6. Ce que mes poings font

Cette violence sourde, ou exprimée, avec les mains ou les dents, sous la forme de brimades ou de coups, a des conséquences sur ma façon de voir les autres et sur celle de traiter mon petit frère David.

D’abord, je me considère très tôt comme différente. Je ne suis pas du tout populaire à l’école. Imperméable aux tentatives d’amitié, je refuse de laisser entrer quiconque dans ma bulle : personne ne doit savoir. Et puis j’ai des ordres : je ne dois pas raconter ce qui se passe à la maison. J’imagine que je suis à tout le moins secrète (« mystérieuse », écrira la maîtresse de CM2 sur le livret scolaire). Je me débrouille pour n’avoir besoin de personne, surtout qu’aucun lien ne se tisse. Un matin, alors que j’attends l’ouverture de l’école maternelle où je dois déposer mon petit frère, une maman qui attend avec nous engage la conversation : « C’est ton frère ? » J’applique immédiatement la leçon maternelle et lui réponds un cinglant : « Ça ne vous regarde pas. » Les cartes sont brouillées, cela n’a pas de sens de répondre cela, mais à ce moment-là, je suis droite dans mes bottes : j’ai obéi. Et si j’ai obéi, je ne risque rien.

J’ai mis des années à comprendre que ces injonctions de ne rien raconter de notre vie privée avaient pour but de la protéger, elle. Si j’avais su à quel point ce qui se passait à l’intérieur du foyer était mal, j’aurais peut-être levé le voile plus tôt et n’aurais pas encore aujourd’hui le sentiment que, quelque part, je méritais ce qui arrivait.

Marelle

A l’école, je ne me bagarre pas. Mais tout de même, il ne faut pas me chercher. C’est ainsi que je finis par frapper Christophe, un garçon qui m’avait agressé un an auparavant. C’est un moment dont je me souviens très bien. C’est l’été, la cour est lumineuse, nous portons tous des bermudas. Il y a peu de monde dans la cour, cela se produit après le repas. Il est appuyé contre un mur, je marche vers lui et je lui donne un bon coup de pied dans le tibia. Je m’éloigne, morte de trouille à l’idée de me faire punir. A l’époque, je sais que j’ai raison d’avoir fait de geste, et que ma mère m’approuverait en privé.

Une autre fois, je suis accroupie et joue aux billes toute seule au pied des tuyas, quand Géraldine arrive. Nous avons une drôle de relation. Elle a aussi un secret et peu d’amis. Elle apporte un walkman à l’école et passe ses récrés à écouter une cassette de Michel Sardou, c’est le chanteur préféré de sa mère. Parfois, une camarade se greffe à son oreille pour écouter. Elle a toujours l’air triste. Avec la pointe du pied, elle joue avec la bordure de mon « trou » fait de branches mortes de tuyas, elle le déforme. Je lui dis d’arrêter. Elle continue. Je me lève et lui assène un coup de poing dans le nez. Elle saigne. J’ai peur qu’elle me dénonce. En plus elle est dans ma classe et la maîtresse va le voir et la questionner. Mais elle n’en fait rien.

Je suis, à ce moment-là, aux portes de l’adolescence. Je commence à être à la fois justicière et rebelle et rêve de motard en perfecto qui viendrait m’enlever. Je m’imagine avoir me battre physiquement pour tout, je construis le soir des scénarios de fuite pour le cas où l’on voudrait m’attraper. Je suis en train de devenir particulièrement dure et obstinée. Dans le noir, je me muscle les abdos et les jambes pendant des heures. Comme une détenue, je prépare mon évasion.

Quand j’arrive chez mon père, je suis si marquée par ces années de violence arbitraire que je lève les mains devant mon visage dès qu’il s’approche de moi.

Ce qui devait arriver arrive. Un jour, c’est moi qui frappe ma mère. J’ai 11 ans, presque la demie. Je hurle tous les soirs. Je n’arrive pas à dormir. Pour ne pas déranger mon frère, ma mère m’oblige à dormir par terre devant la porte d’entrée, à même le lino jaune. Je pleure un peu, je la maudis à voix basse. De son côté, elle est dans sa chambre, seule ou avec Eric C., son petit copain, standardiste au Conseil régional. Je l’aime bien, Eric. Il m’a fait découvrir Soupault, Rimbaud… Il a une 2cv bordeaux. Sa présence sans doute me rend jalouse, parce qu’elle ferme sa porte quand il est là… et ne répond plus aux enfants. Mais le fait qu’il soit là me sert aussi à donner l’alerte. Je cherche à attirer leur attention, je crie. Ce sont des jours de grande, grande souffrance, qui mèneront à quelque chose. D’abord à une hospitalisation début janvier pour maux de ventre complètement fictifs, avec un lavement à la clé (mais qu’a-t-elle bien pu raconter aux médecins pour que j’aie un lavement ?), accompagnés d’un herpès géant qui me mange la moitié de la joue ; puis à un déménagement définitif pour chez mon père.

Comme je crie et qu’elle ne sait pas faire autre chose que ce qu’elle a toujours fait, elle me tire par les cheveux vers la baignoire. Eric se tient juste derrière elle. Il lui parle, pour qu’elle cesse ce qu’elle est en train de faire. Nous sommes tous les trois dans la salle de bains maintenant. Elle essaie de me baisser pour que je rentre dans la baignoire. Eric tente une dernière fois de l’arrêter. Elle lui intime de s’en aller. Elle essaie de me gifler, mais j’esquive le coup et, plutôt « posément », vu les circonstances, j’essaie « un truc » : je lui tire les cheveux. Juste un peu, ni fort ni longtemps. Je rougis immédiatement de mon audace. Au point où j’en suis, quand j’y pense… Soit elle me tue, soit je la tue. Je m’entraîne pour ce genre d’événement.

Elle n’a plus levé la main sur moi après cela. Eric l’a quittée peu de temps après. J’ai fait des recherches sur Internet, mais malheureusement je ne l’ai jamais retrouvé.

A la maison, je passe de longues heures avec mon frère les mercredis. Nous avons 9 et 4 ans. Ma mère qui, auparavant, engageait une baby-sitter, a décidé de ne plus y recourir. Je dois dire que nous errons dans l’appartement. Plus tard, l’année suivante, nous aurons le droit de sortir et de jouer sur le terrain de la résidence. Mais ce n’est pas encore le cas, alors nous nous ennuyons à bloc. Nous n’avons pas de télévision, mais un lecteur cassettes. Nous créons de petites représentations avec une bande sonore préenregistrée, que nous montrons à ma mère au retour du travail. Avec mon frère, je suis comme ma mère est avec lui. Je lui crie dessus, le houspille. Ma mère prévoit que plus tard il me détestera. Je ne sais pas si c’est ce qu’il ressent aujourd’hui à mon égard, mais nous avons du mal à nous comprendre, on ne se sent pas à l’aise. Finalement pas à cause de ma violence envers lui qui a cessé du jour où je n’ai plus été en contact avec elle, mais plutôt justement parce qu’en partant je l’ai laissé seul face à elle et que notre histoire est différente.

5. Violence.s

Je dois admettre que je n’ai pas de souvenirs de violence avant l’arrivée de mon frère. Jusqu’à mes 5 ans. Malgré tout ce que j’avais dû voir depuis ma naissance, je me sentais plutôt en sécurité et libre de faire certaines bêtises sans crainte du pire.

Mon père m’a donné quelques gifles, mémorables car elles furent rares. Un jour, je suis dans ma chambre en Algérie. Je dois avoir 4 ou 5 ans. Je joue et soudain j’ai une envie pressante. Mais au lieu de prendre le chemin des toilettes, j’avise une carte postale que j’ai reçue quelques jours auparavant. Je m’accroupis et la positionne côté écriture (faudrait pas gâcher l’image) de manière à ce qu’elle forme une coupelle sous mes fesses. Je me libère enfin copieusement, espérant sans doute que le liquide curieusement tiède soit absorbé par le papier ou retenu par les bords. Je reçois une belle gifle.

Une autre fois, je me mets derrière lui pour l’imiter en train de prier, il finit l’air de rien ses prières, se retourne et m’en colle une. Quel âge pouvais-je avoir ? 7 ou 8 ans, pas davantage. Je suis rouge de honte devant tant d’injustice. Je reçois la dernière gifle de mon père à l’âge de 11 ans lorsque je lui dis, pure provocation car il ne le mérite pas au moment où je le dis, mais la phrase m’a été soufflée par ma mère : « Tu es chiant ! ». Il est surpris et je répète les mots, bien en face : « Tu es chiant ! ».

Main adulte

Pour ce qui concerne ma mère, c’est une autre histoire. Entre 5 et 11 ans, je ne compte pas les gifles ni les coups de ceinture sur les cuisses, égrenés à haute voix jusqu’à 20. Pour quelle raison ? Pour un oui, pour un non, parce qu’un jour je donne un coup de ciseaux dans mes bottes, j’ai 5 ans, parce qu’elle me trouve assise sur le lavabo, parce que je fais sauter les plombs en reproduisant sur le 220 V une petite expérience de l’école, parce que je pleure quand elle me démêle les cheveux… Ma mère me mord le bras un jour en hurlant que je suis une teigne, ma mère me grimpe dessus, me tire les cheveux, hors d’elle, et hurle : « Je vais te tuer ! Je vais te tuer ! ». Je me cache quand je vais aux toilettes à l’école, je montre une fois mes traces de coups à ma grand-mère. On est aux Galeries Lafayette, elle me fait essayer des vêtements. C’est la seule personne à qui j’en ai parlé.

Mais le plus dur, c’est cette atmosphère d’intrusion, de violation permanente, de menace et de brimades. Je comprends aujourd’hui que c’était la honte qui lui faisait faire cela. Il fallait être parfait. Il fallait que rien ne transpire. Il fallait que je sois mieux que les autres.

Gifle

Un Noël chez ma tante, j’ai 6 ans et demi, j’ai montré à tout le monde que je savais lire, ma mère est fière, j’erre près du sapin où les cadeaux sont déjà disposés, les adultes sont encore à table, je m’ennuie vaguement. J’avise un petit paquet qui ne m’est pas destiné. Je décolle le papier, ouvre et découvre une botte en plastique rouge avec une balle dedans. Je suis subjuguée et la curiosité prend le dessus. Je sors le jouet de l’emballage et commence à y jouer. Une fois la balle insérée dans la botte, il faut presser. La balle jaillit vers le haut et il ne reste plus qu’à la rattraper. Je ne joue pas très longtemps. Le lendemain, au matin, on me questionne sur ce cadeau déjà ouvert destiné à mon petit cousin. Je ne sais rien, non, ce n’est pas moi. Quelques jours plus tard, ma grand-mère appelle à la maison. Me questionne-t-elle à nouveau ? Je ne sais pas, mais je lui confie mon forfait. Ma mère reprend le téléphone. Je retourne jouer, je suis dans mes petits souliers. La conversation terminée, elle entre dans ma chambre et déclare que puisque j’ouvre les cadeaux des autres, je n’aurai plus de jouets.

On dit souvent qu’il ne faut pas menacer un enfant de punitions hallucinantes sous peine de devoir se contredire et de passer pour quelqu’un qui ne tient pas ses promesses. Ma mère tient ses promesses.

Elle se saisit de deux grands sacs poubelles (bleus, je m’en souviens encore !) et y jette tous mes jouets, mes peluches, mes robes d’Algérie avec lesquelles je me déguise et invente des histoires. Je ne les ai jamais revus. Elle n’a conservé que ce qu’elle avait elle-même acheté, quelques jouets éducatifs, des planches de carton à coudre et des puzzles, sans doute. J’ai 6 ans et demi, et depuis je ne sais plus jouer, je suis incapable de jouer.

Un matin de cette même année, je pleure parce qu’elle me fait mal quand elle me peigne les cheveux. C’est vrai que j’ai de beaux cheveux, tout le monde m’en fait compliment, les inconnues dans la rue, les vendeuses des magasins, les maîtresses d’école… Mais ils sont longs, fins et bouclés. Durs à peigner. Lasse, elle me dit d’aller à l’école toute seule. Je suis dans tous mes états, je pleure et tremble, avec mon cartable Tann’s bordeaux, je descends l’escalier et me retrouve dans la rue. Mais l’école est à plus d’un kilomètre et je ne sais pas comment y aller. Une voisine du premier, que je ne connais pas, ouvre sa fenêtre et me demande ce qui se passe, une petite fille qui pleure toute seule dans la rue, ça éveille la curiosité. Je lui dis que je suis triste. Je lève les yeux et aperçois le visage de ma mère à la fenêtre du 3e étage. Elle tend son doigt vers moi et me fait signe de remonter. En arrivant à la maison, elle me débarrasse de mon cartable, me frappe des deux mains et me met sous la douche tout habillée.

Des années plus tard, toujours à cause de ma chevelure, ma mère perd la tête un matin. Elle attrape les ciseaux et me coupe à mi-hauteur une grosse mèche de cheveux. La question de la maîtresse restera sans réponse. Je ne peux pas me cacher la tête, mais je sais bien dissimuler. Et qui ne veut pas d’histoires évite de percer la surface.

Les brimades étaient courantes, c’est une forme de violence plus insidieuse. En 4 ans, je ne suis allée qu’une fois passer un après-midi chez une camarade de classe, j’ai aussi manqué de très nombreuses sorties du weekend avec les scouts (une « mauvaise » note reçue un vendredi, et c’était la punition), je n’ai jamais invité qui que ce soit à la maison. Nous n’avions jamais rien à fêter. Je n’ai pas pu continuer le patinage artistique parce qu’avant la deuxième séance, ma mère découvre, alors qu’elle venait de se garer sur le parking, que j’ai oublié de me laver le visage. Je suis privée, avec ou sans mon frère, d’un nombre incalculable de repas avec ordre d’aller au lit. Parfois, elle nous relève et nous sert un verre de lait avec des boudoirs. Parfois un bol de céréales.

Elle a toujours lu tout mon courrier, reçu et envoyé, ainsi que les rares pages de journal intime que je pouvais écrire.

J’ai vu la main de ma mère appuyer sur la tête de mon frère de 3 ans, dans la cuvette des toilettes, pour bien lui faire comprendre où faire ses besoins. J’ai vu ma mère enfoncer dans la bouche de mon frère un de ses slips pleins, un peu pour les mêmes raisons et dans le même thème.

Violence

Le jour de Noël 1989, elle finit par sortir des vêtements de ma commode et les mettre dans un sac, appelle mon père qui est à 100 kilomètres de là, et part avec son copain et mon frère en balade, me laissant dehors sur les escaliers de l’immeuble. C’est presque fini. Elle en a presque fini avec moi, ne veut plus de moi dans sa maison, mais éprouve quelques difficultés à me laisser avec mon père qu’elle juge égoïste, radin, et, me dit-elle, « pédé ». Cela prendra quelques mois encore avant que les choses se mettent en place et que j’aille vivre avec lui.

Quand mon père et moi prenons la N20 qui relie Châteauroux à Brive pour passer un week-end à la campagne, nous passons inexorablement par le Boulevard Vanteaux à Limoges, c’est la route qui veut ça. Mes larmes coulent à chaque fois et je sens sa main qui serre mon cou et j’entends ses soupirs, car il ne dit rien. « C’est la vie, ma mousse. La vie n’est faite que de séparations » …

4. Influences

Influences fortes de mes parents

C’est la vie !

Mon père m’a légué quelques attitudes et phrases-types qui sont devenues des classiques dans ma vie. Quand il s’est agi de choisir mes études supérieures, j’hésitais entre le dessin et les Lettres. Pour lui, c’était « résolu » : « tente d’abord ce qui te paraît le plus fou, parce que le temps passe et que tu n’en auras peut-être plus la possibilité dans ta vie »… Un tien vaut mieux que deux tu l’auras. J’ai fait Lettres en premier parce que, seule face à moi et isolée à Gaza, je ne savais pas qu’il fallait présenter sa candidature dans le courant de l’année précédente. Mais j’ai gardé la phrase et je saurai m’en servir quand le cas se présentera à nouveau pour quelqu’un.

Il me disait aussi parfois : « la vie n’est faite que de séparations… et de rencontres », sa façon à lui de se/ me consoler de tous ces déménagements qu’il m’a fait subir à un âge pour le moins critique (5 collèges en 4 ans).

Son antienne préférée ? « C’est comme ça ! » Nous l’imitons aussi. Parce que des fois les événements n’ont pas d’explication, et « c’est comme ça ! C’est la vie ! »

Ma mère m’a transmis la force de vie qui est en moi. Mais aussi, à l’autre pôle, la force de destruction qui sommeille en moi. Grâce à ma mère, je me balance de droite à gauche, sans mesure, je suis tout à la fois flamboyante et déraisonnablement triste. Elle m’a appris à oser, à partir, à tout casser s’il le faut, à faire des cartons et à les défaire, à ne pas m’apitoyer sur mon sort.

En quelque sorte, mes deux parents m’ont légué les grands principes qui les avaient réunis. On me pose souvent la question de savoir comment mes deux parents ont pu s’aimer et vivre ensemble, et je crois que la réponse se trouve dans ces grands vents qui courent dans la même direction : autonomie, force, courage, persévérance…

Mes deux parents m’ont donné ce qu’une fois une amie a qualifié d’attitude « d’enfant gâtée » : le pouvoir de partir devant une situation trop douloureuse. Je suis évidemment perdue lorsqu’il s’agit de l’affronter avec des mots. Mais tout quitter, ça, je sais (à dix ans, ma valise était déjà prête).

3. La mère

Ma mère est concernée par cette proposition de poste au Koweït : je ne pourrai plus la voir un week-end sur deux comme je le fais. Elle doit donner son accord. Elle agite tous les fanions possible : jeune fille dans un pays musulman, études de moindre qualité… Tous ces dangers se sont avérés par la suite. Je ne l’écoute pas, je ne veux même pas discuter, il ne s’agit plus de moi et de fignoler les détails de mon avenir, mais plus basiquement de vivre avec l’un de mes deux parents. Et ce sera mon père. Ma mère, lors d’un procès l’année précédente, avait bien répété qu’elle préférait que je vive en foyer plutôt qu’avec lui, puisqu’avec elle ce n’était pas possible. Peine perdue, mon père obtient ma garde et je reste à ses côtés jusqu’à mes 18 ans. Pas un mois de plus.

Monument aux morts de la Deuxième Guerre mondiale, Pulawy, Pologne, ville d’origine de Rudophe Szcz.

Aînée de trois enfants, ma mère, Katerin, naît en plein hiver 1954 d’une mère au foyer de 18 ans et demi et d’un père polonais officiant à la base américaine de… Sa mère, Camille, le trouvait beau, grand et blond, il avait les yeux bleus. Pas une goutte d’alcool à la maison, des dents très entretenues, mais des colères sans nom, et des coups qui pleuvent à tous moments. C’est munie de 5 certificats médicaux pour coups que ma grand-mère divorcera 25 ans plus tard. Rudolphe, le père de ma mère, a décidé de couper les liens avec toute la famille avant ma naissance. Je ne l’ai jamais connu, de même que tous ses petits-enfants. Nous lui avons écrit des lettres, l’un d’entre nous est même allé sonner à sa porte, désireux que nous étions de comprendre et peut-être lever le voile noir qu’il avait jeté sur la destinée de nos parents et dont l’ombre se projetait aussi sur la nôtre.

Katerin est une enfant intelligente. Avec son frère, son cadet de 11 mois, ils se rendent à la gendarmerie pour signaler les maltraitances. Ils sont renvoyés chez eux avec un sermon. Ma grand-mère s’est livrée il y a deux ans lors d’une soirée à la maison, racontant pour la première fois, les humiliations et la terreur dans laquelle elle et ses trois enfants ont vécu pendant de nombreuses années. Nous l’avons enregistrée à son insu. Les coups, les objets brisés. Et cette phrase qu’elle a prononcée à propos de Rudolphe (« En cinq minutes, il changeait du tout au tout et pouvait tout casser dans la maison. ») a résonné dans mon esprit comme s’appliquant également à ma mère.

Les livrets scolaires de ma mère attestent de ses hautes capacités dans tous les domaines, première de sa classe en Première, elle chute ensuite progressivement. Pourquoi ? Nous n’en avons jamais parlé. Repérée pour ses résultats en natation, elle fera partie de l’équipe départementale. Quand j’ai eu onze ans, elle s’en est souvenue et m’a inscrite à la piscine municipale de Limoges pour apprendre à nager.

Ma mère s’est aussi construite contre ses origines sociales. Elle s’est toujours identifiée à ceux qui avaient plus, plus de diplômes, et surtout plus d’argent. Elle a toujours voulu aller plus haut, plus loin, à Paris plutôt qu’en Province, côtoyer des gens d’un milieu plus élevé pour, peut-être, s’en servir le jour venu. Chose que je n’ai jamais été capable de faire. Douée pour repérer les forts en thèmes, elle a lié des relations très éphémères avec des personnes qu’elle a toujours eu honte d’inviter à la maison. Nous ne recevions jamais personne. Je ne sais pas grand-chose de l’enfance de ma mère. Elle détestait sa mère, elle détestait sa sœur, seul son père avait grâce à ses yeux. Malgré sa violence, elle lui trouvait plus de classe, plus de chic. C’est avec sa ceinture qu’elle me frappait.

Elle aimait les garçons. Je ne sais pas si je peux écrire cette phrase, si elle est vraie. Elle aimait que les garçons la trouvent sexy. Elle aimait le sexe. Elle aimait accumuler les hommes, et les jeter. J’en ai vus qui ont pleuré. Il y avait son copain du week-end, son copain du boulot, son copain du parti socialiste, et bien d’autres encore. Ma mère mentait, trichait, arrivait en général à ses fins. Un jour, j’ai 20 ans, et elle me dit : « Dépêche-toi, les hommes, ça ne dure pas. Après 40 ans, la moitié d’entre eux ne bande plus, et l’autre est chauve et bedonnante ». Je ris, elle m’a transmis tant de leçons de vie que je pourrais écrire une série américaine.

Ma mère quitte mon père en plusieurs fois, j’ai un an, deux ans. Elle m’écrit une lettre pour m’expliquer ses départs, j’ai 9 mois. « Nous t’aimons tous les deux. Mais ton papa et ta maman ne peuvent plus vivre ensemble, ils ne s’entendent plus ». J’ai tant pleuré quand j’ai découvert cette lettre que je l’ai enfouie, si loin, si bien, que je ne la retrouve plus quand je la cherche. Je l’ai peut-être confiée à mon père, comme toutes les choses brûlantes de ma vie.

Bilhères, Pyrénées atlantiques

Elle part au Maroc (nous étions à l’époque en Algérie) et rencontre Serge, un étudiant en biologie de l’Université de Bordeaux. Ils décident de vivre ensemble près de l’endroit où Serge a sa première affectation, à l’observatoire de Gabas, à Bilhères, dans les Pyrénées atlantiques. Je les rejoins pour mes trois ans. Serge boit de la bière, fume des roulées, mange des steaks crus et crame les frelons avec une allumette. Il me fait peur. Je fais des cauchemars. Ma mère tombe enceinte et David, mon petit frère, naît à Pau. J’ai presque cinq ans. Deux ans plus tard, une nuit de la fin août, ma mère emprunte un camion au copain de sa sœur. Nous ne déménageons pas, nous nous enfuyons. Elle a 31 ans et deux enfants. C’est tout ce qu’elle a. Elle part, donc nous partons. Vers Limoges. Chez sa sœur où nous serons hébergés quelques jours, elle montre toute sa puissance de femme forte et intelligente à l’extrême : trouver une école pour moi, elle se renseigne, ce sera une bonne école, avec des enfants de notables, un logement… l’idée de vivre chez sa sœur plus longtemps est une souffrance – ce sera un foyer de femmes pendant un mois, puis une HLM rue de la Conque, trouver une formation de secrétaire pour elle – je la revois encore s’exercer à la sténo le soir, et cette image est associée pour l’éternité aux papyrus qui se balançaient dans le salon -, trouver une nourrice pour mon frère, passer son permis… Je la ressens comme si c’était moi dans ces moments-là où tout est à construire, ces moments de retournement où trouver des ressources me semble toujours possible. Elle m’a appris à ne pas me contenter d’une vie tiède, m’a donné la force de reconstruire, l’aplomb de me défendre. J’ai envie de pleurer quand je pense à cette période. Mon frère est venu à Limoges avec toutes ses angoisses, ses bronchites et son eczéma. Je ne pense pas que ma mère est forte. Je pense surtout : ne pas poser de questions. Mais avancer, avancer avec elle, parce que les enfants n’ont pas le choix. Parce que mon père était en Algérie, parce que « tout le monde savait qu’elle était violente, mais on ne voulait pas d’histoires ». Un soir, j’entends ma tante Nancy se plaindre au téléphone (à qui ? à sa mère ?) de notre présence chez elle. Je rapporte ces bribes de conversation à ma mère, ce qui a pour effet de l’énergiser encore plus. Nous n’attendrons pas qu’une HLM se libère pour partir. Nous déménageons dans un foyer pour femmes. Mon frère est dans un lit parapluie. Nous mangeons nos repas au réfectoire. Il y a de la purée servie dans des plateaux alvéolés. Je suis fascinée. Une femme voyant mes beaux cheveux me dit de donner mes 100 coups de brosse matin et soir pour les garder brillants. Ce conseil de sorcière hante encore aujourd’hui mon esprit. Ma mère ne sociabilise pas, elle lutte. Mon frère apprend à vivre sans tétine, il pleure beaucoup. Il tousse gras comme un vieux fumeur. Il y aura toujours une ordonnance et deux ou trois boîtes de médicaments, un aérosol, dans la petite panière sur la table de la cuisine. Moi je suis en CE1. Je m’ennuie. Et je me fais taper à chaque récréation.

Opel Kadett

Ma mère se trouve assez rapidement un travail de standardiste au Conseil Régional du Limousin. Elle passe son permis et achète une vieille Opel Kadett orange ayant appartenu à des vieux, elle doit la « dérouiller » car elle n’a jamais roulé à plus de 50 km/h. Puis, elle passera secrétaire. Plus qu’un petit moment avant d’être titularisée. Cela soulagerait sa mère. Soudain, elle coupe les liens avec sa sœur, puis avec sa mère, nous isolant encore un peu plus.

Katerin n’est pas Monsieur Bovary et a d’autres rêves que de passer toute sa vie à Limoges, entourée de « beaufs » et de secrétaires, près d’une sœur qu’elle accuse de l’imiter et de provinciaux qu’elle hait, petites vies, petites ambitions, mesquineries… Elle veut monter à Paris, et faire un travail à la hauteur de ses compétences. Elle trouvera, dans une entreprise de Seine Saint Denis, les faisant déménager mon frère et elle, d’abord à Villepinte, puis, plus tard, à Guyancourt. Secrétaire de Direction pour une grosse boîte d’imprimantes, elle travaillera à la Défense, puis en Suisse. J’ai perdu sa trace à Colomiers, près de Toulouse, où elle remplissait des missions d’intérim.

Ma mère a toujours souffert de son dos. Quand elle a dû se faire opérer, elle s’est rapprochée de moi quelques temps. A Paris, rue de Turin, je lui ai apporté une serviette et quelques magazines. Je ne l’ai plus jamais revue.

2. Le père

Robert a passé une partie de sa vie à remonter les fils de ses origines. Grâce à une amie qui travaillait à la Ddass, il a pu avoir accès au nom de sa mère. Ainsi, quand il a eu 35 ans, il a décidé de lui écrire une lettre en se faisant passer pour quelqu’un d’autre, un ami de son fils qui la rechercherait. Il la rencontre à Paris, chez elle, un moment dont il rapporte qu’il n’est pas à la hauteur de ses attentes. Mais elle le reçoit néanmoins, il se découvre. Du père, il n’apprendra rien. Elle lui parle cependant d’un frère. Il a donc un frère, et un vrai ! Il le reverra, ainsi que son épouse, une rencontre dont il m’a parlé non sans émotion, me montrant un jour sur son écran de tablette la photo d’un visage en noir et blanc : « Regarde cet homme, il ne te dit rien ? – Non. – C’est mon frère ! ». C’est vrai, il ne me disait rien. On devient frères non par les gènes, mais par la reconnaissance. Ce frère, aujourd’hui décédé d’un cancer, n’appartient pas à notre famille. De même que les branches de notre famille ne s’entremêleront jamais à la sienne. C’est une leçon que j’apprends très tôt et que je fais mienne, que je suis obligée de faire mienne vu le contexte : la famille, c’est celle qu’on se fabrique, une fraternité de cœur. Mon père tente de nouer une relation avec sa mère de sang, mais elle meurt peu après, et je n’ai pas le temps de faire sa connaissance. Elle savait coudre et a notamment cousu l’ourlet d’un chèche noir tunisien que je porte encore chaque automne.

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Par Florence Devouard – Un touareg portant la tagelmust.

A 3 ans et demi, mon père est adopté par un couple de Neuilly-sur-Marne, en même temps qu’une fille plus âgée, Sylvie, qui devient sa sœur. Ses parents adoptifs lui changent son patronyme : de Dominique, il devient Robert, son deuxième prénom, un événement qui a sans doute participé à la construction de ses multiples facettes. Le père du petit Robert est fort aux Halles du Châtelet et travaille la nuit. Le jour, il dort. Le vin rouge qu’il boit à outrance est à l‘origine de la répulsion de mon père pour cette boisson. A la maison, il est interdit de parler fort, de jouer, de courir. Mon père ne se souvient pas de moments de jeux. Lui que je n’ai connu que bavard a dû souffrir de ces restrictions. Sa mère ne travaille pas et le ménage est pauvre. Méticuleux et autodidacte, mon père apprend à lire seul avant l’âge scolaire et, repéré par une institutrice, il saute une classe très tôt. Mal orienté dans une voie scientifique qui lui répugne, il redoublera quelques années plus tard. Aussi pauvre, dans tous les sens du terme, qu’ait été leur vie quotidienne à la maison, Robert bénéficie de cours de piano dès l’âge de 5 ans et d’un accompagnement moral solide. Espoir et fierté de sa mère, cette dernière lui offre pendant des années et chaque mois un livre relié cuir et embossé d’or, des livres de grande littérature qui ornent aujourd’hui encore les rayons de sa bibliothèque. Son père meurt quand il a 17 ans. Il s’autorise enfin à se laisser pousser les cheveux et découvre qu’ils sont bouclés. Quand sa mère décède à son tour, de la même maladie foudroyante, une leucémie, mon père a 23 ans. Il a créé un journal culturel avec un copain, sait jouer du piano et de la guitare 12 cordes, est directeur de colonie de vacances, a le sens artistique et le goût des voyages.

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Paul Almasy, Nonnen im Hofgebet in Saint Vincent de Paul, Paris (1952), Gelatine Silber Print 2001.

Je peux dire aujourd’hui, même si cela ne lui plaît pas, qu’il s’est construit par opposition à « ces gens-là ». Fuyant les mesquineries et petits esprits de la famille, il a ouvert ses bras à toutes les formes d’art et d’étrangeté. Contre une vie sédentaire et laborieuse en grande banlieue, il a préféré les grands horizons, désirant très tôt voyager, rêvant à des déserts peuplés d’autres humains qui l’accueilleraient comme un frère. Je pense qu’il s’est accroché très tôt à une trame de principes rigides et sécurisants : pas d’alcool, pas de cigarettes, pas de café, pas de jeux d’argent, pas de barbecue, pas d’apéro, pas de comité des fêtes, pas de télévision, pas d’appareil ménager (il a acheté sa première machine à laver à 40 ans), et surtout pas d’enracinement. Du bonheur ? Je ne peux pas dire qu’il n’y avait pas de moments heureux. Mais son refus de l’excès, cette éducation silencieuse (mon père n’a jamais « pêté les plombs » ni « dansé avec le démon ») m’ont souvent interpellée et pour longtemps (dé)formée. L’isolement dans lequel j’ai passé mon adolescence, les fréquents déménagements, ma différence avec les autres, tout cela a durablement affecté ma personnalité. C’est avec mon père que j’ai grandi en partie, au fil des gardes qui rendent mon enfance compliquée. Et la raconter, je le constate, encore plus. Au moins le temps vécu étend-il un fil le long duquel nous vivons, jour après jour et sans nous retourner.

Alors que je m’apprête à fêter ma deuxième année, mon père repère dans le journal Le Monde une petite annonce pour être coopérant en Algérie. Il postule. Nous partons à trois vers M. Il restera 7 ans en Algérie, essentiellement à M., à la frontière marocaine, jusqu’au renvoi de tous les coopérants français du pays. Il enseigne la littérature et la philosophie à des élèves de Lycée. Il y est merveilleusement bien, malgré les difficultés matérielles auxquelles il doit faire face.

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Algérie

Il prépare et obtient son Doctorat en Lettres et Art.

A 12 ans, je viens habiter chez mon père. Il est professeur de Lettres remplaçant dans l’Indre et je surgis dans sa vie morose, dans son garage de 9 m2 au fond d’une arrière-cour. Un tapis de mousse de 2 cm d’épaisseur déroulé le soir le long de son lit, une salle-de-bains et des toilettes à partager avec un autre locataire, lui aussi professeur, rarement croisé. Je pose mon sac et fais mes devoirs sur l’unique petite table en formica. Soulever les objets pour travailler ou pour manger, nous alternons. Nous tenons à deux à l’angle de la table. Nous partageons nos repas, une assiette pour deux. Je n’aime pas ça. Il écoute France Inter. On se régale de Pierre Bouteiller et du vrai-faux journal de Claude Villers. Nous allons un weekend sur deux en Corrèze. Là-bas, il n’y a pas l’eau courante, mais ce n’est pas grave. Avec la moitié de la vente de la maison de ses parents, il a acheté quelques années auparavant un terrain et de la pierre, quelques murs, plus de toit ni de fenêtres, mais beaucoup de ronces, à l’extérieur comme à l’intérieur.

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Châteauroux, quartier Touvent

Je suis bien, je vais bien. Je suis autonome et j’ai des amis. Je lave mes culottes dans le petit évier. J’attrape des poux, et je me rends seule à la pharmacie pour montrer ce que je soupçonne être une lente. C’est encore l’époque des cassettes. J’en ai une : les plus grands air à la flûte de Pan. Je suis un chaton blessé quand j’arrive chez lui, je recule en levant les bras devant mon visage quand il s’approche trop près de moi. Il ne sait pas élever un enfant. Je me comporte alors comme une adulte. Ma petite vie, mes devoirs de classe, mes petites affaires, ma frange que je forme avec du gel. Il ne s’occupe pas de moi, ne m’investit pas, ne me pose pas de questions (ce comportement sera d’ailleurs la cause de mes récurrentes récriminations à son égard). Peut-être qu’il a peur de me reperdre. Il aime encore ma mère, moi il me découvre. On s’entend bien, on rit beaucoup quand même. L’une de mes meilleures années. Lui ne pense qu’à partir. Châteauroux n’est pas la ville de ses rêves. Moi, avec mon vélo cross et ses roues bleues, j’apprends la liberté et plus personne ne casse mes rêves.

Au bout de trois ans, mon père obtient un détachement au Koweït. Nous y restons deux longues années avant de déménager dans un quartier moins excentré. C’est à son tour de faire les trajets quotidiens vers son travail. Chaque soir, il consigne ses pensées, ses anecdotes dans ses carnets. Il fait toujours cela en deux étapes. Un premier jet dans un mini-carnet Rhodia orange, puis une réécriture dans un cahier Clairfontaine reliure tissu à réglure petits carreaux. Il se heurte à différents aspects de la vie sociale koweïtienne qu’il n’avait pas envisagés et qui lui causent de profondes désillusions. D’abord, il s’attendait à nouer facilement des liens chaleureux avec les Koweïtiens, comme il avait pu le faire en Algérie. Mais le Machrek n’est pas le Maghreb. On est loin de la Méditerranée et le couscous qui rassemble tout le monde n’existe pas. Les Koweïtiens sont peu nombreux à travailler et ce sont des Docteurs égyptiens qui ont la mainmise sur les études supérieures du pays. Il continue de fréquenter la mosquée du quartier tous les vendredis, espérant peut-être, par son allure étrangère, susciter la curiosité, voire une sympathie sincère, mais il n’y parvient pas. Déchiré, il cesse de se rendre à la prière et n’y retournera plus guère après notre déménagement. Je sais que ses journées sont difficiles. Je le vois peu. Il accepte des heures supplémentaires pour s’offrir des voyages. Nous endurons chacun de notre côté un quotidien pauvre en relations sociales, fait de pseudo amitiés bouche-trous, d’ennui et de frustrations diverses. Cependant, pour lui, mieux vaut cela que la France et les Français auxquels il refuse de s’intégrer, presque par principe, oserais-je. N’étant pas expatrié, il n’a pas les mêmes revenus que la plupart des Français que nous côtoyons et nous ne pouvons espérer partager les mêmes loisirs. Tout de même, c’est pendant ces années à Koweït que se concrétiseront pour lui plusieurs rêves de voyage : la Syrie, la Jordanie, l’Inde, Oman. C’est d’ailleurs tout ce que nous en retirerons, quand, des années plus tard, nous évoquerons cette période.

Pour ma part, je suis en pleine adolescence et me débats soudain avec des nuées de plus en plus opaques d’idées noires. Ce séjour a modifié en profondeur l’enfant que j’étais, altéré mon regard sur le monde pour longtemps et est à l’origine de comportements psychotiques dont j’ai mis des années à me débarrasser.

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Gaza ville, vue sur la Méditerranée

Trois ans après notre arrivée, une promotion lui est proposée dans la bande de Gaza et nait en lui l’espoir d’avoir une fonction à la hauteur de ses capacités et de ses prétentions. Il accepte. Les accords d’Oslo viennent d’être signés et tout est à construire. Il fournit là un travail acharné pour bâtir sur du sable et sous l’œil des radars israéliens, un centre culturel de qualité, fréquenté par une population d’étudiants gazaouis de plus en plus importante. Plus de soixante heures par semaine. Moi, je reste à la maison et prépare par correspondance mon baccalauréat. J’alterne mes heures de maths, philo ou anglais avec du repassage ou du ménage, une habitude que je conserve encore aujourd’hui.

A 18 ans, je le perds un peu de vue.

1. J’arrive

Je nais le 23 juillet 19.., « un dimanche, pour le repas de midi », dira ma mère plus tard, essayant de justifier avec humour mon embonpoint, alors que le médecin conseille à mes parents de freiner sur le goûter. J’arrive donc au monde en Corrèze, à B. La légende raconte que ma mère, me voyant si poilue, chevelue, hurle aux médecins : « enlevez-moi cette horreur ! ». Je suis tellement foncée d’ailleurs que mon père en vient même à douter de sa paternité. Pour en avoir le cœur net, il soulève l’un de mes bras pour y chercher un minuscule acrochordon caché sous mes aisselles : soulagement, il y est, j’ai le même que lui. Evidemment, plus tard, les poils sont tombés et les boucles ont jailli autour de mon visage, ne laissant plus aucune ambiguïté, d’ailleurs, tout le monde le dit : qu’est-ce qu’elle ressemble à son père ! C’est qu’il y a, avec ma mère, souvent un risque de tromperie.

Mes parents choisissent de me prénommer Emily. Comme Emily Brontë. Mon père a dû, pour ce « y » étranger, revenir vers l’Officier d’Etat-civil avec un volume de l’Encyclopediae Universalis pour prouver l’existence d’une Emily fameuse. Lequel des deux a décidé que je devrais porter un prénom composé, je ne sais pas. Accolée à ce prénom, une Honoria prend place, tirée d’une nouvelle de Fitzgerald. Une autre petite fille côtoie donc Emily, un être maléfique sans doute, qui provoque l’ire de sa mère dans les supermarchés (car comment retrouver sa fille parmi toute cette foule, sinon en l’appelant d’un long et unique « Emily-Honoria », comme ces propriétaires de voiture banale qui se disent que « mauve, ce sera bien pour la retrouver sur les parkings »). J’ai longtemps paraphé mes lettres de « Emily-H. », par désir d’originalité ou pour résonner avec Adèle H. Aujourd’hui, un seul prénom me suffit. Mes papiers d’identité demeurent inchangés, ce qui étonne de temps à autres douaniers et gestionnaires, mais peu m’importe.

Emily Brontë, par son frère Branwell

La Corrèze n’est pas le département d’origine de mes parents. Mon père, Robert, est né le 5 juillet 19.., à Paris 14e, à l’hôpital Saint Vincent de Paul. Ma propre fille naîtra 59 ans plus tard dans ce même hôpital, ce qui ne put que créer dans l’esprit de mon père un lien tout particulier. Les deux maternités, la mienne et celle de ma fille, ont fermé leurs portes quelques jours après nos naissances respectives, pour insalubrité.

Je ne sais pas grand-chose de la vie de mes parents lorsque je les rejoins. Ma mère me répétera tout au long de mon enfance que je suis une « enfant du miracle » et « n’oublie pas que tu es une enfant désirée ». Cette dernière phrase m’a toujours donné une grande force.

A l’époque, mes parents vivent au ras du sol, ayant peu de moyens, ils dorment sur des matelas par terre. Ils mangent de la brioche et boivent du thé. Ma mère a un bac G et, à 24 ans, n’a pas de projet professionnel. Elle aime les langues, l’aquarelle. Elle s’est bien présentée pour un poste de caissière, mais on s’est exclamé qu’elle était trop intelligente pour la fonction. C’est la fin des années 1970, et ma mère vit dans le vent : elle lit, brode, tricote, achète 100 Idées et y découpe les recettes pour les mettre dans des pochettes plastique. Que fait-elle de ses longues journées avec moi ? Que fait-elle pour elle ? Ils habitent un appartement sous les combles dans une rue commerçante du centre-ville de B. A l’époque, il n’y avait besoin ni de garant ni de fiches de paie pour louer un logement. Je n’ai aucune idée de ce qu’elle fait de ses journées, et je ne suis pas certaine qu’elle m’en ait un jour parlé.

Magazine « 100 Idées », mars 1978

Mon père, de son côté, travaille beaucoup. Professeur de piano le jour, maître d’internat la nuit, il prépare dans le même temps un Deug de Lettres modernes à Paris. Il raconte qu’il doit encore s’occuper de moi quand il rentre à la maison au petit matin, faire les biberons, me changer. Fait-il aussi la cuisine et le ménage ? La vie n’est pas équitable entre eux. Ils se disputent souvent. Ma mère a fait le vide autour de mon père, qui, amoureux et deux fois orphelin, s’est laissé faire. A ses heures perdues, il lui arrive de composer au piano. Ils écoutent beaucoup de musique, les Beatles, Cat Stevens, Simon & Garfunkel, Pink Floyd. Il ne reste plus grand-chose de cette époque. Ma mère est partie avec les 33 tours de mon père. Je ne savais pas que ce n’était pas les siens. Elle prenait aussi ses pensées lorsqu’elle lisait son journal intime. Il met un cheveu entre les pages pour en avoir la preuve, les vieilles méthodes d’espion, avant de cesser d’écrire cette année-là, sa vingt-sixième année. Et ce trou, ce vide, demeure pour lui comme une blessure sans mots, une chute dans les abysses de la folie d’une femme, une année, 365 jours sans mémoire. Tant mieux. Tant pis. Mais c’est là. Une année de vie manque à l’appel au dos des carnets intimes.

J’ai dit qu’ils se disputaient, mais je ne sais pas comment c’était. Asymétrique, sans doute. Je n’ai jamais vu mon père crier. A peine élever la voix. De son côté, ma mère sait « travailler » en profondeur, une alternance de menaces et de cajoleries. Elle peut crier, longtemps, et montrer une grande violence physique. Elle peut par exemple jeter un jour un couvercle en fonte orange de chez Le Creuset au visage de mon père, formant une petite cicatrice à sa lèvre supérieure. Mon père me raconte un soir en fin de dîner (et je me demande s’il a déjà raconté cette histoire à quelqu’un d’autre et veut me l’offrir à 36 ans comme un second récit, une répétition, espérant que tout s’éclaire, ou si c’est une première pour lui), comment elle m’a suspendue, moi bébé de quelques mois, à la fenêtre en criant à mon père d’appeler les pompiers… Mais est-ce ce qui s’est passé ? Ma femme a souvent une meilleure mémoire de ces choses-là, qui me concernent, tandis que je préfère n’entendre que quelques bribes, comme des souvenirs peints par un vieux Cézanne à moitié aveugle, pour n’avoir la chance d’en retenir que la moitié.