien, inconditionnel. Elle m’a coachée à 11 ans pour savoir parler à ma mère, m’enseignant des éléments de langage efficaces dont le but était de me placer en position de personne autonome pour ne plus être manipulée. Elle me répétait : « Toi, tu as ta vie à construire, ce n’est pas ton problème ; elle, c’est déjà une femme vieillissante, elle a sa vie derrière elle, tu as autre chose à faire que de t’occuper d’elle. Elle a fait ses choix, toi tu as besoin de force, tu as l’école, des examens à passer, et la vie devant toi. Tu n’es pas une poupée qu’on peut jeter et reprendre. » Quand je réussissais mes partiels, c’est elle que j’appelais. Et quand je devais prendre le dernier train parce que ma mère avait changé ses plans, raccrochant aussi au nez des gens dans la vraie vie, c’est Edma et Pierre, deux silhouettes toujours liées, que je voyais attendre sur le quai de la gare de Brive-la-Gaillarde (« deux minutes d’arrêt ») pour venir me chercher à 22 h 58.

Elle me cuisinait rapidement un œuf cocotte. Elle était toujours soucieuse de savoir si nous aimions sa nourriture : salade juive, paella, côtes d’agneau, couscous, bugnes, croquants aux amandes… Au soir de sa vie, elle a laissé à chacune des femmes de sa famille, dont moi, la copie dans un beau carnet de ses recettes préférées. Elle a aussi écrit à la main ses mémoires en deux volumes qu’elle a patiemment recopiés et illustrés quatre fois, pour ses trois belles-filles et pour moi. Elle disait toujours que les femmes sont des racines, qu’elles transmettent l’histoire, et que les cultures andalouse, juive et espagnole se retrouvaient dans sa nourriture, donc dans nos veines. Un jour, une voisine s’est exclamée : « Une salade juive ? Allons, il ne faut pas dire ça ! – Mais comment je dois l’appeler, cette salade ? Je l’ai toujours nommée ainsi ! – Tu devrais l’appeler Salade hébraïque ! » Je riais de l’absurdité de notre monde, elle était outrée qu’on n’ait plus le droit de dire « salade juive » sans avoir de procès d’intention. Les mots qu’on contourne révèlent notre manque d’engagement dans la société et notre défaut de confiance envers notre humanité.

Des fois, elle me demandait de venir à côté d’elle sur le canapé pour regarder la télé. Elle prenait ma main, ou mon bras, et me caressait avec de petits mouvements concentrés sur le même carré de peau. Je n’osais pas bouger, même quand ça finissait par me brûler. Je ne la regardais pas, je n’osais pas, je n’arrivais pas à me concentrer sur ce que je voyais à l’écran, je ne voulais pas que ça s’arrête. Je me sentais prisonnière de cette caresse à laquelle je ne m’abandonnais pas. Comme s’il fallait que ça se fasse, comme si elle me rééduquait. Contre mon gré. Comme un animal.

Elle n’avait pas vraiment d’humour, pas de noirceur, pas de cynisme. Elle commençait souvent ses conseils par un inoffensif (pour l’ado que j’étais) « peut-être que tu devrais/pourrais… ». Elle me répétait comme un mantra que l’on s’était trouvées, que l’on s’était reconnues, que la vie nous avait fait nous choisir, que j’étais sa petite fille comme les autres, mais différemment aussi, qu’avec moi elle pouvait parler mieux qu’avec aucun de ses enfants ou petits-enfants. Elle m’a écrit pendant plus de vingt ans et me rappelait constamment combien je comptais pour elle. Et progressivement, je l’ai crue. Elle m’a en quelque sorte « soignée », sans que je m’en rende compte et malgré moi, car je n’aurais sans doute pas accepté de l’être ; en effet mes blessures étaient tout ce que j’avais, mon privilège unique.

A la côtoyer, j’ai fini par accepter d’être autre chose qu’une déracinée, j’ai consenti à baisser la garde et à être un peu banale, un peu « française », un peu ordinaire. J’ai poli une partie de mes reliefs les plus aigus et montré plus de tolérance de façon générale envers les autres et moi-même. Accompagnée dans la vie par deux parents très exigeants, très à part, très blessés, comme les miens, être moins radicale m’a demandé des années. J’ai choisi mon camp : quitte à être, je serais juste là, à exister, sans consacrer trop d’énergie à me rendre différente.

18. Gaza 1995-1996 (3)

Nous profitons des rares moments de congés inaliénables de mon père (l’Aïd, Pâques et Pessah) pour faire un peu de tourisme en Israël, dans ces villes nouvelles implantées près de la bande de Gaza pour des raisons géostratégiques dans les années 1950-1960 (Kiryat Gat, Ashkelon…), et tout à coup on se croirait en URSS en 1986 : grandes barres de béton gris, aires de jeux désaffectées, et migrants russes issus de la classe ouvrière. La société israélienne est multiculturelle et peine à s’unifier. Les Ashkénazes et Séfarades ne sont que les deux groupes ethniques les plus connus, mais ce ne sont pas les seuls. Les Juifs éthiopiens, par exemple, se retrouvent après leur Alya (immigration en Israël) tout en bas de l’échelle sociale, pas besoin de lire une thèse pour s’en rendre compte, toutefois beaucoup de choses m’échappent, alors et maintenant, tant la hiérarchie communautaire est complexe, et se modèle selon le pays d’origine de l’émigré (Europe de l’est, Afrique, Asie), sa place dans la société (étudiant talmudique ou militaire, en gros) et même sa « teneur » en judéité (père, mère, grands-parents juifs ? converti ?).

Une rue de Mea Shearim

Je passe des heures à Jérusalem, en haut de la longue rue Haneviim (rue des Prophètes), à attendre Lyse à la sortie du Lycée français. Je m’assois sur un muret et lui écris une ultime bafouille, ou bien j’erre dans les rues perpendiculaires. Le quartier Méa Shéarim commence pas loin, mais je ne m’y aventure pas. Des idées loufoques me viennent. Je rêve de soulever les perruques des dames avec une canne à pêche et de faire rouler comme des cerceaux les « chapeaux-pneus » des hommes. Je me demande ce qu’il y a sous la « robe de chambre » noire des ultra-orthodoxes et sous les collants opaques de leurs épouses. Je voudrais tirer sur les ficelles qui pendent le long des pantalons pour voir où elles sont accrochées et quand je vois des Tephilin, je pense à des prothèses de mutants. Je lis pour le Bac le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau et forcément j’en prends de la graine. Un soir de Shabbat, nous nous égarons sur la route du retour et sommes pris en étau par une foule d’extrémistes qui nous jettent des canettes sur la voiture.

Haredim se rendant à la synagogue à pieds pendant Shabbat (Wikipedia)

J’aime aller boire un thé en terrasse avec Lyse, j’aime sauter de rocher en rocher au parc, j’aime me rendre au disquaire d’occasion quand je l’attends. J’aime rentrer chez elle en bus, nos mains sous nos écharpes. J’apprends à dire « ken », « lo », « toda raba ». Et « shalom » bien sûr. Je suis très peu curieuse de la ville. Il y a trop de quartiers où nous savons qu’il vaut mieux ne pas mettre les pieds. Une nuit, nous décidons de faire le mur pour aller boire un pot en ville. Les rues sont plus ou moins désertes, mais au centre, c’est la vie ordinaire d’une ville l’été, avec ses terrasses bruyantes et enfumées, ses éclats de rire. On se presse pour marcher, on se fait un peu peur quand il faut traverser le parc, mais rien d’affolant. Lorsque nous rentrons ses parents nous attendent tous deux assis sur le canapé dans le noir. Nous n’en reparlerons pas avec eux. Il ne me vient pas à l’esprit qu’ils ont dû être transis de peur, eux qui portent déjà le deuil d’un enfant.

A Hébron, on se promène dans la vieille ville sous un filet de nylon installé par les habitants, las de recevoir les déchets jetés directement de leurs fenêtres situées au-dessus du souk par les quelque 600 colons que compte la ville, pour une population de près de 200 000 habitants. A Bethléem (littéralement la « maison de la viande »), j’ose sortir mon appareil photo et photographie… une boucherie. A Massada, je suis comme au Grand Canyon. A Netanya, au nord du pays, je passe en juin 1996 l’épreuve de basket. Les équipes sont formées de façon arbitraire par les examinateurs qui nous appellent au porte-voix. J’ai encore de beaux restes même si je constate déjà l’effet de la cigarette sur mon endurance. Je dribble, pivote, et passe le ballon à une Abigaïl à qui je n’ai jamais parlé. Je rentre en car vers Jérusalem, seule, depuis la gare routière. Un de mes rares moments d’autonomie, de liberté…

Bill Clinton, Yitzhak Rabin, Yasser Arafat à la Maison Blanche, 13 sept. 1993

A cette époque, il y a souvent du gratin en visite à Gaza : des anciens ministres, des consuls, des parlementaires. Mon père s’occupe d’aller les chercher à la frontière, de les loger, de leur trouver un interprète qui sache aussi les conduire deci delà. Gaza attire de nombreux curieux. De mon côté, grâce à une Française dont le mari travaille pour l’Autorité palestinienne, je pars à la rencontre de la femme de Yasser Arafat, Souha, dans sa villa, et je suis prise en photo avec leur fille qui vient de naître (à Neuilly-sur-Seine). C’est une femme gentille et douce, qui se vante d’avoir étudié à la Sorbonne, et qui pose pour nous devant un portrait de son mari. Bien plus tard, un soir, on vient nous chercher à la maison, le grand jour est arrivé : nous avons rendez-vous avec le chef. On ne nous bande pas les yeux comme dans les séries Netflix, mais on nous emmène au sous-sol d’une villa qui ressemble à la nôtre. On dit qu’il vit dans les souterrains, et qu’il dort chaque nuit dans un endroit différent. Yasser Arafat est un homme souriant, petit, en uniforme militaire, coiffé du chèche palestinien, tel que sur les photos. Il nous serre la main, sa peau tire franchement sur le vert, il a l’air malade. Une photo souvenir doit être quelque part dans mes affaires.

Nous recevons aussi l’Abbé Pierre sur un podium, tout vieux et tout tremblant déjà, mais il fait un discours poignant. Il est accompagné de Bernard Kouchner, transpirant dans une chemisette rose pâle, que je salue d’une poignée de main. Je rencontre aussi des journalistes dont les noms nous sont familiers à l’antenne de Radio France. J’ai bien le sentiment de me trouver là où l’histoire se fait, trépidante. Et mon histoire intime me bouleversera d’autant plus qu’elle évoluera dans ce chronotope si particulier (mot d’analyse littéraire qui désigne l’espace-temps romanesque).

Photo de Steve Johnson sur Pexels.com

Je ne tiens pas de journal à Gaza. Mais je monologue tous les jours avec Lyse, comme dans les grands romans d’amour. Je lui écris mes souvenirs et mes pensées, je lui offre mon présent, ce temps de séparation et de solitude que je ne supporte plus. J’apprends mes cours avec elle, je lis avec elle, je prépare mon bac avec elle, pour elle. Et le soir, quand la lumière s’éteint dans la chambre de mon père, je ressors fumer dans le noir, et j’écoute les bruits de cette ville surpeuplée et bouillonnante qui donnent à mes pensées un caractère plus lourd. Parfois, je voudrais qu’il disparaisse (la voix passive me permet de formuler ce souvenir honteux). Je suis très en colère à 17 ans, et je pense que cette colère n’est pas encore passée. Pour m’apaiser, j’écoute de la musique plus énervée que moi et je crie dans l’oreiller.

L’année suivante, à la fac de Toulouse, une fille aux ongles vernis se retourne et me demande d’où je viens, je dis « Gaza », elle me répond : « Casa ? Casablanca ? », et la conversation s’arrête. Mais ça m’est égal, je me méfie des filles manucurées.

17. Gaza, 1995-1996 (2)

A Gaza, je vis essentiellement seule. Encore plus seule que seule, si c’est possible. Comme si tu pliais une personne en trois dans le sens de la largeur pour qu’elle glisse telle une paille dans une bouteille de matelot. Je suis seule, mais… je marche ! Je peux marcher !! Cela paraît anodin, mais c’est un privilège après ces trois années « Tempête du désert » sponsorisées par Chevrolet.

Je vais ainsi à pieds au Centre culturel passer quelques heures par semaine. Je m’assois sur une chaise en plastique dans le jardin : je reste très effacée, je ne dois rien dire qui puisse entraver le travail et la réputation de mon père. Il me faut préciser que je suis tellement en colère d’exister en l’état et d’être aussi peu considérée que je suis souvent au bord de la crise de nerfs. Le Directeur, mon père, organise grâce à un lecteur de VHS et un rétroprojecteur un ciné-club hebdomadaire très prisé. J’en suis, bien sûr. En tant que fille de mon père. Je n’ai pas connaissance d’un(e) autre adolescent(e) qui soit dans mon cas dans cette ville. Bien sûr, nous avons pensé à l’internat à Jérusalem, mais bien trop tard. Alors je n’ai pas le choix, je dois m’inscrire aux cours par correspondance et passer mon baccalauréat en candidate libre : cette année, je n’irai pas à l’école.

America, don’t worry

En comparaison avec un jeune d’aujourd’hui qui va au lycée et continue de discuter avec ses copains sur son smartphone, mon univers au même âge est désertique. J’entends le mot « Internet » pour la première fois cette année-là quand les services de presse des consulats commencent à recevoir des dépêches sous cette forme. Les tout premiers geeks de 1995 sont en émoi, mais pour notre part, nous n’avons même pas le téléphone, alors Internet… Pas d’adresse, pas de boîte aux lettres, pas de bras, pas de chocolat, il faudra compter sur la bonne volonté de ceux qui traversent le check-point d’Erez pour faire vivre ce flux postal entre Lyse et moi. Pour les autres courriers, c’est toujours la valise diplo, à Jéru. D’ailleurs, notre présence à tous (cinq ou six Français) dans la Bande de Gaza en 1995 est complètement fictive : en effet, lorsque nous passons les interrogatoires de Ben Gourion pour sortir du pays, nous devons nous inventer une deuxième vie, avec une adresse à Jérusalem, des amis israéliens (mais surtout pas des local people, comme disent les renseignements israéliens, avouant par là qu’ils ne sont pas eux-mêmes les local people !), et une liste de rues fantaisistes où nous aurions nos habitudes. A la fin de leur mission, nos jeunes coopérants des Territoires occupés et de Gaza ont décidé de se présenter ensemble et sans fard à l’aéroport, une provocation qui leur a coûté d’être amenés à l’avion en jeep kaki et conduit à leur siège in extremis (pour les plus chanceux) entre deux militaires, les autres ont dû se représenter le jour suivant.

Comme dans tous les pays musulmans, le weekend à Gaza est le jeudi et le vendredi. Mais à 70 kilomètres de là, à Jérusalem, il commence le vendredi avec Shabbat. Par contre, au Quai d’Orsay, c’est le samedi, dimanche. Mon père, qui travaille à la fois avec Jérusalem et Paris, consacre 60 heures par semaine à ses occupations professionnelles. Je le vois peu, c’est un fait. Je sors parfois pour acheter des paquets de Marlboro (les Chesterfields sont introuvables). Je fume sur la terrasse, une « ploque » toutes les deux heures. Face à un petit terrain vague sablonneux (dans lequel je fais mes exercices de lancer de poids avec un haltère de mon père, hilarant), je fume et suis tellement dans mes pensées que je tiens un carnet de « Réflexions ploquiennes ». Je potasse mes cours, je lis, je fume, j’écris, j’écoute de la musique. Et quand j’ai fini, je recommence. Mais j’aime et suis aimée. Le temps, passe plus vite, c’est un ordre.

Gaza, le port (Wikipedia)

En plus des cours obligatoires, j’ai pris une option Arabe pour ne pas perdre ce que j’ai pu apprendre au Koweït. Mon père, plein de sollicitude, embauche une prof qui vient une fois par semaine m’aider dans cet apprentissage. Elle est algérienne, et m’émeut énormément. Je lui parle à mots couverts de ma solitude et de cette passion qui me dévore, je craque même. Je me rends compte que quand elle est là, j’ai envie d’avoir une maman. Elle m’emmène dans sa voiture faire un tour sur la route de la côte. Il fait presque nuit, comme tous les soirs dès 18 heures. Les larmes coulent sur mes joues. Je regarde la mer. A Gaza, il y a plusieurs camps de réfugiés. Ceux qui sont près de la mer ont un taux de suicide très inférieur à ceux qui sont dans les terres – C.Q.F.D.

Au fond de moi, je voudrais avoir le contrôle sur ma vie. Je voudrais par exemple aller me promener sur la plage qui est à deux pas, prendre des photos, et, dans cette optique, je demande un vélo pour Noël. Je fais deux sorties avec, mais on me regarde trop, on me crie dessus, des enfants me poursuivent et me jettent des gravillons. On me prend peut-être pour une Juive, alors que je ne suis pas catholique. Je ne sais même pas si on m’insulte parce que je fais du vélo ou parce que je suis aussi blanche que l’ennemie. Le vélo restera parqué dans la troisième chambre.

Je n’investis ni cette ville ni cette maison, ni ne m’engage véritablement dans une amitié avec l’un des étudiants du Centre. Je n’y suis que de passage. Je compte les jours comme Albertine Sarrasin à la Citadelle de Doullens et me concentre sur ce qui me nourrit : les cours, l’amour, les livres, la musique. Je ne cuisine rien, et d’ailleurs je ne sais rien faire d’autre que des pâtes. J’ignore encore comment faire passer la pomme de terre de crue à cuite (la mère de Lyse ne le sait pas, parce que je n’ai pas osé le lui dire, que c’est par elle que je l’apprendrai). Étrangement, je n’ai pas le souvenir que nous ayons mangé dans cette maison. Nous nous rendons souvent à La Mirage, un grand restaurant près de la mer où de vieilles Palestiniennes chrétiennes fument des cigarettes, ou bien mon père revient du travail avec du Take away. Nous n’allons jamais dans la salle à manger qui prend la poussière, enfin si, moi j’y vais, pour repasser. Il n’y a pas grand monde à recevoir, hormis, quelques semaines par an, les nouveaux coopérants que nous hébergeons dans la troisième chambre, de jeunes hommes issus le plus souvent de Sciences-Politiques qui viennent faire leur service civique à Gaza pour un an ou deux. Et puis parfois un journaliste fait une halte chez nous. L’un d’eux, Olivier Weber, après une discussion où je me sens considérée, m’envoie de France L’Amour, la solitude de Comte-Sponville que je lis avidement un peu plus tard, à l’âge où j’ai besoin très exactement de ces mots.

Pour quitter la Bande de Gaza par le nord, il faut passer par un check-point. Au sud aussi d’ailleurs, cela ne se voit pas sur les cartes, mais Israël s’est adjugé une bande de terre entre la Bande de Gaza et le Sinaï, en Egypte. Qu’est-ce qu’un check-point ? Ici, c’est une frontière, où nous passons tour à tour par les douanes palestiniennes et israéliennes. Il y a des chicanes d’un côté et des herses de l’autre. Contrôle des passeports, des véhicules, des bagages, parfois des personnes. Nous parlons peu, il faut que cela passe. Un soldat s’occupe de nous, puis c’est un autre, et encore un autre, peut-être une femme, lunettes de soleil sur le front, c’est la routine pour tout le monde. Les jeunes recrues ou les plus radicales sont mutées au poste-frontière de Gaza. Il fait chaud, l’ombre est brûlante sous les auvents de taule, le miroir d’inspection scintille sous le véhicule et le soleil tape sur les canons des fusils mitrailleurs. On peut y passer trente minutes ou deux heures, c’est selon.

Après, c’est la route d’Erez, bordée d’orangers, puis l’autoroute. Nous filons vers Jérusalem ou Tel Aviv. Je peux dire sans me tromper qu’en quelques mois, j’ai bel et bien vu Bethléem, Jéricho, le Saint-Sépulcre avec le tombeau de Jésus, la Mer morte, le Mont Moïse, le buisson ardent au monastère Sainte-Catherine, le Tombeau des Patriarches, l’esplanade des Mosquées, le couvent Saint Jean du Désert où j’ai assisté à la messe orthodoxe de Pâques, et le Mont des Oliviers. Je ne suis pas croyante (je me dis « agnostique » pour ne pas me mettre en difficulté dans les conversations) et je regarde sans émotion ces « monuments » des trois religions monothéistes. Et puis, je ne suis pas vraiment là, pas du tout en « pleine conscience », comme on dit aujourd’hui. Je flotte un peu. Tout m’est égal. Quand je suis en-dehors de Gaza, j’ai du mal à supporter de ne pas être avec elle, même si je suis incapable d’exprimer mes besoins clairement.

Sur la route de Jérusalem, je regarde les paysages, fascinée par le processus de colonisation dont j’observe les saignées dans le paysage (sillons de bulldozers Caterpillar en activité, collines éventrées, lotissements gardés par des miradors, accaparement de l’eau pour les colons et leurs cultures, présence militaire outrancière autour de la vieille ville). Porte de Damas, je lève les yeux entre deux marchands qui m’apostrophent et vois les fusils des soldats de Tsahal pointés dans notre direction. Les fusils sont partout, dans les rues, les cafés, les abribus.
Quand nous roulons vers Tel Aviv, je me détends un peu, car je ne vais pas dans sa direction à elle, et je pense à la pile de CDs que je vais choisir à Tower Records et à l’impression familière de « shopping à l’occidentale » que promet le Dizengoff, sans vraiment l’égaler. Tel Aviv est une ville cosmopolite qui me fait envie, on peut s’y perdre et se reconstruire incognito. J’aime les grandes villes, les grands boulevards. Pour la première fois de ma vie, en Israël, je ressens ce que c’est que de « ne pas être », d’être rejetée, voire même inexistante, foutue : je ne suis pas juive. Et en plus j’habite dans un endroit qu’il ne faut pas nommer. « Where do you live ? – In Gaza ! – Where ? – In Gaza strip ! – Where is that ? – In Palestine ! – No, Palestine does not exist ! And Palestinian do not exist ! » Bon, d’accord, très bien. A Gaza, on me prend souvent pour une Jordanienne. A Tel Aviv on m’ignore, c’est bien aussi. J’ai à la fois un grand désir de transparence et de reconnaissance. Qu’on ignore ce que j’ai le droit de montrer et qu’on m’écoute vraiment.

Encore une fois, comme je ne peux agir sur les contraintes que je subis, je change de point de vue et décide de trouver du charme au mystère. C’est une manière de m’adapter, de m’accommoder, que de renverser la perspective pour mieux supporter la réalité de ma situation. Tous ces secrets vont, non pas me rendre intéressante aux yeux des autres, mais donner de la profondeur à ma vie et lui apporter en quelque sorte une légitimité littéraire. De même, les attentats, la présence militaire importante et le passage de frontières vont vraisemblablement apporter à mon adolescence sa part de romantisme.

16. Gaza, 1995-1996 (1)

On va habiter à Gaza, dans la « Bande de Gaza », c’est carrément mythique ! A l’époque, du moins, c’est très connu, quoique pas hyper couru ! Signés en septembre 1993 par Yasser Arafat et Yitzhak Rabin, les accords historiques d’Oslo ont été complétés en 1995 par ceux dits de Taba, qui permettent à Gaza et Jéricho de se doter d’une Autorité nationale palestinienne limitée.
Gaza, 1995 : grandes espérances ! Les forces armées israéliennes au sol ont levé le camp et les gens, bien que surveillés par la côte et les airs, bien que très contraints par le contrôle des « frontières » (bordures ?) et la mainmise des Israéliens sur l’eau et l’énergie, les gens sont, à ce moment-là, remplis d’allégresse, d’envie d’apprendre et surtout d’y croire. Le monde entier a carte blanche pour financer, par le biais d’ONG plus ou moins crédibles, la création d’un port et d’un aéroport, et l’amélioration des infrastructures en général. Les Gazaouïtes de 1995 voient se dessiner un horizon qui les porte en avant, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. De tous les coins du monde des Palestiniens fortunés rentrent d’exil (on les reconnaît à leurs grosses Audi passées grâce à des bakchich qui profitent aux deux parties) et investissent dans l’immobilier. Mais oui, faire des affaires « légales » avec les pays voisins est une façon comme une autre d’envisager la paix (accords commerciaux, fin de l’embargo) et tous les business men qui se respectent ont le nez assez creux pour sentir le vent tourner à des kilomètres.

La diplomatie française surfe aussi sur cette vague et mon père est chargé de redresser le centre culturel français dans tous ses aspects, avec cependant une fonction consulaire et des yeux et des oreilles bien placées. Il fera face, zigzagant pendant quatre ans entre les divers (et antagonistes !) services de renseignements locaux, les services secrets français et leurs homologues israéliens. C’est un poste de diplomate, complexe, prenant, mais à la mesure de ses capacités.

Moi j’ai 17 ans tout juste, je sors d’un séjour pénible de trois ans au Koweït et d’un été pendant lequel, entre autres, je suis allée marcher dans le Piémont avec des inconnues (camp UCPA de huit nanas), et ai visité Paris avec ma grand-mère, justement pendant cette semaine des attentats de 1995. Je prends l’avion à Bordeaux, puis transite à Francfort, où je rembarque dans un avion El Al entouré de jeeps et de militaires disposés en étoile autour de l’appareil. C’est sympathique, ça donne le ton. Je ne suis pas du tout morte de trouille, mais impressionnée, oui. A l’aéroport de Tel Aviv, mon père m’accueille, accompagné d’une fraîche connaissance qui a gentiment proposé de nous héberger. Sur le trajet, je vois un bus qui a brûlé : peut-être est-ce celui qui a explosé dans un attentat il y a quelques jours ? Nous dînons (un gratin de courgettes!) à Jérusalem dans cette famille française d’expatriés ; la mère, Catherine, absolument douce et triste ; le père, Pierre, barbu et roux ; et Lyse, 15 ans, mystérieuse et tout de noir vêtue. J’ai été prévenue discrètement par mon père qu’ils ont perdu un fils, un frère.

Voilà, je la nomme pour la première fois depuis des années. J’entre à reculons dans de la matière brûlante. Je vais être vigilante, c’est promis. D’abord, je ne maçonne ce chapitre que pour parler des décors, je ne fais que passer. J’écris, Morrissey dans les oreilles, et je suis soudain très tendue, le ventre en vrac, il me menace, je me menace : il est hors de question de ne pas faire un examen de conscience le moment venu. Il est hors de question de dire n’importe quoi et d’avancer comme si c’était de la littérature. Ce serait si facile : personnages de papier, hyperboles méridionales, parangons littéraires, clichés romantiques, j’avancerais dans mon cockpit de plexiglas, cernée de garde-fous, car le danger vient de l’intérieur. C’est une histoire d’amour entre deux jeunes filles que sépare un check-point. C’est une passion dévorante entre deux adolescentes qui se consolent. Mais c’est aussi vrai, non ? Avec toute la difficulté qu’il y a à vivre cette histoire dans le secret. A 17 ans, je comprends Phèdre et Louise Labbé. Je vis, je meurs, j’ai froid, je brûle et le frissonne, etc. Mais à Gaza, pas à Vérone.
Je relis pour la millième fois, effaçant tout ce qui me paraît suspect, ces mots que j’ai pu écrire dans l’emportement de l’inspiration. Je filtre et laisse les plus grosses ficelles dans le tamis.

Ce soir-là, mon père et moi dormons dans le canapé-lit du salon. Nouveaux bruits, nouveaux clairs de lune. Au matin, Lyse est déjà partie au lycée, j’aperçois sur sa table de chevet Le Monde de Sophie, de Jostein Gaarder. Je suis aussi en train de le lire ! Je laisse un message contre son marque-page pour dire que j’aime particulièrement Hobbes, ou Locke, je ne sais plus (tentative de créer du lien par l’esprit, mais aussi pour être rapidement fixée sur la possibilité de futures discussions), et termine par ces mots : « Tu veux bien discuter avec moi ? ». Cela fait des années que je n’ai pas rencontré de Française avec qui je pourrais échanger, avec des références communes, et je ne laisse pas passer ma chance. Ce sont là les balbutiements d’une relation qui va totalement « remplir » et justifier ma présence là et les battements de mon cœur entre 17 et 18 ans.

A Gaza, je découvre « ma nouvelle vie ». Mon père, qui est arrivé deux semaines avant moi, a déjà commencé à nous installer. Il a trouvé un logement au rez-de-chaussée d’une villa dans une rue résidentielle de Gaza-ville et il aura bientôt une voiture, une Peugeot 305 rouge. Comme toutes les maisons des pays où j’ai vécu, le terrain, sablonneux, est délimité par un portail plein fer et les fenêtres sont équipées de barreaux. Les propriétaires se sont installés dans le bâtiment annexe construit à l’origine pour loger les « servants », un « studio » de parpaings nus, grand comme un container maritime, une façon originale de concevoir la propriété. C’est un vieux couple qui vient de rentrer Algérie. La grand-mère aime monologuer avec moi en arabe, je ne comprends rien, mais je sais par expérience que tous ses mots ne parlent que de famille, de mariage et d’enfants… Dans ces pays-là, je n’ai jamais eu, avec des femmes arabes, de conversations autres que consensuelles, mais c’est aussi une façon pour elles d’évoquer d’autres sujets sans avoir l’air d’en parler.

Quand je me représente cette maison, ce sont les tons de jaune qui dominent : poussière, sable, peinture du portail et crépis extérieur. A l’intérieur, un carrelage poreux marqueté colore tout l’appartement. Au début, il n’y a rien : deux matelas, et deux nattes en plastique. Mon père cherche en vain de quoi meubler ces espaces où tout résonne. Las, il fait faire les tables, les chaises et les étagères à des artisans vanniers de Gaza. Le reste du mobilier, nous l’achetons au fur et à mesure en Israël. Nos malles finissent par arriver du Koweït au port d’Ashdod, puis dans nos murs après moult victoires administratives (tout a été fouillé, comme d’habitude, les menus appareils électriques ont été démontés et inspectés). J’installe dans ma chambre une étagère, une planche avec des tréteaux, une lampe d’architecte au-dessus, un lecteur CD portable et une radio à piles. Au plafond il y a un ventilateur qui tourne l’été, quand l’électricité n’est pas coupée. Les prises ont été posées à 1, 20 mètre du sol, ce qui devrait nous permettre de laver à grande eau. Les murs restent plus ou moins blancs jusqu’à ce que je trouve, dans un mall dépeuplé d’Ashkelon, une grande affiche d’Eddie Vedder en concert à Seattle, 1992. Il est en short avec des Docs, il chante peut-être « Alive », et on aperçoit derrière lui toute une foule de spectateurs, c’est une image très forte qui concentre tous les attributs de la jeunesse de cette époque.

15. Koweït, 1992-1995

Nous arrivons à l’aéroport de Koweït tard dans la soirée, un jour de la fin octobre. Premières impressions d’un pays : le sol de l’aéroport est luisant et des hommes en dishdasha blanche semblent glisser par symétrie sur du marbre que balaient en continu une nuée de silhouettes asiatiques (des Philippins). Nous prenons un taxi et nous rendons à l’adresse que mon père a notée sur un petit carnet Rhodia, à l’extérieur de la ville. A l’époque, il n’y a ni portable ni Internet et on ne prépare pas un voyage comme on le fait aujourd’hui. Il est 22 heures, on a une adresse, et puis voilà. Le taxi qui nous emmène est pakistanais, les Arabes que nous croisons ne sont pas koweïtiens, mais nous ne décodons pas immédiatement cette organisation de la société. Je me sens curieuse de tout. J’ouvre grand mes yeux sur l’intérieur du véhicule (moquette rose sur le tableau de bord, chapelet qui se balance au rétroviseur). Il nous dépose près de l’Université et après quelques palabres, nous passons la première nuit chez des Polonais qui auront la gentillesse de nous faire un lit, alors qu’il est déjà tard.

Logements des universitaires, Koweït, Schuwaikh, aujourd’hui. Nous voyons la supérette depuis notre appartement. Les « barres blanches » de part et d’autre représentent des places de stationnement couvertes.

L’appartement qui nous est attribué est immense et, hormis les pièces d’eau et la cuisine, le sol est intégralement recouvert de moquette. C’est un meublé, avec banquette et fauteuils d’inspiration scandinave. Nos malles sont arrivées de France, et elles ne contiennent que le strict minimum, en tout cas pas suffisamment pour investir le reste du mobilier qui restera vide. Près de l’entrée, on trouve sur la droite une petite pièce sans fenêtre, c’est la maid’s room, la « chambre de bonne », mais là aussi nous mettrons un certain temps à le comprendre. J’occupe la dernière pièce au bout du long couloir. Je dessine rapidement le plan de l’appartement pour l’envoyer à ma grand-mère, il est tout en long, et si grand ! La climatisation centralisée tourne presque toute l’année, nous n’avons pas à nous plaindre.

Nous sommes arrivés là avec nos codes européens : habitant « en ville », nous pensons n’utiliser que les transports en commun pour nous déplacer. Les premiers jours, nous sortons explorer les environs à pied, mais c’est difficile, il n’y a pas de trottoir et encore moins de chemins de traverses, nous sommes tout seuls, et ça pue le souffre. Le port est à deux pas, mais la mer, elle, reste inaccessible. Il y a bien un bus, le 11 ; nous l’essayons, il va en vieille ville, ce qu’il en reste. De façon surprenante, dans ce bus ne sont assis ni Koweïtiens, ni Occidentaux, ni enfants, ni femmes, mais une trentaine d’ouvriers « indiens » (ou bangladeshis, ou sri-lankais, ou pakistanais) qui nous regardent en silence. Qu’à cela ne tienne, nous le prendrons tous les mercredi soirs (équivalent du vendredi français) pour nous changer les idées, jusqu’à ce que mon père ait les moyens d’acheter une voiture, une Nissan Bluebird.

Il reste encore en vieille ville quelques ruelles de souk, avec des lambeaux d’artisanat local, mais dans l’ensemble c’est un bric-à-brac de petits centres commerciaux climatisés éclairés au néon inondés de marchandises chinoises, de vendeurs de shawarma (le kebab local qui n’a pas encore fait son entrée écrasante en France) et de bars à chicha. Le Koweït est indépendant depuis 1961 et est passé en quelques années d’un village de pêcheurs à une capitale pétrolière d’importance. Les gens mangent par terre dans des petits palais bâtis à l’image du Panthéon ou du château de Versailles. La guerre du Golfe est terminée, et nous en achetons tous les produits dérivés siglés POW’s (Prisonners of War) : cartes postales de puits en feu, de ciels noirs au-dessus de la ville, de bâtiments mitraillés ; cassettes collector à la gloire de Georges Bush ; petits drapeaux… Il se dit que nous respirons toujours des poussières d’uranium. Le samedi, la ville se remplit de Philippins qui sortent de l’église. Assis un peu partout, déracinés, ils sont des milliers à se reposer ensemble, à discuter, certains même demandent une photo avec nous devant une belle voiture, pour la famille, pour la légende, c’est toujours la même histoire qui se répète de par le monde. J’achète pour rien des tonnes de fausses cassettes dans des boîtiers souples, une véritable aubaine, et me concentre sur ma lecture de Vox.

Un vendredi, jour de repos, nous attendons le bus du retour qui ne vient pas. Une Chevrolet paquebot s’arrête à notre hauteur et un homme se propose de nous ramener. Pour le remercier, et pour le garder encore un peu, car c’est un vrai Koweïtien (une perle !), mon père le fait monter à l’appartement et, avec un petit dictionnaire arabe-français, une conversation rudimentaire s’engage où le Koweïtien pose tout un tas de questions habituelles auxquelles mon père répond plus ou moins n’importe quoi (Tu es marié ? Non, divorcé. Tu as des enfants ? Oui. Combien ? 10. Et ta fille, elle est mariée ? etc.). Le type laisse son numéro et s’en va. La semaine suivante, je suis seule à la maison quand ça sonne, c’est lui, je le fais entrer, s’il veut bien attendre. Le bougre parle encore moins bien anglais que moi, alors je vais chercher le même dictionnaire. C’est assez confus dans mes souvenirs. Je lui fais un thé. Il tourne les pages et me montre des mots comme « jolie », « désir ». Je suis flattée, mais je n’interprète pas du tout ce que tous ces mots pourraient signifier pour la suite de la visite. Je comprends toutefois que je dois la jouer fine : mon père est absent, et j’ai un Arabe sur les bras à éconduire. Je m’y connais un peu : j’ai déjà vu mon père décliner plusieurs fois mon achat contre un troupeau de chèvres. Et cela fait déjà plusieurs semaines que j’ai troqué ma mini-jupe contre un pantalon léger. Le type a une vingtaine d’années. Je fais très jeune, et c’est là-dessus que je compte : mon absence de poitrine, mon absence de hanches. Il veut me toucher, je lui montre le mot « judo ». Il veut m’enlacer, je lui fais une prise, nous tombons par terre, ça le fait rire. Il n’est pas du tout agressif. Il finit par partir et ne revient pas. Par la suite, mon père l’appellera pour sympathiser et ne saura jamais pourquoi l’autre ne donne pas suite. Ce n’est que la première et la plus « mignonne » d’une longue série de dangers écartés, du bout des lèvres ou du bout d’une paire de Doc Martens coquées. Là encore, j’en reparlerai.

Chevrolet Caprice Classic

Pour aller au lycée, on s’associe avec trois autres familles pour organiser un transport commun en taxi. C’est une vieille Chevrolet Claprice Classic aux suspensions plus que souples et aux banquettes de velours bordeaux. Tous les matins pendant deux ans, cette voiture stationnera au pied de l’immeuble à 6 h 30 et devant l’école à 14 h 10. Pendant un temps, nous logerons à sept dedans, sept insupportables gamins pataugeant dans plusieurs langues. Nous appelons le chauffeur « ‘ammo » (oncle), j’apprends à dire « saker el bab » (ferme la porte), et je chante une berceuse bosniaque. Je voudrais écouter Bryan Adams dans le taxi, mais ce n’est qu’Amr Diab, ce chanteur égyptien increvable.

J’ai 14, puis 15 ans, et je me sens prisonnière. J’ai essayé, pourtant, de rencontrer des gens, de vraies gens, des « individus », un concept qui n’existe pas au-delà des frontières resserrées de l’Europe. Notre quartier (« block ») est constitué de cinq immeubles comme le nôtre, en forme de « plus », de 11 étages de 8 appartements chacun. Tout le personnel universitaire non koweïtien est logé ici, en majorité des Égyptiens, mais on trouve aussi des Américains, des Tunisiens, des Marocains, des Polonais… C’est l’automne quand nous arrivons, je suis en tee-shirt et je sors me promener seule autour des immeubles, espérant tomber à un moment ou un autre sur un enfant, une famille, soyons fous, mais tout le monde se terre à l’intérieur. Au-delà du campus, c’est le désert et la mer, avec l’autoroute (« ring ») comme seule issue et le supermarché comme oasis. Je suis enclavée, c’est le mot.

Mon père me donne sa machine à écrire électronique ; c’est l’époque des premiers ordinateurs portables IBM, je lui apprends à taper C:// et à manier la souris sans la soulever. J’écris en écriture automatique à la suite de Michaux, le lis des biographies qui se passent à Paris, et si seulement je pouvais trouver de l’absinthe… Au bout de la première année, je ne suis plus moi-même, je m’adapte, j’en prends mon parti, j’attends, je deviens moi aussi une ombre qui glisse. Aux fenêtres qui ne coulissent plus que difficilement à cause du sable, une moustiquaire intégrée renforce mon sentiment d’enfermement. Je n’ai jamais passé autant de temps dans un appartement.

Mon père travaille beaucoup et n’est pas très heureux lui non plus. Ce n’est pas qu’il voulait absolument venir au Koweït (d’ailleurs c’était ça ou l’Ouzbékistan et il a choisi un pays avec un lycée français), c’est qu’il n’en pouvait plus de Châteauroux. Et puis être dans un pays arabe lui convenait bien, c’est ce qu’il espérait de ses vœux, pensant retrouver au sein de la communauté musulmane soutien maternel ou fraternel. Au contraire, la société koweïtienne agit à cet égard comme un repoussoir : racisme, ségrégation, quant-à-soi, sexisme, et mène mon père à une grande déception puis à une certaine déprime. Une fois par an, nous voyageons dans les environs, d’abord en Syrie où nous faisons un tour du pays dans une voiture avec chauffeur, puis en Oman, enfin à Dubaï. On essaie de voir le bon côté des choses, tout de même, tout de même (je l’écris deux fois exprès). Moi, ça ne m’est pas égal, j’étais heureuse dans l’Indre, j’avais des amis, des petits amis, et peu d’horaires.

Dans cet appartement, nous passons un certain temps à dormir, la nuit, mais aussi de 15h30 à 17 heures, tous les jours, pour la sieste. Je fais des rêves. Des cauchemars de femmes entièrement recouvertes de tissu noir qui veulent me tuer. Nous recevons, rarement, des collègues de mon père. Il n’y a rien à faire en-dehors du lycée, pas de copains à aller voir qui soient à portée de vélo, pas de parc où traîner, pas de cinémas, pas de cafés, pas d’activité. Notre sortie préférée, c’est « Pizza Hut », tous les jeudis. Mais nous fréquentons aussi Sbarro, Arby’s, Wendy’s, KFC, Baskin Robbins… On devient des professionnels du fast-food.

Capture d’écran du clip de Janet Jackson, « That’s the way love goes », 1993

A l’âge où je devrais passer mon temps à l’extérieur avec mes amis, je vis « en couple » avec mon père (c’est la psy qui l’a formulé comme ça), aussi dépendante qu’une bonne épouse du Moyen Orient. Je me plonge un peu plus dans la lecture et l’écriture, dans le Pink Floyd, Queen et les Beatles. Je fais mes devoirs devant MTV, la langue pendante (c’est la première fois que j’ai la télé et je suis très impressionnée par tous les vidéoclips américains des années 1990, tout ce désir qui dégouline, Bon Jovi, Janet Jackson, Whitney Houston…). Je vais faire trois courses à la supérette en face et commets des larcins. Je vole de tout, n’importe quoi, une lampe de poche, une radio, des Chicklets, je range tout dans mon tiroir. Et je découvre à cette occasion la cigarette, qui me permettra de conserver une petite part de contrôle sur ma vie. Je fume allongée dans le salon en écoutant les albums des Guns’n’Roses, dont j’apprends les paroles par cœur. Je tourne en rond, ou en volute, en tout cas je ne tourne pas bien. Je me laisse grossir quelques mois avec des barres chocolatées, puis me prends en main et monte et descends au pas de course les 9 étages qui me séparent du rez-de-chaussée. Le jour de l’élection présidentielle de 1995, avec deux-trois copains du lycée, nous faisons des expéditions punitives autour de l’Ambassade de France : avec une pince coupante nous séparons les bouchons de radiateur des Mercedes, Chevrolet et Jaguar garées dans les rues, mais bien vite, il faut courir car les chauffeurs, qui dorment souvent dans leur véhicule, se réveillent en sursaut et nous poursuivent. Nous grimpons sur le mur d’enceinte d’une mosquée, c’est amusant. Au lycée, nous séchons toutes les heures de sport (de toute façon, c’est du n’importe quoi, ce sport) pour les passer au Sultan Center où nous nous bourrons les poches de friandises, de cigarettes, et de déodorant pour recouvrir le tout. On ne s’ennuie pas, le registre de langue est inapproprié : on se fait carrément chier ! Je ne prends pas du tout conscience que ça ne va pas.

Photo de Basil MK sur Pexels.com

Mon père se plaint continuellement de « faire le taxi », ce qui me force à décliner les invitations et me maintient dans la solitude, à sa botte. Il ne se rend absolument pas compte de mon désarroi. De toute façon, je ne m’inscris dans aucun groupe. Nous habitons trop loin, et n’étant pas « expatriés », nous n’avons pas accès à certains « clubs » aux tarifs prohibitifs où je pourrais passer éventuellement le temps. Je sors vite des radars. Je ne fréquente plus que des fils de profs. Je m’isole, je commence à faire croire à tout le monde que je n’aime pas les groupes. Le téléphone est gratuit, mais j’en profite peu. Et si je m’excluais toute seule avant de l’être ? Et si je disais que je déteste tout le monde avant qu’on me déteste ? Et si je disais que je veux disparaître pour qu’on m’aime ?

Au bout de deux ans d’une telle vie, mon père a enfin l’opportunité de déménager dans le centre, dans un petit appartement proche du lycée. C’est mille fois mieux, et c’est ainsi que j’échappe à une heure de voiture par jour et regagne un peu d’autonomie. Je vais à l’école à pieds avec Weezer ou Offspring dans mon walkman, fume toujours une cigarette par jour, la nuit, face aux lumières verdâtres d’un minaret et devant la moustiquaire. J’ai choisi une marque, ce sera Chesterfield. La nuit est ponctuée par les appels à la prière qui sont un peu plus forts qu’avant. Quand la climatisation centralisée tombe en panne, on étouffe, littéralement écrasés sur nos matelas. Il fait plus de 45 degrés d’avril à novembre. Quand il a plu, une fois, on était en classe et on a eu le droit de sortir pour sentir l’eau sur sa peau. Quand c’est Ramadan, je le fais aussi, c’est plus simple pour tout le monde. Quand le ciel devient orange, on a du sable plein la bouche et même dans la culotte. Quand on me propose du vin, mon père de sa main couvre mon verre. Quand je veux me faire jolie, lui encore d’un claquement de lèvres m’intime de refermer le deuxième bouton de ma chemise.

Il faut faire ce qui est permis et seulement cela. Il faut se comporter correctement. Il circule un certain nombre d’histoires sur des Occidentaux qui ont dû être renvoyés du pays. Nous allons quelques fois à la plage, au printemps et en automne, quand le sable est encore tiède. En ville, il y a aussi une plage, mais elle n’est pas pour nous : ne s’y baignent que des familles tout habillées. Nous allons plus loin, à 70 km, sur une plage gratuite, hors de portée de jumelles de la jeunesse locale, nous allonger en maillot sur des serviettes, avec quelques autres Blancs.

Nous nous faisons les mollets dans des malls luxueux, plein de marbre et de dorures où ça sent incroyablement bon ce parfum d’encens précieux appelé bukhur. On mange dans des restaurants d’hôtels où on me pousse la chaise dans le dos, et rentre dans des villas résonnantes avec interphones internes et une maid dans chaque pièce. J’assiste un jour, dans mes petits souliers, à l’arrivée de convois de boys et maids indiens, le badge autour du cou, bien rangés dans un couloir de l’aéroport. Dans les journaux, ces agences de recrutement de servants placent des publicités pleine page avec présentation « catalogue » (« Photo A, Bengladesh, Femme, 24 ans, célibataire, ménage, enfants, cuisine »). Je ne supporte plus le traitement infligé aux Hommes par d’autres, pas une semaine ne passe sans qu’un article de journal relate le jugement d’un homme ayant violé sa servante. Je ne supporte plus le rapport aux femmes non seulement des Koweïtiens, mais des Arabes en général, cette galanterie paternaliste me plombe.

Je hais ce que le Koweït a fait de moi, je ne vais pas bien et je n’ai personne à qui le dire. Il est hors de question pour ma mère de me reprendre, ma grand-mère accueille déjà mon cousin, et mon père n’a pas les moyens de me mettre dans un Internat.

Faute d’alcool, mes camarades français se font des trips avec des recharges de briquets, certains se scarifient les bras, d’autres errent dans un état second dans les couloirs du lycée. On ne peut pas fumer dans la cour, mais la surveillante ferme les yeux. Apparemment, je ne suis pas la seule à souffrir. Mais apparemment, ce n’est pas encore assez, puisque je continue à donner le change. Je fais du baby-sitting chez le Proviseur, je signe toutes les deux semaines mes articles dans le Kuwait Times. C’est l’année où je découvre Morrissey, L7, Liz Phair et les Beastie Boys. Je creuse des trous dans mes jeans. Je parle couramment anglais. Je ne vis que pour écrire des lettres à Julietta, et de jeudi en jeudi je guette ses lettres au courrier de la valise diplomatique, à chacun de ses mots je m’accroche et tente d’y lire ce que j’y cherche. C’est la fin de l’année scolaire, bientôt le bac français, je ne sais pas parler de ce que je lis, je ne sais pas parler. Je sombre en fin d’année scolaire dans une sévère déprime, et décide de sécher tous les cours de français. Je reviens à la maison et passe ces heures prostrée dans ma chambre à dessiner et écouter Nevermind à fond, en alternant hurlements de sauvage et sanglots. C’est dans cet appartement de Salmiya, à 16 ans et demi, que je reviens enfin et sans prévenir sur ce que j’ai vécu enfant. Je perds le sommeil pour toujours.

J’ai pleuré à chaque déménagement. Mais mes yeux sont restés secs en quittant Koweït. Il était plus que temps de partir.

14. Indre, 1990-1992, 2 ans, 4 adresses

Quand j’arrive chez mon père, tout est d’emblée plus simple. Une bêtise suivie d’un aveu n’en est plus une, et le mensonge, qui était un rouage nécessaire à ma survie à Limoges, devient une faute grave. Chez mon père, on se fait complètement confiance et on ne fouille pas dans les affaires l’un de l’autre. En outre, de façon générale, il a un a priori toujours bienveillant sur les autres humains. Il ne pense jamais « à mal », candide en toutes circonstances ou presque. Quand ma mère nous intime de ne plus respirer au moindre coup de sonnette, mon père de son côté ne ferme jamais les portes à clé, ni celle de la voiture ni celle de la maison, ni le jour ni la nuit. « Les voleurs n’auront aucune raison de tout casser pour entrer, de toute façon il n’y a rien à voler. » Il n’y a pas de consigne pour masquer la vérité, et pas de secret à laisser derrière la porte. Si quelqu’un s’annonce, on lui ouvre et on discute, quelle que soit la taille de l’appartement. D’ailleurs, là où nous vivons n’est pas important : avoir « un abri » prend le pas sur le reste. En Corrèze, nous passons de bons moments où l’essentiel ne réside pas dans le confort matériel, mais dans la sécurité affective. Sans eau courante ni chauffage, sans toilettes ni cuisine, il est hors de question de « chichiter ». On se serre telles des marmottes dans leur tanière, dormant, mangeant, lisant et travaillant dans la même pièce. Même tarif pour les invités de passage qui doivent s’abriter entre nos quatre murs. Oubliées les lessives (il n’y a pas de machine à laver), les douches quotidiennes obligatoires (il n’y a pas d’eau chaude) et les corvées de ménage. C’est fou le temps pour moi que je regagne.

Le travail de mon père est si précaire que nous devons déménager chaque année ou demi-année sans en avoir les moyens, donc on bricole. Après le demi-garage de 9 m2, on nous prête un logement de fonction désaffecté au sein du collège de type Edouard Pailleron de la ZUP Saint-Jean à Châteauroux. La Principale adjointe est sensible à notre situation et permet l’acheminement depuis la cave de l’établissement de meubles scolaires désuets en métal gris massif. J’hérite d’un immobile bureau de fonctionnaire avec tiroir pour dossiers suspendus. La moquette est tâchée dans ma chambre, mais ce n’est pas grave. On est au pied de feu la « Tour 18 », haute de 18 étages. Quand mon père se gare la première fois près du collège, il reçoit des œufs sur le pare-brise. Il se pense protégé par un autocollant sur son pare-brise arrière qui représente une calligraphie du Coran, alors le lendemain il recommence. Même problème, même punition. Certains soirs, nous voyons passer dans le jour laissé à dessein au bas des fenêtres des silhouettes munies de barres de fer. C’est la castagne un peu plus loin, on se fait tout petits, déjà que nous ne devrions pas être là. On s’habitue. La voisine du dessus est la femme du C.P.E., elle est folle de François Feldman, son fils se prénomme Valéry. Nous échangeons peu.

L’année suivante, mon père est envoyé à une cinquantaine de kilomètres de Châteauroux et une collègue nous prête en urgence un appartement pour quelques mois. Nous nous déplaçons avec un sac de sport chacun, nos meubles sont comme ceux de « Pirouette Cacahuète », en carton. La fin de l’année, nous la passons à La Châtre dans un studio chambre/cuisine distribuées sur deux niveaux avec un escalier abrupt. Avec mon père, on est en camping toute l’année. On dort dans un sac de couchage et on mange des boîtes, des soupes en briques et de la purée mousseline tous les mercredis. On n’a qu’une table en formica, et je fais mes devoirs sur la moquette. Mais cela n’a aucune importance, je suis tout le temps par monts et par vaux, avec les copains, ce qui ne va pas durer, puisque notre déménagement à Koweït changera la donne, et je serai forcée de troquer ma liberté contre un 160 m2 et ma sociabilité débutante contre un isolement de plomb. Quatre ans, cinq collèges.

13. A Limoges, sept. 1985 – janv. 1990

C’est ma tante Nancy qui nous accueille à Limoges où elle réside déjà avec son fils et son nouveau compagnon. Elle nous fait un peu de place dans sa vie, nous prête sa nounou pour mon frère pendant que je suis à l’école, et balade ma mère de-ci de-là, qui pour un travail ou une formation, qui pour un logement. J’ai raté la rentrée du CE1 et je n’aime pas du tout la méthode de la nouvelle maîtresse. Je dois aller me coucher dans une chambre que je ne connais pas. Il fait encore jour et je ne m’endors pas facilement. Je voudrais, mais n’arrive pas à attirer l’attention de ma mère sur le fait que je ne me sens pas bien. J’épuise un à un tous les prétextes pour me relever (boire, pipi, dent qui bouge, mal aux jambes). Je décide de frapper plus fort, car elle ne comprend pas : je me tape la tête contre le mur, de plus en plus fort, jusqu’à sentir le sang couler. Là, c’est mieux, un nez qui saigne, ça a de la gueule. Je peux me diriger vers la lumière avec une bonne raison au milieu du visage. Ma tante n’aime que les bébés et les garçons, je ne risque pas de lui faire de l’effet. Le lendemain, grâce à l’épaisseur de papier de ces murs de HLM, j’écoute une conversation au téléphone entre ma tante et ma grand-mère. Je crois comprendre qu’elle a hâte que nous partions, et c’est ce que je rapporte à ma mère le soir-même, Elle devient furieuse et a une explication avec sa sœur, moi je me dis « quand même, c’est bizarre qu’elle donne autant d’importance tout à coup à ce que je lui dis ». Vingt-quatre heures plus tard, nous posons nos valises dans un foyer pour familles en difficulté. Nous avons une chambre avec des lits superposés et mon frère dort en bas dans son lit-parapluie. C’est une période étrange, avec de nouvelles personnes qui me parlent dans les couloirs, beaucoup de bruits nouveaux. Je ne sais pas combien de temps nous restons là, quelques semaines tout au plus sans doute.

Et tout à coup, c’est fini, on a un logement ! La capacité de retournement de ma mère est extraordinaire. En cela, elle se comporte vraiment comme une louve qui soulève des montagnes pour protéger ses petits (deux clichés en une phrase). Elle a harcelé l’Office HLM pour qu’on nous attribue un appartement dans un quartier proche de l’école que je fréquente déjà. C’est au rez-de-chaussée de la rue de la Conque, dans un ensemble de deux immeubles bâtis en L autour d’un terrain de jeux et d’un parking. On ne croise pas les voisins, on écoute à la porte et on regarde par l’œilleton avant de sortir : il ne faudrait surtout pas atteindre un niveau d’intimité tel qu’on se sentirait assez à l’aise pour nous poser des questions. Le voisin du dessus s’en pose, des questions. Je le sais. Ma mère coupe court. Nous n’avons pas le droit de lui parler. Elle a à la fois peur pour nous et de nous.

La vie qu’elle mène est par ailleurs compliquée : un divorce en cours, deux enfants en bas âge dont l’un présente des besoins particuliers, des cours de conduite, une formation de secrétaire à l’Afpa en cours du soir, un boulot de standardiste, de la famille qu’elle ne peut contourner dans ces moments où elle a besoin d’un soutien financier, ce qui la rend dépendante, plus mordante. Pour accéder à l’autonomie, elle développe des plans complexes qui font intervenir des « aidants repoussoirs » (la mère, la sœur, l’arrière-grand-mère), des ex-maris à sa botte qu’elle manipule finement pour obtenir d’eux non seulement les pensions dues, mais aussi divers coups de main (bricolage, peinture, transport de meubles), de nouveaux entrants de passage enfin qui lui apportent tendresse, soutien moral et matériel. Elle a 31 ans et beaucoup de ressources.

Dring ! Qui va là ? C’est Mamy qui vient nous garder une semaine pour une double varicelle (elle m’avoue aujourd’hui qu’elle a dû elle-même produire un faux certificat médical pour s’absenter de son travail). Elle fera le ménage, le repassage et la cuisine, et tout cela dans ses petits souliers en marchant sur des œufs (et bim, deux expressions consécutives !). Dring ! Qui va là ? « C’est un copain, il s’appelle Hugues, il vient me chercher pour le meeting du PS ». C’est qu’on soutient à fond la campagne de Mitterrand en 1988. Je remettrai même une rose à Lionel Jospin en personne. Dring ! Qui va là ? C’est mon père, dit David. « Ah non ! Celui-là me dégoûte !, il attendra dehors ! » Dring ! Qui va là ? Je suis seule. C’est mon père. Mais j’ai reçu la consigne de ne pas lui ouvrir. Mon père, qui a fait le trajet depuis Brive à cent kilomètres de là, restera à la porte. Je serai inflexible. Lui non, il repartira en me laissant derrière la porte, en larmes tous les deux.

Je peux encore décrire le décor, tracer le plan de l’appartement, faire le portrait-robot de chaque pièce et y placer les meubles aux bons endroits… Il y a du papier-peint des années 1960 dans le salon, et toujours une grande table en bois, ma mère qui fait ses comptes ou qui révise sa sténo, un grand ficus, des papyrus, des fauteuils en osier qui viennent d’un troc, un pouf marocain, deux étagères en pin vernis qui soutiennent des livres, des vinyles et la chaîne hifi. Il y a une petite table en marbre dans la cuisine, des tabourets en métal perforé, du lino jaune pâle. Je partage une chambre avec mon frère, il y a des volets roulants métalliques qui au soir tapissent les murs d’une pluie fine de lumière. Rue de la Conque, quand la porte s’ouvre, ça sent fort un mélange détonnant de Skip/ Vigor/ Cif/ Javel, on pourrait manger par terre.

Dans cet appartement, il y a quelques moments sombres, des épisodes banals d’enfants ordinaires (vomis, pipis, sable dans les chaussures, objets qui se cassent, coin de papier peint qui se décolle, rayures sur la commode anglaise…) qui, sous les cris et les coups, se transforment en cauchemars et aboutissent à des privations finalement répétitives et ennuyeuses. Il y a aussi des moments lumineux associés à de la musique, comme quand ma mère se lève soudain de table, entraînant mon frère dans ses bras pour danser sur du Dire Straits, du Bowie ou sur « Avec mon cœur de Rockeur » de Julien Clerc ; comme cette fois où, laissée seule, je m’abandonne dans une danse endiablée en écoutant « Les murs de poussière », de Francis Cabrel. L’appartement de la rue de la Conque a longtemps été celui où j’ai passé le plus de temps : quatre ans et demi, de 7 à 11 ans, cette période que les psys appellent « l’âge pur » en raison des sentiments dénués de toute hypocrisie qui s’expriment pour la première et dernière fois. Ce n’est plus la petite enfance, ce n’est pas encore l’adolescence, c’est l’enfance. La seule qu’on ait. Je veux bien croire les professionnels, mais je demande consciemment à vivre « en pureté » plus longtemps. A 12 ans, je fais le serment que je chercherai toujours la vérité, et que je bannirai le mensonge. Ce n’est pas un caractère, c’est un principe.

L’appartement de Limoges, c’est le lieu d’exécution des menaces proférées sur le chemin du retour, au moment de remettre son manteau, ou dans la voiture : « Tu vas voir à la maison, tu auras (c’est selon) une gifle/des coups de ceinture/pas de repas ! ». Les larmes perlent à mes yeux. Je regarde par la fenêtre, le paysage qui défile berce mon chagrin, le soir tombe, il y a des embouteillages, le trajet se prolonge, et je finis par oublier. A la fois la bêtise et la menace. Elle se gare, nous sortons sans un mot, elle ouvre la porte, nous entrons, elle la referme, se retourne et bam ! La gifle me renverse, c’est que je l’avais oubliée celle-là, c’est idiot je ne suis même plus capable de dire à quel forfait elle correspond.

Quand le 25 décembre 1989 elle part en me laissant sur les marches de l’immeuble avec un sac de sport, je ne comprend pas encore ce qui m’arrive. Dans le sac, elle a fourré tout ce qu’elle a compté avoir acheté avec la pension de mon père, mais pas le reste. J’emménage avec lui, mais cela se fait en plusieurs fois, en un mois de janvier un peu haché où je manque quelques jours de collège. Ma mère restera encore six mois à Limoges, puis nous prendra tous de court en déménageant à Villepinte dans l’été. Inutile de dire que j’ai laissé là plein de choses que j’ai oubliées maintenant. Un jour, elle m’a rendu les cartes postales qui m’étaient adressées, et notamment celles de mon père, et très tard, la vingtaine passée, j’ai reçu un jour par la poste un carton contenant mes cahiers de CP Freinet.

12. Appartement de Pau, 1983-1985

Entre 1 an et 18 ans, j’ai déménagé onze fois, sans compter les logements qui nous étaient prêtés pour quelques mois, le temps d’une transition. Genoux qui se frottent, corps qui se déplacent et qui chutent, ombres qui effraient le soir quand les contrevents sont tirés. Le carrelage et le béton écorché d’Algérie, le plancher des Pyrénées atlantiques, la moquette rêche et le lino jaune pâle des appartements de Limoges à Châteauroux, la moquette dorée synthétique de Koweït, le carrelage mosaïque et les nattes en plastique de Gaza. Je ferme les yeux et je sens contre ma peau tous ces matériaux sur lesquels j’ai joué, chanté, rêvé, pleuré. Sur mes genoux, je passe mes doigts dans les stries roses laissées par la moquette rase sur laquelle je fais un puzzle en 1983, les mêmes stries laissées 13 ans plus tard par les tapis de plage qui nous servaient d’îlots à Gaza.

L’appartement de Pau est au deuxième ou troisième étage et donne sur le château. Je suis retournée dans la rue d’Etigny il y a peu. Rien n’a changé : le quartier s’est naturellement délabré avec le temps. Le bois des portes d’immeubles a gonflé, les crépis se sont écaillées, les vitres des fenêtres se sont ternies, les contrevents ont pourri. J’ai trouvé un quartier vaguement abandonné, humide et bruyant : déclassé. Dans mon souvenir, l’appartement du no 26 est vaste et chic : il y a du parquet massif, des volets intérieurs, une double-porte vitrée à petits carreaux. Ma mère a fraîchement décoré la chambre de mon frère avec du papier-peint Laura Ashley illustré d’algorithmes de paires de cerises, des centaines de petites boules rouges que je regarde pour m’endormir. Asthmatique, David tousse et se réveille toutes les nuits. C’est un bébé qui demande beaucoup d’attention. Moi, je commence mon cours préparatoire dans une classe Freinet où je me sens bien. En feuilletant mes cahiers d’école, je m’aperçois que Laruns, Saint-Jean-Pied-de-Port, Gabas et Arudy font partie de mon imaginaire, de mes Noms de lieux.

On me fait dormir dans la chambre des parents quand le lit est vide. Il arrive souvent que mon beau-père Serge rentre tard (ou ne rentre pas) de son travail dans la montagne. Ma mère devient une mère au foyer à temps complet et commence sans doute à trouver le temps long. Les trajets vers l’école le matin, les courses qui font ployer la poussette sur le chemin du retour, le petit frère qui demande tant de soins. Elle voudrait socialiser, il y a eu quelques tentatives, mais à la moindre contrariété les portes se referment sur nous. Elle me dit plus tard avoir demandé à Serge de passer son permis de conduire, il lui répond (et j’écris sciemment « répond » au lieu de « aurait répondu » car je ne peux pas m’appuyer sur le conditionnel qui se tort et m’aspire dans une insupportable béance d’insécurité mémorielle), il lui répond : « Non, tu n’en as pas besoin, je conduis, moi ». Quand elle le quittera, elle prendra illico des leçons de conduite.

Il y a sur le chemin de l’école une maison de la Presse dans laquelle nous entrons régulièrement. C’est là que je prends un stylo plume Waterman que je lui offre pour la fête des mères 1985. Elle n’est pas du tout « très contente ». Je le sais, déjà à l’époque je le sais : cette bêtise, qui est une vraie bêtise pour une fois, n’est pas réprimandée par ma mère avec toute la bonne foi qu’il eût fallu. Je l’entends dans son discours de morale, quand elle dit que c’est la honte, qu’elle va devoir rapporter l’objet volé et expliquer que c’est sa petite fille qui l’a volé ! Elle me dit : « Si tu recommences, c’est toi qui devras aller rapporter les choses au marchand et t’excuser ! » Le stylo, blanc avec des motifs de cartes à jouer, disparaît de l’appartement de Pau, et réapparaît l’année suivante dans celui de Limoges, bien mignon dans son pot à crayons.

Dans cet appartement, je m’occupe de dégager les souris mortes des pièges posés dans les toilettes (peintes en orange, chasse d’eau suspendue, il y fait toujours très froid), et je fais une horrible blague à ma mère. Elle a si peur le soir quand elle est seule ! Elle aura toujours peur des coups inattendus frappés à la porte. Est-ce l’un des deux pères qui a décidé de se venger ? Est-ce un employé des services à l’enfance qui, averti, viendrait à l’improviste ? Est-ce, et je brode, là, une entreprise de propreté qui viendrait vérifier que les ampoules sont bien dépoussiérées ? Je joue sur cette peur pour frapper discrètement à la porte-fenêtre de la chambre qui se trouve face à la double porte d’entrée. Je fais semblant de dormir. Elle s’approche à pas de velours, je peux sentir sa peur. Je retiens ma respiration. Elle s’éloigne. Je recommence ce manège plusieurs fois. J’ai tout à fait conscience de lui faire du mal, même si je n’en mesure pas les conséquences. J’ai 5 ans et c’est la première fois que je garde un secret que je ne vendrai jamais.

Tandis que j’apprends à faire du vélo sans les petites roues, mon frère apprend à marcher dans cet appartement. Puis à courir. C’est vrai que les pièces sont gigantesques et qu’on peut se permettre. Il court tant et si bien du mur à la fenêtre opposée que celle-ci se brise. Il ne passe pas par la fenêtre, mais c’est une possibilité qui s’envisage. On lui interdit de courir.

Ma mère décide de peindre la porte-vitrée en blanc, puis d’éliminer les traces de peinture à la lame de rasoir. C’est un travail fastidieux et effrayant. Elle a toujours peur que nous nous blessions, alors elle nous éloigne d’elle. Finalement, c’est elle qui se coupe et que je vois pleurer dans le séjour, à son bureau. Elle a déroulé un rouleau de papier absorbant et me demande d’appeler le médecin. Ce que je fais. Je le connais, il n’habite pas loin, en haut de la côte, dans cette rue où, me raconte-t-elle, elle s’est fait agresser par des voleurs qui l’ont mise par terre alors qu’elle était enceinte, ce qui explique la présence à son porte-clés d’un sifflet en métal.

Mon beau-père me fait marcher la nuit le long du couloir pour faire passer mes douleurs articulaires, ma mère jette mes jouets dans un sac bleu après un coup de fil avec ma grand-mère, mon frère casse une vitre, ma mère m’envoie seule à l’école avant de me mettre sous une douche froide, mon frère tousse, chaussée de gants roses, j’arme et désarme les tapettes à souris et fourre les cadavres dans un sac poubelle noir, dans le hall du château il y a une carapace de tortue géante qui a servi de berceau à Henri IV, ma mère à son bureau fait ses comptes, entourée de dizaines de gros papyrus. Le soleil recadré par la fenêtre caresse le plancher. C’est Pau, mais il faut partir maintenant. De nuit. Dans un camion. Sans le dire à personne. On s’enfuit. Rentrée 1985 : vol de bébé et translation secrète de 450 kilomètres vers le nord.

11. Les « scouts »

Dès l’âge de 7 ans, ma mère m’inscrit aux « scouts », enfin, c’est comme cela qu’elle appelle ces groupes indépendants de loisirs. Il y a eu trois essais contrastés.

Les scouts « bras cassés »

Ma mère se renseigne et contacte un groupe de scouts à Limoges. Elle a très vite un faible pour le responsable qui s’appelle Schneider, je crois même qu’il appelle à la maison. Je pars en camp à l’été 1985. Je me souviens des culottes blanches Petit Bateau que je bourre dans mon sac (un vieux Lafuma de ma mère). Quand elle les sortira à la fin du séjour, elles auront pourri. Et puis il en manquera quelques-unes. Les moniteurs ne s’occupent pas de nous. On marche des heures sous le soleil, je saigne plusieurs fois du nez. On fait nos besoins n’importe où. Le séjour se termine avec la visite d’un parc d’attraction. Nous voici tous assis sur des vélos disposés en cercle sur un rail. Il suffit de pédaler pour faire tourner ce manège écolo avant l’heure. Je suis très excitée. Mais catastrophe, mon lacet se prend dans le pédalier et ma cheville tourne sur elle-même. Le temps que tout le monde entende mon cri et que le manège s’arrête, il est trop tard. J’ai une belle torsion et je ne peux plus marcher. Alors quelqu’un prend mon sac à dos, on me porte et on me fait marcher quand même. C’est la poisse. On m’emmène chez le médecin. J’en garde une faiblesse à la cheville gauche, peut-être le petit moins qui m’empêchera de réussir le « ollie » en skate-board.
Un jour, après une journée chaude de balade, on nous enjoint de nous déshabiller entièrement et de nous ranger en file indienne pour l’examen des tiques. Petits, et grands. A cette époque, je me fiche encore de mon corps nu et de celui des autres. Mais si ce souvenir est resté gravé dans ma mémoire, c’est que quelque chose ne tournait pas rond. Lors de la présentation aux parents du film du camp, je me vois vêtue d’un débardeur à rayures rouges, en train de faire la tête. Les parents présents dansent sur « Je te donne » dans la petite salle municipale.

Les scouts « olé-olé »

Avec la trop légère prise en charge de ma cheville, c’en est fini de la fascination de ma mère pour ce Schneider. Elle me change de groupe, mais on est encore loin de Baden-Powell. En effet, nous sommes laissés très libres. Je m’y rends quelques fois en week-end ou pour des camps, et j’y retrouve mes deux copains Armelle et Alain. Il règne dans ce groupe une atmosphère assez étonnante de « luxure ». Les moniteurs, dont nous arrachons les tentes un matin, se révèlent nus et enlacés par deux. Dans notre trio, emmené par Armelle, c’est aussi très fesse. Elle propose toujours à Alain de faire l’amour dans son sac de couchage. Il est blond et il a un tout petit zizi, comme celui de mon frère. Il ne m’intéresse pas. Elle est marrante, sauvage, elle m’effraie un peu, mais j’envie ses baskets, des Stan Smith usées qui me font rêver. Juchée sur les branches basses d’un chêne, je joue avec des gendarmes en les regardant en coin. Ma mère ne sait rien de tout cela, je ne dis rien. Il me reste quelques souvenirs marquants, en-dehors de ces attouchements puérils : une nuit passée dans la paille dans une grange, ou quand nous avons ébouillanté et plumé des poules, puis dépouillé un lapin suspendu à un crochet. C’était sans doute le même été 1986. J’avais 8 ans.

Les « scouts toujours » !

Mon troisième groupe de scouts, c’est du sérieux, bien autre chose que ces antennes Bohème de troisième zone. Ce sont les ENE pour « Éclaireurs neutres européens », avec uniforme et insignes, carnet de chants et carnet de progression, hiérarchie, lever de drapeau et non mixité dans les tentes. Ce groupe était dirigé par un homme ventripotent à la tonsure de moine, que tout le monde appelait Toto. Il avait adopté un garçon asiatique qu’il logeait dans sa tente double et qui ne faisait pas partie du groupe, un peu comme s’il était venu en vacances avec son fils.

Certes, j’aimais les jeux de nuit, trop rares à mon goût, et la possession d’un Opinel et d’une lampe de poche me comblait. Je prenais aussi un immense plaisir à chanter autour du brasier qu’élevaient les éclaireurs les plus âgés. En-dehors des chants traditionnels à la gloire de nos pieds vigoureux et de nos paysages inégalables, nous chantions aussi des morceaux plus « profanes », comme du Moustaki, du Brassens, Hugues Aufray, Yves Duteil… Question « Promesse » et tout le bazar de hiérarchie, je n’ai pas réussi à obtenir quoi que ce soit, je n’y comprenais rien, et ma mère me privait de trop de sorties pour avoir une quelconque crédibilité là-dedans. Je loupais parfois deux ou trois mois d’affilée et j’étais à nouveau une étrangère. J’ai ainsi stagné des années en louvette, sans étoile à mon béret. Mais peu importe. Je portais comme les autres ma jupe-culotte de velours, ma chemisette bleue avec patte d’épaule pour y glisser le béret, et mon foulard noir et rouge, sans bague de cuir, réservée aux aînés. Je dormais dans une tente avec 5 autres filles dont je ne connaissais rien et à qui je ne parlais pas. Les monitrices ne m’adressaient pas vraiment la parole non plus, et il arrivait bien souvent que j’errasse seule des heures entières autour du campement. Tous les jeux étaient centrés autour du livre de la Jungle (car tous les adultes d’hier et d’aujourd’hui partent du principe que les valeurs se transmettent plus facilement par la bouche d’une louve, ou d’un Maître Renard). L’une des deux cheffes s’appelait Akela, l’autre Bagheera, ou encore Kaa. J’ai oublié leurs vrais prénoms. Mais Toto, c’était Toto. Et lui n’était pas dans le Livre de la Jungle. Il était présent aux levers des couleurs, le soir aussi quand on rentrait de nos promenades, assis en short beige sur une chaise pliante. Il était gentil, avec ses grosses cuisses blanches couvertes de taches de rousseur. Il souriait tout le temps, bonhomme, ne se fâchait pas. Il faisait parfois asseoir un enfant sur ses genoux. Moi aussi, une fois, mais je me souviens très bien de m’être sentie mal à l’aise, une fesse sur sa cuisse, l’autre non, en déséquilibre. Il y aura des histoires dans la presse, plus tard, autour de ce Toto, mais moi je n’ai rien à rapporter.

J’ai eu l’autorisation de participer au camp de l’été 1990, alors même que je n’avais pas fréquenté le groupe depuis l’année précédente. J’étais motivée pour y aller, car quitter les Scouts en catimini et contre mon gré me déplaisait, même si je n’avais personne à qui dire au revoir. Le camp durait 3 semaines, et c’était un événement car il avait lieu en Allemagne, à Gunzenhausen plus précisément, une ville jumelée avec Isle, près de Limoges. Cela aussi me plaisait. J’avais commencé l’allemand depuis un an et j’avais très envie de voir à quoi les Allemands ressemblaient. La ville nous logeait dans un centre d’hébergement, dans mon souvenir une vieille maison avec un escalier en bois. Le groupe des louvettes auquel j’appartenais était logé en sous-pente. Qu’avons-nous fait durant ces 21 jours ?

Il ne m’en reste que trois souvenirs. Le premier s’appelle Katharina Winter, une fille à peine plus jeune que moi chez qui j’ai logé pendant deux jours, avec ses parents et son frère, Johannes. Ils avaient un grande maison avec jardin, au bord du lac. Une photo nous montre toutes les deux le soir de mon arrivée, moi en uniforme et béret sur mes boucles brunes. Je suis restée longtemps en contact avec Katharina, c’était ma correspondante, comme on disait. Elle m’a fait une cassette, avec les Prinzen en face A et Pur en face B. Moi, sur les conseils de mon père, je lui ai envoyé une cassette de Michel Sardou. Nul. Mon père et moi avons passé un repas de Noël chez eux l’année suivante. Il y avait une multitude de décorations très fines en bois et une énorme Weihnachtspyramide, c’est-à-dire une crèche montée sur un plateau, tournant à l’aide d’une hélice propulsée par la fumée de 6 bougies blanches et rouges. C’était vraiment magique. A 13 ans, j’y ai encore passé 10 jours en été, ils sont venus me chercher à Strasbourg, dans leur grosse Merco. Lors de ce séjour, j’ai été difficile. J’ai eu des insomnies et réclamé de la musique pour m’endormir. J’ai eu mes règles pour la première fois et demandé encore de l’aide. J’adorais sa mère, j’aurais voulu que ce soit la mienne. Je la trouvais aimante, douce, et très chic. La langue a toujours été une barrière entre Katharina et moi et je n’ai pas su lui dire tout ce que j’aurais voulu.

Le deuxième souvenir s’appelle « poux ». J’en avais une quantité considérable, j’imagine, puisque le soir, je les cherchais dans mes cheveux pour les lancer sur le parquet où nous dormions. Je suis rentrée de vacances avec une surface glabre de 6×6 cm sur le côté gauche. Mais ça ne se voyait pas : j’avais beaucoup de cheveux.
La nuit, entre deux auto-épouillages, je m’endurcissais à coups de sentences scout (loyauté, persévérance, aumône laïque). Je me positionnais droite dans le sac de couchage, rigide comme debout, le bras droit plié et la main inclinée vers ma tête, la main formant le salut scout, les trois doigts levés et bien serrés, et le pouce sur l’auriculaire car « les plus grands protègent les plus petits ». Je veillais aussi à la position de mes pieds, forçant sur le gauche pour le remettre dans le droit chemin, persuadée qu’il suffisait de faire ce geste tous les soirs pour corriger n’importe quelle anomalie physique. Je portais des semelles.

Je priais aussi, les mains jointes, mais pour qui et quoi je ne sais plus.

Le troisième souvenir, et non des moindres, de ce séjour, s’appelle Laurent V. Il a presque 17 ans, et moi presque 12. Nous ne nous sommes jamais parlé avant. Seulement regardés de loin, pendant les repas. Tout commence par un petit mot qu’il me donne en cachette. « Je t’aime ». Un rendez-vous. Il signe « Renard ». Je descends l’escalier. Il est là. On s’embrasse sans se parler. Je caresse son dos et sa nuque. Tout est dans l’ordre des choses : cet amour doit rester secret car nous avons une grande différence d’âge ; il communique par petits messages ; je me dis qu’il est enfin là l’homme plus âgé qui pourra m’aimer comme une grande. Il y a du bruit en bas, du chahut. Parfois, on se pousse sur le côté, on se cache un peu, on se sépare quelques instants, on s’y remet, il caresse mon visage avec sa main. Il me prend dans ses bras et je caresse son cou avec mes lèvres. Si je comprends bien, les grands ont endormi Toto en lui mettant un somnifère dans son verre. On se revoit plusieurs soirs dans l’escalier, c’est pratique : on est à la même hauteur. On ne fait que s’embrasser, mais dans mon souvenir, cela dure très longtemps. Je vis des moments hors du temps. Je n’ai pas d’âge, je n’ai plus de conscience.

Quand je revois les deux photos de moi datant de cette époque, je suis étonnée : je ne suis pas du tout formée, ni réglée, et j’ai la tête toute bouclée d’une enfant de 10 ans. D’après le mot qu’il m’écrit le lendemain, il est conscient que nos 5 ans de différence risquent de choquer ; moi, grand cœur, je le rassure : l’amour est plus fort que tout et ce sont des choses qui arrivent. Ma mère m’a au moins appris ça : je n’ai pas de convention.

A la fin du séjour, nous échangeons nos adresses. Il m’écrira quelques fois de son lieu de vacances, il y a le mot « Beausoleil » dans son adresse. Il m’écrit sur du papier bleu d’une belle écriture d’adulte. Il me dit qu’il m’aime, que tout lui semble irréel. C’est mon amoureux de vacances. D’une seule fois.

10. Enfance

Jusqu’à mes 10 ans à peu près, je me vois comme une autre, une marionnette à fils, une enfant programmée, avec des ratés dans le texte. Je me glissais dans les espaces que j’avais le droit d’investir. J’étais ce qu’on voulait que je sois. J’étais là, et ma mère me disait (parfois même sans parler !) ce qu’il fallait que je sois, les amis que je devais fréquenter, les activités qu’il me fallait avoir et qui avaient pour objectif secret de rehausser son prestige de mère – seule, face aux services sociaux dont nous craignions toujours la visite -, mais aussi de sœur, de femme également qui n’avait pu accéder à ce qu’elle pensait mériter. Alors comment parler de mon vrai moi dans ces conditions ? A la prime adolescence, je n’étais que révolte et soif de liberté ; je rongeais mon mors, je rongeais les rêves de ma mère, jusqu’à ce que je rejoigne mon père et sa forêt de codes touffue, cette lourde architecture de principes qui m’ont à leur tour déformée et éloignée du bonheur. Je suis passée de « l’enfant battue » à « l’enfant inaccessible, hautaine », originale jusqu’à la perte de moi-même. Ma grand-mère m’a dit : « Ton père te laissait tout faire », ce n’était pas tout à fait vrai. Tant que j’étais un autre lui-même, tout m’était offert. En réalité, ce sentiment de liberté ne venait que de son égoïsme forcené. Il avait « son » monde et je n’en faisais pas partie. Chacun chacun.

Littérature

La littérature n’avait pas beaucoup d’importance à l’époque. Les rayons jeunesse n’avaient pas été inventés et les enfants lisaient encore suffisamment pour qu’on n’en fasse pas un « problème de société ». Je n’ai aucun souvenir de ma mère ou de mon père me lisant une histoire, alors que l’un comme l’autre avaient constamment un livre à leur chevet. Quand j’ai su lire, j’ai eu des livres. J’ai commencé avec quelques Bibliothèque Rose (un Oui-oui ennuyeux, un Fantômette que j’ai lu entier, ô gloire), puis ma mère m’a offert des Tintin que je faisais semblant de lire, alors que je préférais de loin Tom-Tom et Nana ou Gaston Lagaffe. Je lisais des albums à mon frère, nous allions à la bibliothèque. Ma mère m’avait abonnée à Mikado, je lisais surtout la partie « bricolage » et réalisais de fantastiques avions en papier. Ce qui me faisait rêver, c’était un Jeunes Années qui traînait dans notre chambre, avec ses cabanes, son patron pour réaliser un cerf-volant, ses bandes dessinées qui parlaient d’aventure.

Jeunes Années, 1982

Mon père m’a rapprochée des livres, d’abord parce que nous allions en librairie régulièrement et qu’il m’y laissait totalement libre, explorant pour sa part les rayons pour adultes et me laissant choisir un livre de mon côté ; mais aussi parce que lui-même prenait sans complexe le temps de lire en ma présence. A 11 ans, je lisais tous les Alice, Club des Cinq ou Six Compagnons qui me tombaient sous la main. Quand je rendais visite à ma mère et que mon frère était chez son père, elle m’ouvrait son lit et je lisais à ses côtés, avec entre nous un pot de Nutella sorti du frigo. C’était déjà de vieux livres qui sentaient la cave à l’époque. J’aimais ces histoires d’aventures avec des adolescents sans parents, et je souligne, qui décidaient de leur emploi du temps estival, conduisaient à l’occasion des coupés décapotables et résolvaient des mystères sans grand intérêt. J’ai découvert à la bibliothèque municipale les Pieds Nickelés ou encore Alix. Je m’appliquais à choisir des livres un peu abandonnés, comme si je sentais une accointance avec eux. Et puis, le concept de mainstream n’existait pas encore, mais la pression de ne surtout « pas faire comme les autres » pesait déjà dans mes choix culturels.

C’est à ma mère que revint la responsabilité de m’inviter à lire, voire de me l’imposer même. Elle ne savait comment m’y amener et ce furent des moments difficiles où je m’efforçais, dans un temps compté, de tourner les pages pour faire croire que je lisais. Je décodais, très bien même, mais lire ? Il ne m’en reste rien. Lorsque, à 11 ans, j’ai eu la permission de me coucher une demi-heure plus tard que mon frère, je me suis lancée dans la lecture de l’Ancien Testament. Comme je n’y comprenais rien, j’ai commencé à recopier la généalogie, j’en étais fière, c’était long et mystérieux, incompréhensible. Plus tard, vers l’âge de 15 ans, j’ai lu un par un tous les textes de l’anthologie Mitterand pour le XIXe siècle. Ces textes étaient de grande valeur, ils le devaient puisqu’ils figuraient là, qu’ils avaient passé l’épreuve du temps et étaient même étudiés. Je ne les comprenais pas bien, mais je me préparais pour plus tard, à la manière d’un gymnaste qui tire tous les jours sur ses tendons pour les rendre plus souples.

Anthologie de littérature du XIXe siècle, dite Mitterand

A 12 ans, je lisais un livre par jour. J’avais une routine. Je rentrais du collège, passais par l’appartement où je « prenais » 2 francs dans le porte-monnaie de mon père. Puis j’allais à la boulangerie m’acheter un croissant avant de filer à la bibliothèque. Nous habitions dans la ZUP de Châteauroux et la bibliothèque de quartier était très peu fréquentée. Je visais l’étagère sur laquelle étaient rangés les livres de l’Ecole des Loisirs, puis revenais à la maison m’affaler sur le lit et lire tout mon soûl. Il est arrivé plusieurs fois que mon père, rentrant de cours, me trouve les larmes aux yeux. J’adorais ces moments solitaires d’intense émotion. C’est durant la même période que j’ai emprunté Les Misérables dans la collection « J’ai lu ». Enfin un vrai livre ! Je l’ai lu très lentement : je ne comprenais rien. C’était un défi, comme arrêter de fumer, perdre 20 kilos ou apprendre une langue rare. Il fallait que j’aille au bout, coûte que coûte. Qu’y avait-il à trouver dans ces livres si difficiles et écrits si petits, qui apportait tant de joie aux gens que j’écoutais à la radio ? N’avais-je pas autant d’intelligence que ces gens-là ? Le papier était si fin que c’en était décourageant. J’ai fini Les Misérables, en ayant sauté quelques passages avec culpabilité. Si je n’ai rien retenu du contenu, j’ai appris la puissance de la persévérance.

Lire des ouvrages plus grands que moi. Avoir les yeux plus gros que l’esprit. Cela m’est arrivé à plusieurs reprises. A partir de 13 ans, j’ai commencé à lire la littérature de la jeunesse de mes parents : Sartre, Colette, Hervé Bazin, Hector Malot, Jules Verne, Maupassant… J’avais toujours un livre avec moi. A 14 ans, au Koweït, je me suis rendu compte que j’étais la seule à lire en-dehors des ouvrages imposés par le programme. Nous nous rendions chaque semaine à la bibliothèque du CCF (Centre culturel français). J’étais libre de lire ce qui me plaisait. Une biographie de Perec, tout Duras, La Bicyclette bleue, tout Sophocle, etc.

A dix-huit ans, j’ai reçu une liste de livres à lire pour aborder la première année de Lettres modernes. J’ai dévoré neuf siècles de littérature, lisant Le Voyage au bout de la nuit sept fois, ratant mon année pour mieux m’y préparer. J’ai découvert des auteurs auxquels aujourd’hui je dois de m’avoir maintenue debout et en éveil. Balzac, Proust, Celine sont de ceux-là. Mais aussi Virginia Woolf, Et ce sont encore eux que je conseille quand on me demande un avis.

J’ai noté avec application la liste des livres lus. Tout comme celle des films vus, des CD écoutés. Des lettres envoyées et reçues, des coups de téléphone, même. Je ne sais plus où se trouvent ces documents qui m’éclaireraient aujourd’hui sur mes envies d’alors.

Chanson

Petite, je ne jouais pas beaucoup. J’avais peu de jouets et de toute façon je n’aimais pas les poupées et je ne savais pas jouer avec des figurines. Mais je savais m’ennuyer. Le dos sur la moquette grise, j’écoutais des cassettes, je chantais. A 7 ans, ma mère nous a offert un lecteur-cassette. On pouvait enregistrer sa voix ou à partir de la radio. J’adorais « faire » des cassettes, une passion qui a persisté jusqu’à la disparition complète des cassettes (et des mini-cassettes). Ado, j’enregistrais des émissions entières de Macha Béranger, des concerts de Bernard Lenoir ; des monologues fleuves à l’attention de mes amours platoniques, des micro-trottoir… A 5 ans, j’avais deux cassettes : l’une de comptines (Mon âne, mon âne…), et l’autre de la Bande à Basile. Je les écoutais sans cesse. Ensuite, j’en ai reçu une autre, de Steve Waring. Et puis on me faisait écouter la « Petite Josette » sur 33 tours. La musique a toujours été très présente dans ma vie, me procurant bien-être et repères spatio-temporels. Je me revois en train de chanter intégralement la vingtaine de chansons que contenait mon carnet de chants scouts, puis d’enchaîner avec le carnet à spirale de colo de mon père où je révisais le répertoire de Moustaki (« Ma liberté »), Françoise Hardy (« La maison où j’ai grandi »), Le Forestier (« Education sentimentale »), Barbara (« Le mal de vivre »), et Hugues Aufray (« Céline »). Je suis heureuse et combative avec les chansons de Renaud, je me laisse aller à la mélancolie avec « Mais moi j’ai rien dit » de Pierre Bachelet. J’utilise les chansons pour me mettre dans certains états.

Quand ma fille a grandi, j’ai partagé avec elle ces textes et défait une à une les malédictions qui s’y rattachaient..

Mon père a proposé de m’offrir une cassette par mois. Je plongeais la main dans le bac des cassettes à prix réduit des Nouvelles Galeries. Mon premier choix, plein d’appréhension tant j’étais consciente que c’était là un sacrifice, s’est porté sur une cassette des plus grand succès à la Flûte de Pan. Je n’ai pas pu ne penser qu’à moi et à mes goûts (que je n’avais pas, de toute façon), puisque je savais que, vivant dans une seule pièce, nous allions tous les deux en profiter. Ma musique, au lieu de le déranger, devait « l’arranger ». Ensuite, j’ai eu d’autres cassettes : Hugues Aufray, Michel Sardou, puis une compilation de chansons italiennes, Boney M et finalement une cassette de Queen à 13 ans. Pour partir au Koweit la première fois, je me suis copié une cassette de Leonard Cohen et une autre de Jean Ferrat. Là-bas, je me procurais ce qui me tentait, et en premier lieu toutes les « fausses » cassettes de Pink Floyd dont les couvertures m’attiraient comme des aimants. J’apprenais l’anglais en lisant Q et Vox, deux magazines britanniques de musique pop. Je m’obligeais à tout écouter, voire même : je me forçais. Si la presse spécialisée le disait, c’est que c’était vrai : si je ne trouvais pas d’emblée l’intérêt d’un CD des Smiths porté aux nues, c’est que je devais encore apprendre et former mon oreille. Ce que j’ai fait pour le grunge, d’abord, puis pour le métal. La force de la persévérance… J’ai essayé de comprendre tous les mots que je lisais et de les associer à un courant, un son. Je remplissais des classeurs d’images et d’articles sur les groupes et chanteurs que j’avais en quelque sorte « étudiés ». A force de discipline, je suis devenue capable de lire un article des Inrocks, et d’ailleurs je m’y abonnai à l’aube de mes 16 ans. Lorsqu’une double page centrale en français a été inaugurée dans l’édition du vendredi du Kuwait Times, j’y ai participé en écrivant toutes les deux semaines la critique d’un album.

L’ironique magazine de musique Vox

Le lecteur CD était toujours allumé et je pouvais écouter le même album, en continu, pendant plusieurs jours. J’avais aussi un walkman, pour aller au Lycée.

Jouets, jeux, bricolages

A chaque Noël, ma mère m’offrait une boîte de Lego. Des maisons, des voitures, des vaisseaux spatiaux, puis les Lego techniques sont arrivés sur le marché. Et les Playmobil. Mais avec le déménagement chez mon père, cette activité a diminué et s’est arrêtée. Bien sûr, j’insistais régulièrement pour faire un Mille Bornes, un Baccalauréat ou un Master Mind, voire même une bataille navale, mais dans l’ensemble, je ne m’occupais plus de cette manière.

Je dessinais, peignais ou faisais des collages. Il y avait dans cet appartement de fonction de Châteauroux une pièce que nous n’occupions pas et dont mon père se servait à l’occasion de studio photo. Il tendait un tissu noir et photographiait quelques portraits de personnes qui le voulaient. J’y avais installé mon matériel de peinture sur une grande table blanche. C’est la première fois que je pouvais passer autant d’heures seule. Je n’ai jamais appris à dessiner, donc je suis toujours, toujours déçue par ce que je produis. Mais j’ai découvert l’hébétude de la création, sans l’obligation de tout nettoyer tout de suite, sans la crainte de voir tout disparaître à la poubelle.

Ma mère, y voyant un avenir possible, m’a emmenée aux portes ouvertes de l’ENSAD, à celle des Beaux-Arts de Paris. Elle se souciait sincèrement de mon orientation. Mais je refusais tout ce qui venait d’elle. C’est dommage, peut-être, parce que de l’autre côté, mon père ne me proposait rien et n’a jamais eu d’ambition pour moi, comme s’il n’avait jamais cherché à me connaître et à m’envisager un jour comme une adulte. Alors, je me suis contentée de peu, et j’ai suivi la seule voie possible, la sienne, l’université, les Lettres Modernes, le voyage… Je ne le regrette pas : nous avons tous plus de cordes à notre arc que ce que nous imaginons et il est tentant d’imaginer que nous aurions pu être quelqu’un d’autre, et, lorsque les choses se dégradent, lorsque l’ennui vient au travail, d’accabler nos parents en les rendant responsables de notre destin.

Loisirs organisés

GRS

Ma mère m’a inscrit à diverses activités desquelles, pour une raison ou une autre, je me suis retirée assez rapidement. En CE1, je suis allée deux fois au théâtre. Mais dans mon souvenir, l’ambiance était débordante et je faisais face à des enfants turbulents qui avaient bien plus d’idées et de coffre que moi. Je m’y sentais inexistante. Ma mère m’y avait inscrite parce qu’elle trouvait que je faisais bien le clown. Mais un clown n’a pas de patron, un clown suit ses propres règles et j’ai souvent pensé par orgueil que je pouvais me passer de chef et être exemptée d’apprentissage. A 10 ans, ce fut la GRS. Une vingtaine de jeunes filles en juste-au-corps dans une grande salle de gym, à Limoges. Nous tirions de gigantesques rideaux verts : il courait le bruit qu’un exhibitionniste rôdait aux alentours. C’était l’époque de l’année où il faisait nuit très tôt. Je me souviens nettement des injonctions de ma mère pour me protéger des hommes (cheveux dans le manteau, ne regarder personne, ne répondre à personne, presser le pas). Encore une fois, je n’ai pas tenu très longtemps, un trimestre tout au plus. Je me forçais, pour ma mère. Cette troupe féminine de chignons et de maillots ne me concernait pas. J’avais un corps d’athlète, avec des mollets de cycliste, je me disais que les autres devaient être gracieuses. Un mot que je ne comprenais pas vraiment, mais que je rangeais à côté du mot « nunuche » dans mes représentations mentales.

Au collège, j’ai pu pratiquer toutes sortes de sports grâce aux unions sportives. C’est ainsi que tous les mercredis je me rendais au Lycée Jean Renoir, puis au Lycée français. J’ai aimé tous les sports, même si je les ai pratiqués avec un succès mitigé : le football, le handball, le volley, le badminton et surtout le basket, cet héritage de la colonisation américaine dans le Golfe.

Activités en extérieur

Mes activités favorites étaient celles que je pouvais pratiquer dehors, avec mon petit frère, puis seule dans ma bulle. Des échanges de ballon, tout simples, ou des exercices de passes, de têtes, de tirs au but. Du vélo acrobatique, du skate, des explorations dans les carrières de schiste ou de simples balades en solitaire sur les chemins de randonnée de Corrèze pendant les vacances.

9. Famille

Si je tourne un regard de naturaliste vers le passé de ma famille, je distingue un certain nombre d’événements perturbateurs qui ont conduit d’abord mes parents, puis moi-même, à être ce que nous sommes. Ces déclencheurs ont ainsi tracé des limites invisibles autour d’eux et de leurs possibles ; ils ont tenté sans doute d’y échapper, mais en vain.

Mon père, par exemple, considère comme logique et suffisante l’explication selon laquelle, ayant perdu son père jeune, il ne sait pas lui-même être père avec moi. De même qu’il explique le fait de ne jamais m’avoir offert de jouet par celui de n’en avoir jamais reçu lui-même.

En parallèle, si ma mère frappe, c’est naturellement parce qu’elle a été frappée. L’un comme l’autre n’ont finalement pas pu prendre d’autres voies que celles qu’ils connaissaient, même s’il est vraisemblable qu’ils aient envisagé différentes façons d’aimer les enfants, ne serait-ce que parce que l’époque avait changé.

Mais combien de temps et combien de mon énergie ai-je donné pour ne pas être avec mon enfant ce qu’ils ont été avec moi ? Et quel niveau de lâcheté faut-il atteindre pour, le moment venu, se décharger de toute responsabilité sur ses aïeux ?

Mon cousin (le fils de mon oncle Ryszard, frère de ma mère, j’en parlerai plus loin) réfléchit aussi en termes d’atavisme quand il refuse d’avoir des enfants, persuadé de leur faire du mal, comme son père avant lui. Est-ce réalisme, prudence… ou paresse ?

Dans ma famille, il y a de la violence, des tromperies, des divorces, beaucoup de gens qui ne se parlent plus. Il y a aussi des adoptions, des beaux-parents, des rapports de psychologues, et des disparitions.

Mon arrière-grand-mère maternelle a vécu jusqu’à 96 ans. Elle s’appelait Suzanne M.. Issue d’une famille parisienne plutôt bourgeoise (son père travaillait comme comptable pour la société des Bateaux-Mouches), elle voit le jour en 1905. Elle a une grande sœur, Marguerite, qu’on appelle « Tata Guiguite ». La famille vit plutôt bien, et suit l’actualité littéraire, en témoigne la bibliothèque qu’elle laissera à sa mort : Barrès, Proust, Louÿs, Hugo, Daudet… Les économies sont à la banque. Mais en 1929, c’est le krach. La banque fait faillite et la famille se retrouve sans le sou, obligée de « descendre » en Province, et en campagne, où le père prendra une affaire, un garage. Suzanne épouse Amédée Braud et le couple s’installe à Saint-Hilaire-de-Villefranche, non loin de Saintes et de Saint-Jean-d’Angély. Pour une Parisienne, l’exil en province est amer et cette amertume nourrira l’arrogance de mon arrière-grand-mère sa vie durant. Elle aura toujours le sentiment d’avoir rétrogradé sur l’échelle sociale en épousant ce petit fonctionnaire de campagne, turfiste invétéré.

L’ogresse dans Hänsel et Gretel

De temps en temps, l’été, on allait voir pépé et mémé dans leur maison mitoyenne, avec jardinet-couloir. Dès que j’apercevais mémé, je me mettais à hurler et me débattais dans les bras de ma mère pour ne pas avoir à l’embrasser. Elle portait une étole sur les épaules qui me dégoûtait, et avait une allure de sorcière. Leur maison, très sombre, n’avait pas bougé depuis les années 50, je la trouvais sale. Le vieux réfrigérateur, la table et les chaises en formica, les meubles massifs d’ébénisterie qui trahissaient un héritage bourgeois, tout me faisait peur. Elle sortait toujours une boîte de galettes Saint-Michel qu’elle versait en tremblant dans une assiette : à l’époque, c’est comme si je rendais visite à la sorcière de Hansel & Gretel. Mon frère vivait les choses différemment. Il caressait la peau toute fine du bras de mémé et disait : « C’est doux, mémé, ta peau ».

Mes rapports avec mémé étaient donc mitigés. Elle appelait tous les dimanches en fin de matinée. On savait que c’était elle, ma mère me demandait de décrocher : « Dis-lui qu’on va sortir ! » Il fallait toujours inventer une matinée de dimanche de famille parfaite : ma mère inventait des recettes compliquées (à base de viande) qui la retenaient en cuisine, j’avais des notes fantastiques et j’adorais le pull qu’elle pensait que ma mère m’avait acheté avec l’argent qu’elle avait envoyé ; nous étions sages comme des images et prévoyions bien entendu des visites culturelles pour l’après-midi, bref, il fallait brosser le portrait d’une famille harmonieuse, vivant, grâce à ses dons, des dimanches bons pour le corps et l’esprit. C’est que nous lui étions redevables.

Pour les grandes occasions, je devais lui écrire une carte. Je n’en ai retrouvé qu’une seule de sa part, écrite vers la fin de sa vie, avec une écriture très tremblante.

Je n’ai rien à dire de pépé. Je ne le craignais pas. Quand il est mort, j’avais 12 ans. Mon père est allé à l’enterrement. Je suis restée à la maison et tout le monde lui en a voulu de ne pas m’avoir amenée. Les médecins ont estimé que Suzanne B., l’épouse, n’en aurait que pour quelques semaines avant de mourir à son tour. Alors, pour sa fin de vie, on a jugé bénéfique qu’elle s’installe chez sa fille Jacqueline qui venait d’accéder à une retraite paisible. Mais les semaines ont duré des années, dix ans pendant lesquels elle a décliné, physiquement et psychiquement, ce qui fut le plus difficile à supporter pour l’entourage. Elle racontait à tout le monde que sa fille l’affamait, elle mangeait du flan et criait que c’était du papier. Elle signait des chèques au crédit de l’aide-ménagère qui s’occupait d’elle et qui abusait de sa perte de facultés.

Tout le monde s’accorde pour dire que Suzanne adorait Rudolphe, le mari blond et ambitieux de sa fille. Et, plus tard, constatant chez sa petite-fille, ma mère, la présence d’un orgueil qui communiait avec le sien, elle la prend financièrement sous son aile. Je dis « orgueil », mais peut-être que ce n’était pas cela, ou peut-être pas seulement cela. Il y avait aussi sans doute une pierre de touche, un sorte de don commun pour la manipulation, l’ambition à tout prix, la méchanceté. J’ai su très tôt qu’elle traitait injustement ses petits-enfants. Ma mère était sa préférée, ce qui me l’a rendue très tôt suspecte : on ne peut être complice d’une ogresse tout en gardant son innocence. Mais surtout, cela provoquait de la jalousie dans la fratrie, des regards en biais, des petites phrases qui me culpabilisaient et faisaient de moi, à mon tour, la complice de ces deux femmes.

Suzanne met au monde deux filles, à la maison, à Saint-Hilaire. La première est appelée Jacqueline ; la seconde, Camille, naît trois ans plus tard, c’est ma grand-mère.

Le parcours affectif des deux jeunes filles épouse le contexte de la France de l’époque. Tandis que Jacqueline se marie avec Constant, un footballeur Guyanais qui lui fait 7 enfants avant de mourir d’une hémorragie cérébrale à 33 ans, Camille tombe dans les bras d’un militaire polonais, « il était blond avec les yeux bleus », dont elle tombe enceinte plus tôt qu’espéré et avec lequel elle doit s’unir à moins de 18 ans. De cette union naîtront Katerin et Ryszard la même année 1954, puis Nancy six ans plus tard.

J’ai toujours du mal à me représenter ma grand-mère jeune fille, avec deux enfants si petits à la maison, elle que j’ai toujours connue travailleuse, brigade des Telecom par monts et par vaux. Katerin, ma mère, est née à l’aube de l’année 1954, dans cet hiver si rude qu’il en est devenu une marque, une référence, celle de l’appel de l’abbé Pierre pour les plus démunis. La pauvreté, mamie, elle sait ce que c’est. Pas tant la sienne que celle des autres, quand il fallait aller donner la soupe aux indigents. De même que les envies contrariées, l’adaptation aux dictats d’un milieu, d’une époque. Nous trouverions aujourd’hui injuste de devoir cesser nos études en raison d’une guerre ou des besoins matériels d’une famille, injuste de se marier avec le premier type qui vient, pour des questions de bienséance. Ma grand-mère Camille ne supporte pas que l’on parle de misère au sujet d’enfants issus de l’émigration qui se baladent aujourd’hui en chaussures de sport qui coûtent le prix d’un demi-salaire. Elle ne supporte pas de participer, par son travail, aux aides sociales apportées aux plus pauvres qu’elle juge fainéants et capricieux. C’est qu’avant, être pauvre signifiait avoir faim et froid. Et quand elle voit le développement des épiceries solidaires, elle en est très contrariée, elle qui a manqué de jeunesse, supporté son destin, épousé par bienséance et par force un homme qui s’est révélé violent. C’est que c’est une grande force de caractère, une grande travailleuse, qui place l’entretien de sa maison au rang de morale, et tout son honneur dans la taille de son compte d’épargne. Elle ne peut compatir avec nos « pauvres » contemporains.

Dans les moments les plus difficiles, elle est bien allée frapper à la porte de sa mère en espérant quelque soutien, mais en vain, car après tout, d’après sa mère, les maris violents sont ce que les femmes qui les épousent méritent. Et Rudolphe avait toute la confiance de sa belle-mère…

Ryszard naît la même année que sa sœur, 11 mois après. C’est un homme que je ne connais pas. Je l’ai bien aperçu quelques fois quand j’étais enfant, mais je n’en garde aucun souvenir de première main. Je sais de lui qu’il est grand, qu’il vit comme un marginal, entre de vieilles voitures qu’il répare et une maison qu’il a construite de ses mains, à 10 minutes de chez sa mère. Il a épousé une femme de 50 centimètres de moins que lui et a eu deux fils avec elle, Damien et Christophe, mes cousins. L’un petit, l’autre grand. Il a été violent avec eux, femme et fils. Insultes, coups et humiliations, ça, je le sais de mon cousin, et de ma grand-mère. Je sais aussi que plus jeune, il était fasciné par l’Amérique, la musique, la mécanique. Il jouait de la guitare. Il ne parle plus à sa mère depuis bien longtemps et change de trottoir s’il vient à la croiser. Ce qui la fait pleurer. Il ne parle plus aux autres non plus.

La petite sœur de Ryszard et Katerin naît en 1960 ; c’est Nancy, elle est très différente des deux autres en ce qu’elle a conservé un lien fort avec sa mère, et a fondé une famille de trois enfants qui, de loin, me semblent « banals », équilibrés. Nancy m’a offert deux cadeaux mémorables dans mon enfance : mon premier petit carnet pour écrire, à 7 ans, et ma première montre, à 11 ans. Je n’ai pas le souvenir d’avoir passé de bons moments, simples et affectueux, avec elle. On la voyait peu. Une fois, on est allés regarder « La Boum » à la télé chez elle. Une autre fois, une émission avec Léonard Cohen, à la sortie de l’album « I’m your man ». Ma mère la ridiculisait régulièrement, l’accusant de plagiat, la testant même un jour sur ce point-là, triomphante. Ma tante a fait une partie de ses études d’infirmière à Bourganeuf. Quand elle était au volant, ma mère se moquait des conducteurs immatriculés en Creuse (« Les 23, ils sont lents, mangent trop de pâtes ! »), c’était une accusation directe envers sa petite sœur. Infirmière (essentiellement de nuit et de jours fériés), elle travaillait à des heures irrégulières, était de garde ou de repos, embauchait et « débauchait » très tôt ou très tard, comme on disait, et sa vie me semblait particulièrement pénible à vivre. Je ne voyais ma tante que quand ma mère ne pouvait faire autrement, pour des questions de baby-sitting. C’était une femme qui me posait toujours des questions privées, comme « Alors, tu as un petit copain ? », et si j’avais le malheur de dire oui : « Et tu l’as embrassé ? » On eût dit que c’était le seul aspect de moi qui pouvait l’intéresser. Ma mère était pareille, intrusive et indiscrète, annonçant à des collègues inconnus de moi, mais en ma présence, mes échecs et mes réussites.

Ma mère ne se moquait pas gentiment, mais ardemment, cruellement, de sa sœur. Enfant, et même plus tard, elle était ma référence « don’t do it ». Je savais que si, par mégarde, il me prenait d’avoir les mêmes aspirations qu’elle, j’allais décevoir ma mère, mais mon père également. De ma tante Nancy nous vient le terme « Nancyland » qui désigne tout lotissement de type « Bouygues » en bordure d’agglomération. Don’t do it : vivre dans un Nancyland, avoir un chien, une clôture en tuyas, une voiture neuve, aimer les garçons en brosse, etc.

Depuis toujours Nancy n’a aspiré qu’à une chose : avoir la vie la plus « normale » possible. Comme on dit : sur des rails, jusqu’au bout. Mais dire cela est à tout le moins une forme d’exagération, si ce n’est de mépris, car personne, vraiment personne n’est épargné par les contingences de la vie. Ma grand-mère raconte que quand elles étaient enfants, la grande sœur haïssait déjà la petite, lui cassant ses jouets et déchirant ses affaires. Était-ce le tribut à payer pour n’avoir pas subi la présence du père ?

Nancy adorait les bébés. Romain, son premier fils, est né la même année que mon frère. Une critique de ma mère voyant l’enfant à la clinique fait partie des griefs dont on se souvient encore : « Mais, il louche ! ». A l’encontre du tempérament finalement plutôt Flower Power 1970 de ma mère (du moins en apparence), Nancy s’est tournée vers tout ce que ma mère abhorrait. Elles avaient bien quelques points communs (Léonard Cohen, les Poppy’s, l’amour des langues étrangères ou des couettes vs. les draps), mais pour ma mère, tout cela ne pouvait être qu’une vorace jalousie de sa sœur envers elle. Apparemment, Nancy faisait tout ce qu’il ne fallait pas faire. Elle coupait les cheveux de ses garçons en brosse, ne les habillait qu’en jogging et ne cuisinait que des pâtes agrémentées de Ketchup. Nancy a épousé en secondes noces un infirmier d’hôpital psychiatrique, Yves. Le mariage, plein de truffes et de foie-gras, s’est déroulé en Dordogne. Peu de temps après, ma mère a décidé de couper court à toutes relations, autant avec sa sœur qu’avec sa mère. C’est donc à l’âge de 10 ans que j’ai cessé de voir ma tante et de fréquenter mes trois cousins. Lorsque mon père a pris le relais, il s’est astreint à quelques visites et chaque été, ma tante, son mari et leurs trois garçons nous ont rendu visite en Corrèze. Une journée par an, pour graisser les relations.

Un été, le premier où j’habitais avec lui, mon père a programmé un voyage en Algérie, pendant lequel j’ai passé dix jours chez ma tante, à Limoges. J’en garde un mauvais souvenir : tout me paraissait suspect, j’avais l’impression de toucher de près la médiocrité, mais je n’avais pas le choix. Ce séjour serait sans doute resté sans séquelles, si, un jour, dans les rayons d’un supermarché, ma tante ne m’avait asséné un : « tu es bien comme ta mère ». Plus tard, alors que j’avais 26 ans et que nous vivions à Paris dans une pièce de 16 m2 avec ma compagne, elle a demandé à venir me voir. J’ai refusé : une hernie discale me clouait au lit et je trouvais l’espace trop exigu pour l’accueillir. Pour être totalement sincère, je n’étais pas non plus à l’aise avec le fait qu’elle pénètre dans ma vie privée et constate que je vivais avec une femme. Elle a sans doute mal interprété mon refus, puisqu’elle a décidé de ne plus avoir de contact avec moi. Même sanction pour mon père, comme ça, sans prévenir, comme si elle n’attendait qu’un signe.

Et puis il y a peu (parce qu’on a tous peur de mourir seuls ou sans avoir dit ce que nous voulions), je l’ai revue, elle est venue accompagner ma grand-mère à la maison. Elle m’a aussi téléphoné pour que je lui envoie des photos de nous pour faire faire un calendrier pour sa mère (quand j’ai vu son numéro s’afficher, je l’ai reconnu de quand j’étais petite et j’ai pensé : « Ca y est, il est arrivé quelque chose à mamy ») ; j’en garde le souvenir d’une grande précipitation dans la parole et cette phrase, amusante, que j’aurais pu sortir des archives langagières du siècle dernier : « et tu sais, tu peux aussi nous envoyer une photo de M., on est ouverts, on n’a rien contre, hein ! » Ce qui m’a permis de comprendre que ma famille à moi pouvait encore déranger.

Il reste que dans la famille, que ce soit voulu ou non de la part des protagonistes, on « parle sur des œufs » et nombreux sont ceux qui ne se voient plus. Alors les enterrements sont tout à coup l’occasion d’un beau moment familial où chacun observe où en est le vieillissement des autres, leur compte en banque visible dans les chaussures ou les tailleurs. C’est en général le moment d’en mettre plein la vue pour faire croire aux autres que, sans eux, la vie est quand même plus chic.

J’ai gardé des liens forts avec Damien. Le fils de Ryszard, né quelques mois avant moi. Nous nous sommes très tôt reconnus comme enfants maltraités. Nous n’osions pas en parler, de peur d’avoir à décider qui de nous deux subissait le plus. Notre communion d’âmes se matérialisait dans des rapprochements physiques précoces irrépressibles. Nous nous considérions comme des « amoureux cousins ». Je le trouvais beau, j’étais fière d’être désirée par lui. Il n’y avait pas d’amour en termes de fidélité ; les moments que nous passions ensemble étaient hors du monde et la jalousie n’avait pas sa place.

Sa mère était défaillante, mais je ne le savais pas. Plutôt fort en thème, il quitte l’école à 14 ans, les vicissitudes de sa vie l’ayant poussé à la dépression. Il fréquente des amis qui le poussent à fumer du haschich, s’intéresse lui aussi à la mécanique des véhicules de collections. Il est pris en charge par ma grand-mère, il passera quelques années chez elle. Il effectue son service civil en tant que brancardier à l’hôpital. Elle lui ouvre un compte d’épargne à la Poste et lui achète des nems, car « il n’aime rien ». Elle peste de l’avoir à la maison, veut qu’il range ses affaires, se lève, aille au boulot. Mais elle l’adore, et son départ constitue un moment difficile pour ma grand-mère. Elle oscille entre la fierté d’avoir été là pour lui et la plainte de s’être occupée de lui alors qu’elle n’en était que la grand-mère. Mon cousin passera un CAP, puis un BEP de tonnelier, ce qui lui permet encore aujourd’hui de trouver du travail dès qu’il le désire. Cela étant posé, il ne supporte pas d’avoir un patron et évite aujourd’hui de travailler trop longtemps. Alors il effectue de brèves missions d’interim. Parfois il fait n’importe quoi, ou il donne un coup de ping, ou il se bat avec une petite amie et se retrouve avec elle à la gendarmerie. Souvent déprimé, il avoue régulièrement ne pas être aussi bien, aussi fort, aussi aventurier que moi. Mais je sais ce qu’il veut me dire, qu’il n’a pas réussi à surmonter ses angoisses. Il ne veut pas d’enfants, par peur de reproduire. Il continue à rendre visite à ma grand-mère. Nous la taquinions souvent : « Mais que vous êtes sots tous les deux ! » s’exclamait-elle.

Je ne me souviens pas de nombreux rassemblements familiaux. Un Noël chez ma tante, mon père était présent dans mon souvenir, mais est-ce possible ? A un moment, tout le monde a ri parce que mon père mangeait du pain avec tout, même avec les pâtes. Mon père pousse la nourriture avec son pain. Plus tard, aux « déjeuners de l’ambassadeur », il ne le fera plus, maîtrisant sur le bout des doigts l’étiquette de Nadine de Rothschild.

Et puis il y avait cette histoire concernant le premier mari de ma tante, Jean-Pierre, qui travaillait chez Kodak, un grand chauve appelé Potvin : on racontait qu’il avait le ver solitaire, et qu’il « chiait » des anneaux en forme de nouilles. Cette image s’est imprimée en moi de façon très forte.

Ma mère utilisait aussi un tas d’expressions fleuries qui se sont fixées durablement dans ma mémoire, tout simplement parce que mon esprit se les représentait en images : queue d’âne (que dalle) ; « quand on tire trop sur la corde, elle casse » ; « j’ai du mal à joindre les deux bouts » (je voyais les deux bouts d’une banane, allez savoir pourquoi) ; « c’est un vrai branleur » (pour un crâneur) ; « je vais aux chiottes » ; « putain » (à tout bout de champ) ; « tu es une garce » (je voyais un garçon, au féminin) ; « tu es une teigne » (je voyais une grosse mante religieuse)… Quand je suis arrivée chez mon père, il a fallu me défaire de certaines expressions que mon père trouvait vulgaires ou inexactes (on ne dit pas « la lampe a cramé », mais « la lampe a brûlé » ; on ne dit pas « repartir à zéro », mais « repartir de zéro », etc.).

Récemment, j’ai appris deux événements très similaires sur mon père, par ma grand-mère d’une part et par ma grand-mère de cœur d’autre part. Un jour, chez la première, il est sorti acheter quatre yaourts viennois (son « pêché mignon »), il les a rangés dans le frigo et en a mangé un par jour tout au long de son séjour, sans m’en proposer un seul. Une autre fois, chez la seconde, il est revenu de la pâtisserie avec une boîte de gâteaux. Il les a mangés seul, de la même façon, alors que j’étais présente. Ces deux histoires remontent à bien longtemps et elles ont marqué mes deux grands-mères. Pour elles, elles sont la marque de son égoïsme exacerbé. Aujourd’hui, mon père remplit son frigo et ses placards avant notre arrivée. Il met même quelques viennoiseries dans son four en prévision du premier petit-déjeuner. On pourrait croire que son caractère s’est amélioré, mais à peine finalement, parce que tout est calculé au repas près et s’il arrivait par malheur que l’une d’entre nous mange un gâteau de plus que ce qui est prévu, alors il serait contrarié et prendrait mal le fait de laisser sa part.

8. Le beau-père

Serge aborde ma mère dans un café au Maroc, c’est ce qu’il raconte, émoustillé par la vision de « son petit cul sexy » dans un pantalon blanc. Rien qu’en disant cela, il se pose comme l’opposé de mon père. Amoureux de la nature, il est lui aussi très « nature ». Il n’a pas de tabou. Ma mère m’en parle comme d’un homme qui n’a pas de manières, qui est « sale », et qui donne à tout le moins le mauvais exemple aux enfants. C’est vrai que, comme exemple, il se pose là : il pisse debout la porte ouverte, pète à table en soulevant son derrière de droite ou de gauche et affirme que se retenir est mauvais pour la santé ; et laisse ses poils dans la baignoire en guise de traçage de territoire. Tant lui est égale la coquetterie qu’il s’habille toujours de la même manière : un pull Saint James bleu boutonné de côté, un jeans Levi’s avec un boutonnage braguette à la fermeture hasardeuse, et une chemise blanche (de temps en temps, il « monte » à Paris en acheter quelques-unes). Il chausse ses pieds de grosses chaussures de marche ou de Paraboot, modèle Michael. Quelle que soit son activité, été comme hiver, Serge ressemble à Serge.

Il fume continuellement des roulées, même dans sa 4L, boit des demis, écoute les Doors et les Rolling Stones, et possède une photo de ma mère sous le pare-soleil côté conducteur. A l’arrière de sa voiture, quand mon frère n’est pas encore au monde, il y a un siège à peine fixé, d’où je peux voir la route défiler sous mes pieds.

4 L blanche combi

Il aime Rimbaud et nous offrira, à mon frère et moi, des contes chinois que j’ai du mal à comprendre, une cassette de Touré Kounda et une autre des Rita Mitsouko que, à 7 ans, je n’écoute que très rarement.

Serge aime la nature, disais-je. Il dépend du département de biologie de l’Université de Bordeaux. Docteur, il fait partie du CNRS. Nature, il se balade nu dans la maison, possède une souris dans du formol qu’il garde sur son bureau, attrape des rongeurs ou des chauve-souris qu’il bague, observe les vautours et compte les nichées chaque été dans les Pyrénées. Tout cela dégoûte ma mère qui me laisse même gérer l’armement et le nettoyage du piège à souris des toilettes.

Un jour, je les surprends au lit, sous la couverture, c’est une image marquante.

Serge part travailler à l’observatoire de Gabas et ma mère respire le tee-shirt bordeaux qu’il a laissé sur l’oreiller, avant de l’enfiler. Elle me rapporte des années plus tard (ou est-ce ma grand-mère qui me le confie ?) qu’il lui a promis de faire de moi son dessert, question sport en chambre. Mais je ne la crois pas vraiment, j’écoute toujours ses phrases d’une oreille endormie, car Serge m’apporte beaucoup et, 35 ans plus tard, je me rends compte à quel point il a contribué à la formation de ma personnalité. Il rétablissait l’équilibre. Le chlore de ma mère contre les bactéries de mon beau-père. L’innocence contre la civilisation. La nature contre la culture. L’âge d’or contre l’âge de fer. Il a accepté son rôle de « substitut » et l’a rempli avec entrain, et je dois dire que je ne l’appelais pas « beau-père » pour rien. Mon père étant loin, en Algérie, Serge a compensé.

Quand ma mère le quitte, à son insu, nous effectuons une translation de 450 kilomètres vers le nord. Le divorce est prononcé et Serge obtient, comme la majorité des pères de cette époque, un droit de visite équivalant à un weekend sur deux et la moitié des vacances ; il perd son autorité parentale conjointe et n’a plus que ses yeux pour pleurer. Pendant 10 ans, il fera courageusement les trajets deux fois par mois, en voiture, de Pau à Limoges, puis de Pau à Paris.

Ainsi, quand nous habitions Limoges, il arrivait le samedi midi après l’école et ramenait Jonathan le dimanche soir pour 18 heures. Il n’était pas rare qu’il m’embarque aussi. Il louait une chambre d’hôte à la campagne. J’ai le souvenir que nous jouions au foot pendant des heures, avec lui ou juste tous les deux, David et moi.

Serge me fait un peu peur. Il me file des « torgnoles », et a une grosse voix, mais ça va. C’est, à bien y repenser, le seul être « transparent » dans mon entourage. Tandis que ma mère alterne cajoleries et menaces pour nous manipuler, tandis que mon père cache ses origines d’enfant adopté (ma mère vend la mèche alors que je suis déjà bien grande) et dissimule les véritables raisons pour lesquelles il n’essaie même pas de venir vivre plus près de moi, m’abandonnant à une femme qu’il sait malsaine et violente (« Je pensais que tu serais mieux avec ta mère qui reconstruisait une famille, et ton frère… », bla bla bla), Serge était bien présent dans mon quotidien, de 3 à 7 ans. C’est lui qui m’apprend à faire mes lacets et passe des heures de son temps libre à guider mes premiers coups de pédales dans le parc du château d’Henri IV, à Pau. Lui qui me fait découvrir « Riders on the storm » et m’initie à la « culture française » dédaignée par mes parents : bière à la terrasse des cafés, une pièce dans le flipper, feu de camp et viande grillée, arrêt clope tous les 100 kilomètres, bouquin corné en cours de lecture dans le vide-poche, des gros mots de temps en temps, et le droit, l’immense droit enfin, de ne pas être tiré à quatre épingles. Pour la faire courte, heureusement qu’il a traversé mon enfance, sinon je serais devenue pire que je ne suis.

Le soir, après la pomme qu’il m’oblige à croquer avec la peau (« c’est bon pour faire tomber les dents de lait »), il me lisait parfois des histoires. Je voudrais noter ici que ni ma mère ni mon père ne l’ont fait et lui rendre hommage. Il s’occupe de mes bobos (les genoux couverts de Mercurochrome, c’est lui) : il retire les échardes de mes pieds avec une aiguille qu’il stérilise à la flamme et va même chercher le bâton qu’il me demande de mordre pendant l’opération.

En grande section, mes tibias crûrent dans d’affreuses douleurs. Le soir, il me massait les mollets et me faisait marcher dans le corridor en comptant mes pas, jusqu’à épuisement.

Il m’a appris à m’endurcir, à faire des efforts et à patienter. Je n’ai pas encore pu lui dire le tribut que je lui dois. Il m’appelait Cosette, je ne savais pas trop pourquoi. Si nos relations s’étaient maintenues, nous aurions peut-être eu l’occasion d’échanger sur ce pan de ma vie. Bien trop tôt, alors que je n’avais que 16 ou 17 ans, je l’ai revu quelques jours chez lui, en vacances, avec sa femme, ses enfants et David. Il s’est permis de dire des choses négatives sur mon père. Moi, je n’étais pas prête du tout à les entendre. Et de toute façon, les comprendre et les accepter aurait signé la fin de ma relation avec lui. Alors mieux valait laisser glisser et m’éloigner un peu.

7. Le frère

Mon frère naît à l’été 1983. J’ai presque 5 ans et on m’a mise en « vacances », en attente, pourrait-on dire, à Hendaye, dans la famille de son père. Je n’ai aucun souvenir du jour où on me le présente. C’est mon demi-frère, mais l’un comme l’autre, nous décidons de ne pas abuser de cette expression réductrice. Il porte également un prénom composé : David-Samuel, dit Dav’s pour son père, P’tit Da pour le mien et Dav’ pour moi. C’est un enfant aux sourcils et à la tignasse fournis. J’ignore pour quelle raison il est ainsi stigmatisé « ancien testament ». Nul n’est juif chez nous et son père ne l’est pas non plus. C’est un « petit Serge », dit ma grand-mère en le redécouvrant à l’âge de deux ans. Cette comparaison avec son père, un an après la séparation, rendra ma mère furieuse et comptera au nombre de ses rancunes tenaces. J’ai donc un frère : une boule marbrée qui tousse gras, que l’on baigne dans du permanganate, que l’on nourrit aux antibiotiques puis à l’homéopathie. Asthmatique, gringalet, agité, provocateur… Les souvenirs que j’ai de mon frère petit évoquent son inadéquation avec le monde. Maladroit, il bénéficie pendant plusieurs années de rééducation au CMP de Limoges. A l’école, une classe d’adaptation est proposée à l’issue de la maternelle. C’est un succès : il apprend à lire et écrire merveilleusement bien. Fort de ce succès, il est réintégré dans une classe ordinaire ; il sera toujours à la ramasse. Mais je ne sais plus ce qu’il en est parce que, déjà, je n’habite plus avec lui. Il a 6 ans et je ne sais plus rien de ses jeux, de ses envies, de ses amitiés, de ses colères et tristesses. Ce que j’apprends de la bouche de ma mère, ce sont plutôt ses échecs, ses problèmes et les soucis qu’il cause. « Ton frère a cassé la portière de la voiture. » « Je viens de découvrir que ton frère jette depuis longtemps ses assiettes de salade de tomate par le balcon. » « Ton frère a joué aux billes en visant la télé, il y a une grande fissure en travers de l’écran. » Je m’émerveille de ces bêtises, pour certaines gigantesques. Je me dis même qu’il le fait exprès, parce que, quand même, vu la mère qu’on a… Mais il est souvent livré à lui-même. Notre mère travaille maintenant à la Défense et mon frère reste de longues heures seul à la maison. Il a un copain ou deux. Mais sinon, il est surnommé « Miel pops » par ses camarades à cause de ses oreilles cireuses, ou « David le con », par assonance avec son nom de famille.

Je commence à considérer mon frère quand il devient intéressant pour la grande fille que je suis, vers deux ans environ. Nous commençons à jouer ensemble, je lui lis des histoires, on chante, on rigole.

Chaque fois que nous nous sommes revus après, et pendant toute notre adolescence, nous avons crevé la distance par un corps-à-corps ritualisé, un passage absolument nécessaire pour désamorcer toutes nos craintes et nous reconnaître de nouveau comme frère et sœur. Nous nous voyons peu souvent, surtout à partir du moment où mon père et moi déménageons au Koweït. D’ailleurs ce déplacement à des milliers de kilomètres marque le début de la fin de notre relation. Je ne peux plus le protéger dans cette période difficile. Mais je ne le veux pas non plus. Moi d’abord. M’en sortir. Chacun son histoire.

Tout le monde constate qu’il grandit lentement. Enfant, il traverse une longue période de « touche-zizi » et descend son pantalon à tout bout-de-champ pour montrer son petit oiseau. En 1988, au bureau de vote où ma mère participe au dépouillement de l’élection présidentielle, mon frère n’a de cesse de mettre la main dans son slip. Un vieux débile lui lance : tu arrêtes ou je te le coupe ?!, ce qui le laisse pantois, les yeux écarquillés de frayeur. A 6 ans, il faudra encore se fâcher pour qu’il remonte son pantalon dans la rue. Ivre, totalement ivre d’un drôle de rire.

Un peu plus tard, ma mère lui fait consulter des médecins. Elle prend toute la responsabilités de ces prises en charge, parce que son père n’est pas d’accord. Il pense que tous les problèmes de David viennent de son environnement. Elle a un peu raison, et lui aussi : qui de l’œuf ou de la poule ? Qu’est-ce qui ralentit la croissance ? Qu’est-ce qui provoque asthme et eczéma ? Qu’est-ce qui influence le cerveau de manière durable, voire définitive ? A l’école, dans les classes ordinaires, il sombre, mais tient tout de même la barre jusqu’en Troisième. Après, ce sera un BEP boulangerie. Il échoue. Il ne sait pas faire son nœud de tablier dans le dos. Il recommence. Il échoue à nouveau : il ne se présente même pas à l’examen théorique. L’adolescence s’en mêle. Rémunéré pendant ses périodes d’apprentissage, il dilapide l’argent en chaussures de sport. Finalement, dans un lycée privé, il obtient une formation en force de vente. Il a été longtemps caissier chez Carrefour Market, au centre de Bordeaux.

Ses collègues de travail ignorent sans doute tout de son parcours. A l’adolescence, on lui injecte des hormones de croissance. Sa moustache pousse. Le résultat n’est pas totalement à la hauteur de ses attentes. Il déclenche la maladie de Crohn.

Très sensible à la musique, ma mère l’inscrit au conservatoire dès le CP. Un après-midi, ma mère le surprend dans la cour en train de jouer au foot avec son sac à dos, celui qui contient son lecteur-enregistreur à cassettes. Un an plus tard, il choisit l’alto et en jouera pendant quelques années, jusqu’au jour où il s’assoit sur son instrument (de location). D’après son père, il aurait fallu des cours de piano pour le contraindre à l’immobilité. En tous les cas, il aime chanter et adore Renaud. J’ai une cassette que mon frère a enregistrée un après-midi. Il a environ 11 ans et s’ennuie.

A 12 ans, il dit à ma mère qu’il ne veut plus vivre avec elle, mais avec son père. Je suis jalouse de son courage. Il a été franc, il a osé dire ce qu’il voulait vraiment. C’est que moi, je ne voulais pas particulièrement vivre avec mon père. Disons que ça ne m’est pas venu. Je pensais plutôt à la fuite et à l’école buissonnière, mais vivre avec mon père, l’idée ne m’a pas effleurée. Et alors ? Il lui a dit, et elle a été d’accord.

Avec son père, il a le droit de tout faire. Enfin non, pas tout. Il aura le droit plus tard : « A 18 ans, tu feras ce que tu veux », lui répète Serge qui préfère être appelé par son prénom que « papa ». A 18 ans, mon frère fume et boit, il a bien attendu, c’est juste, non ? En tout cas, avec son père, très progressivement, il n’a plus ni asthme ni eczéma.