13. A Limoges, sept. 1985 – janv. 1990

C’est ma tante Nancy qui nous accueille à Limoges où elle réside déjà avec son fils et son nouveau compagnon. Elle nous fait un peu de place dans sa vie, nous prête sa nounou pour mon frère pendant que je suis à l’école, et balade ma mère de-ci de-là, qui pour un travail ou une formation, qui pour un logement. J’ai raté la rentrée du CE1 et je n’aime pas du tout la méthode de la nouvelle maîtresse. Je dois aller me coucher dans une chambre que je ne connais pas. Il fait encore jour et je ne m’endors pas facilement. Je voudrais, mais n’arrive pas à attirer l’attention de ma mère sur le fait que je ne me sens pas bien. J’épuise un à un tous les prétextes pour me relever (boire, pipi, dent qui bouge, mal aux jambes). Je décide de frapper plus fort, car elle ne comprend pas : je me tape la tête contre le mur, de plus en plus fort, jusqu’à sentir le sang couler. Là, c’est mieux, un nez qui saigne, ça a de la gueule. Je peux me diriger vers la lumière avec une bonne raison au milieu du visage. Ma tante n’aime que les bébés et les garçons, je ne risque pas de lui faire de l’effet. Le lendemain, grâce à l’épaisseur de papier de ces murs de HLM, j’écoute une conversation au téléphone entre ma tante et ma grand-mère. Je crois comprendre qu’elle a hâte que nous partions, et c’est ce que je rapporte à ma mère le soir-même, Elle devient furieuse et a une explication avec sa sœur, moi je me dis « quand même, c’est bizarre qu’elle donne autant d’importance tout à coup à ce que je lui dis ». Vingt-quatre heures plus tard, nous posons nos valises dans un foyer pour familles en difficulté. Nous avons une chambre avec des lits superposés et mon frère dort en bas dans son lit-parapluie. C’est une période étrange, avec de nouvelles personnes qui me parlent dans les couloirs, beaucoup de bruits nouveaux. Je ne sais pas combien de temps nous restons là, quelques semaines tout au plus sans doute.

Et tout à coup, c’est fini, on a un logement ! La capacité de retournement de ma mère est extraordinaire. En cela, elle se comporte vraiment comme une louve qui soulève des montagnes pour protéger ses petits (deux clichés en une phrase). Elle a harcelé l’Office HLM pour qu’on nous attribue un appartement dans un quartier proche de l’école que je fréquente déjà. C’est au rez-de-chaussée de la rue de la Conque, dans un ensemble de deux immeubles bâtis en L autour d’un terrain de jeux et d’un parking. On ne croise pas les voisins, on écoute à la porte et on regarde par l’œilleton avant de sortir : il ne faudrait surtout pas atteindre un niveau d’intimité tel qu’on se sentirait assez à l’aise pour nous poser des questions. Le voisin du dessus s’en pose, des questions. Je le sais. Ma mère coupe court. Nous n’avons pas le droit de lui parler. Elle a à la fois peur pour nous et de nous.

La vie qu’elle mène est par ailleurs compliquée : un divorce en cours, deux enfants en bas âge dont l’un présente des besoins particuliers, des cours de conduite, une formation de secrétaire à l’Afpa en cours du soir, un boulot de standardiste, de la famille qu’elle ne peut contourner dans ces moments où elle a besoin d’un soutien financier, ce qui la rend dépendante, plus mordante. Pour accéder à l’autonomie, elle développe des plans complexes qui font intervenir des « aidants repoussoirs » (la mère, la sœur, l’arrière-grand-mère), des ex-maris à sa botte qu’elle manipule finement pour obtenir d’eux non seulement les pensions dues, mais aussi divers coups de main (bricolage, peinture, transport de meubles), de nouveaux entrants de passage enfin qui lui apportent tendresse, soutien moral et matériel. Elle a 31 ans et beaucoup de ressources.

Dring ! Qui va là ? C’est Mamy qui vient nous garder une semaine pour une double varicelle (elle m’avoue aujourd’hui qu’elle a dû elle-même produire un faux certificat médical pour s’absenter de son travail). Elle fera le ménage, le repassage et la cuisine, et tout cela dans ses petits souliers en marchant sur des œufs (et bim, deux expressions consécutives !). Dring ! Qui va là ? « C’est un copain, il s’appelle Hugues, il vient me chercher pour le meeting du PS ». C’est qu’on soutient à fond la campagne de Mitterrand en 1988. Je remettrai même une rose à Lionel Jospin en personne. Dring ! Qui va là ? C’est mon père, dit David. « Ah non ! Celui-là me dégoûte !, il attendra dehors ! » Dring ! Qui va là ? Je suis seule. C’est mon père. Mais j’ai reçu la consigne de ne pas lui ouvrir. Mon père, qui a fait le trajet depuis Brive à cent kilomètres de là, restera à la porte. Je serai inflexible. Lui non, il repartira en me laissant derrière la porte, en larmes tous les deux.

Je peux encore décrire le décor, tracer le plan de l’appartement, faire le portrait-robot de chaque pièce et y placer les meubles aux bons endroits… Il y a du papier-peint des années 1960 dans le salon, et toujours une grande table en bois, ma mère qui fait ses comptes ou qui révise sa sténo, un grand ficus, des papyrus, des fauteuils en osier qui viennent d’un troc, un pouf marocain, deux étagères en pin vernis qui soutiennent des livres, des vinyles et la chaîne hifi. Il y a une petite table en marbre dans la cuisine, des tabourets en métal perforé, du lino jaune pâle. Je partage une chambre avec mon frère, il y a des volets roulants métalliques qui au soir tapissent les murs d’une pluie fine de lumière. Rue de la Conque, quand la porte s’ouvre, ça sent fort un mélange détonnant de Skip/ Vigor/ Cif/ Javel, on pourrait manger par terre.

Dans cet appartement, il y a quelques moments sombres, des épisodes banals d’enfants ordinaires (vomis, pipis, sable dans les chaussures, objets qui se cassent, coin de papier peint qui se décolle, rayures sur la commode anglaise…) qui, sous les cris et les coups, se transforment en cauchemars et aboutissent à des privations finalement répétitives et ennuyeuses. Il y a aussi des moments lumineux associés à de la musique, comme quand ma mère se lève soudain de table, entraînant mon frère dans ses bras pour danser sur du Dire Straits, du Bowie ou sur « Avec mon cœur de Rockeur » de Julien Clerc ; comme cette fois où, laissée seule, je m’abandonne dans une danse endiablée en écoutant « Les murs de poussière », de Francis Cabrel. L’appartement de la rue de la Conque a longtemps été celui où j’ai passé le plus de temps : quatre ans et demi, de 7 à 11 ans, cette période que les psys appellent « l’âge pur » en raison des sentiments dénués de toute hypocrisie qui s’expriment pour la première et dernière fois. Ce n’est plus la petite enfance, ce n’est pas encore l’adolescence, c’est l’enfance. La seule qu’on ait. Je veux bien croire les professionnels, mais je demande consciemment à vivre « en pureté » plus longtemps. A 12 ans, je fais le serment que je chercherai toujours la vérité, et que je bannirai le mensonge. Ce n’est pas un caractère, c’est un principe.

L’appartement de Limoges, c’est le lieu d’exécution des menaces proférées sur le chemin du retour, au moment de remettre son manteau, ou dans la voiture : « Tu vas voir à la maison, tu auras (c’est selon) une gifle/des coups de ceinture/pas de repas ! ». Les larmes perlent à mes yeux. Je regarde par la fenêtre, le paysage qui défile berce mon chagrin, le soir tombe, il y a des embouteillages, le trajet se prolonge, et je finis par oublier. A la fois la bêtise et la menace. Elle se gare, nous sortons sans un mot, elle ouvre la porte, nous entrons, elle la referme, se retourne et bam ! La gifle me renverse, c’est que je l’avais oubliée celle-là, c’est idiot je ne suis même plus capable de dire à quel forfait elle correspond.

Quand le 25 décembre 1989 elle part en me laissant sur les marches de l’immeuble avec un sac de sport, je ne comprend pas encore ce qui m’arrive. Dans le sac, elle a fourré tout ce qu’elle a compté avoir acheté avec la pension de mon père, mais pas le reste. J’emménage avec lui, mais cela se fait en plusieurs fois, en un mois de janvier un peu haché où je manque quelques jours de collège. Ma mère restera encore six mois à Limoges, puis nous prendra tous de court en déménageant à Villepinte dans l’été. Inutile de dire que j’ai laissé là plein de choses que j’ai oubliées maintenant. Un jour, elle m’a rendu les cartes postales qui m’étaient adressées, et notamment celles de mon père, et très tard, la vingtaine passée, j’ai reçu un jour par la poste un carton contenant mes cahiers de CP Freinet.

5. Violence.s

Je dois admettre que je n’ai pas de souvenirs de violence avant l’arrivée de mon frère. Jusqu’à mes 5 ans. Malgré tout ce que j’avais dû voir depuis ma naissance, je me sentais plutôt en sécurité et libre de faire certaines bêtises sans crainte du pire.

Mon père m’a donné quelques gifles, mémorables car elles furent rares. Un jour, je suis dans ma chambre en Algérie. Je dois avoir 4 ou 5 ans. Je joue et soudain j’ai une envie pressante. Mais au lieu de prendre le chemin des toilettes, j’avise une carte postale que j’ai reçue quelques jours auparavant. Je m’accroupis et la positionne côté écriture (faudrait pas gâcher l’image) de manière à ce qu’elle forme une coupelle sous mes fesses. Je me libère enfin copieusement, espérant sans doute que le liquide curieusement tiède soit absorbé par le papier ou retenu par les bords. Je reçois une belle gifle.

Une autre fois, je me mets derrière lui pour l’imiter en train de prier, il finit l’air de rien ses prières, se retourne et m’en colle une. Quel âge pouvais-je avoir ? 7 ou 8 ans, pas davantage. Je suis rouge de honte devant tant d’injustice. Je reçois la dernière gifle de mon père à l’âge de 11 ans lorsque je lui dis, pure provocation car il ne le mérite pas au moment où je le dis, mais la phrase m’a été soufflée par ma mère : « Tu es chiant ! ». Il est surpris et je répète les mots, bien en face : « Tu es chiant ! ».

Main adulte

Pour ce qui concerne ma mère, c’est une autre histoire. Entre 5 et 11 ans, je ne compte pas les gifles ni les coups de ceinture sur les cuisses, égrenés à haute voix jusqu’à 20. Pour quelle raison ? Pour un oui, pour un non, parce qu’un jour je donne un coup de ciseaux dans mes bottes, j’ai 5 ans, parce qu’elle me trouve assise sur le lavabo, parce que je fais sauter les plombs en reproduisant sur le 220 V une petite expérience de l’école, parce que je pleure quand elle me démêle les cheveux… Ma mère me mord le bras un jour en hurlant que je suis une teigne, ma mère me grimpe dessus, me tire les cheveux, hors d’elle, et hurle : « Je vais te tuer ! Je vais te tuer ! ». Je me cache quand je vais aux toilettes à l’école, je montre une fois mes traces de coups à ma grand-mère. On est aux Galeries Lafayette, elle me fait essayer des vêtements. C’est la seule personne à qui j’en ai parlé.

Mais le plus dur, c’est cette atmosphère d’intrusion, de violation permanente, de menace et de brimades. Je comprends aujourd’hui que c’était la honte qui lui faisait faire cela. Il fallait être parfait. Il fallait que rien ne transpire. Il fallait que je sois mieux que les autres.

Gifle

Un Noël chez ma tante, j’ai 6 ans et demi, j’ai montré à tout le monde que je savais lire, ma mère est fière, j’erre près du sapin où les cadeaux sont déjà disposés, les adultes sont encore à table, je m’ennuie vaguement. J’avise un petit paquet qui ne m’est pas destiné. Je décolle le papier, ouvre et découvre une botte en plastique rouge avec une balle dedans. Je suis subjuguée et la curiosité prend le dessus. Je sors le jouet de l’emballage et commence à y jouer. Une fois la balle insérée dans la botte, il faut presser. La balle jaillit vers le haut et il ne reste plus qu’à la rattraper. Je ne joue pas très longtemps. Le lendemain, au matin, on me questionne sur ce cadeau déjà ouvert destiné à mon petit cousin. Je ne sais rien, non, ce n’est pas moi. Quelques jours plus tard, ma grand-mère appelle à la maison. Me questionne-t-elle à nouveau ? Je ne sais pas, mais je lui confie mon forfait. Ma mère reprend le téléphone. Je retourne jouer, je suis dans mes petits souliers. La conversation terminée, elle entre dans ma chambre et déclare que puisque j’ouvre les cadeaux des autres, je n’aurai plus de jouets.

On dit souvent qu’il ne faut pas menacer un enfant de punitions hallucinantes sous peine de devoir se contredire et de passer pour quelqu’un qui ne tient pas ses promesses. Ma mère tient ses promesses.

Elle se saisit de deux grands sacs poubelles (bleus, je m’en souviens encore !) et y jette tous mes jouets, mes peluches, mes robes d’Algérie avec lesquelles je me déguise et invente des histoires. Je ne les ai jamais revus. Elle n’a conservé que ce qu’elle avait elle-même acheté, quelques jouets éducatifs, des planches de carton à coudre et des puzzles, sans doute. J’ai 6 ans et demi, et depuis je ne sais plus jouer, je suis incapable de jouer.

Un matin de cette même année, je pleure parce qu’elle me fait mal quand elle me peigne les cheveux. C’est vrai que j’ai de beaux cheveux, tout le monde m’en fait compliment, les inconnues dans la rue, les vendeuses des magasins, les maîtresses d’école… Mais ils sont longs, fins et bouclés. Durs à peigner. Lasse, elle me dit d’aller à l’école toute seule. Je suis dans tous mes états, je pleure et tremble, avec mon cartable Tann’s bordeaux, je descends l’escalier et me retrouve dans la rue. Mais l’école est à plus d’un kilomètre et je ne sais pas comment y aller. Une voisine du premier, que je ne connais pas, ouvre sa fenêtre et me demande ce qui se passe, une petite fille qui pleure toute seule dans la rue, ça éveille la curiosité. Je lui dis que je suis triste. Je lève les yeux et aperçois le visage de ma mère à la fenêtre du 3e étage. Elle tend son doigt vers moi et me fait signe de remonter. En arrivant à la maison, elle me débarrasse de mon cartable, me frappe des deux mains et me met sous la douche tout habillée.

Des années plus tard, toujours à cause de ma chevelure, ma mère perd la tête un matin. Elle attrape les ciseaux et me coupe à mi-hauteur une grosse mèche de cheveux. La question de la maîtresse restera sans réponse. Je ne peux pas me cacher la tête, mais je sais bien dissimuler. Et qui ne veut pas d’histoires évite de percer la surface.

Les brimades étaient courantes, c’est une forme de violence plus insidieuse. En 4 ans, je ne suis allée qu’une fois passer un après-midi chez une camarade de classe, j’ai aussi manqué de très nombreuses sorties du weekend avec les scouts (une « mauvaise » note reçue un vendredi, et c’était la punition), je n’ai jamais invité qui que ce soit à la maison. Nous n’avions jamais rien à fêter. Je n’ai pas pu continuer le patinage artistique parce qu’avant la deuxième séance, ma mère découvre, alors qu’elle venait de se garer sur le parking, que j’ai oublié de me laver le visage. Je suis privée, avec ou sans mon frère, d’un nombre incalculable de repas avec ordre d’aller au lit. Parfois, elle nous relève et nous sert un verre de lait avec des boudoirs. Parfois un bol de céréales.

Elle a toujours lu tout mon courrier, reçu et envoyé, ainsi que les rares pages de journal intime que je pouvais écrire.

J’ai vu la main de ma mère appuyer sur la tête de mon frère de 3 ans, dans la cuvette des toilettes, pour bien lui faire comprendre où faire ses besoins. J’ai vu ma mère enfoncer dans la bouche de mon frère un de ses slips pleins, un peu pour les mêmes raisons et dans le même thème.

Violence

Le jour de Noël 1989, elle finit par sortir des vêtements de ma commode et les mettre dans un sac, appelle mon père qui est à 100 kilomètres de là, et part avec son copain et mon frère en balade, me laissant dehors sur les escaliers de l’immeuble. C’est presque fini. Elle en a presque fini avec moi, ne veut plus de moi dans sa maison, mais éprouve quelques difficultés à me laisser avec mon père qu’elle juge égoïste, radin, et, me dit-elle, « pédé ». Cela prendra quelques mois encore avant que les choses se mettent en place et que j’aille vivre avec lui.

Quand mon père et moi prenons la N20 qui relie Châteauroux à Brive pour passer un week-end à la campagne, nous passons inexorablement par le Boulevard Vanteaux à Limoges, c’est la route qui veut ça. Mes larmes coulent à chaque fois et je sens sa main qui serre mon cou et j’entends ses soupirs, car il ne dit rien. « C’est la vie, ma mousse. La vie n’est faite que de séparations » …

3. La mère

Ma mère est concernée par cette proposition de poste au Koweït : je ne pourrai plus la voir un week-end sur deux comme je le fais. Elle doit donner son accord. Elle agite tous les fanions possible : jeune fille dans un pays musulman, études de moindre qualité… Tous ces dangers se sont avérés par la suite. Je ne l’écoute pas, je ne veux même pas discuter, il ne s’agit plus de moi et de fignoler les détails de mon avenir, mais plus basiquement de vivre avec l’un de mes deux parents. Et ce sera mon père. Ma mère, lors d’un procès l’année précédente, avait bien répété qu’elle préférait que je vive en foyer plutôt qu’avec lui, puisqu’avec elle ce n’était pas possible. Peine perdue, mon père obtient ma garde et je reste à ses côtés jusqu’à mes 18 ans. Pas un mois de plus.

Monument aux morts de la Deuxième Guerre mondiale, Pulawy, Pologne, ville d’origine de Rudophe Szcz.

Aînée de trois enfants, ma mère, Katerin, naît en plein hiver 1954 d’une mère au foyer de 18 ans et demi et d’un père polonais officiant à la base américaine de… Sa mère, Camille, le trouvait beau, grand et blond, il avait les yeux bleus. Pas une goutte d’alcool à la maison, des dents très entretenues, mais des colères sans nom, et des coups qui pleuvent à tous moments. C’est munie de 5 certificats médicaux pour coups que ma grand-mère divorcera 25 ans plus tard. Rudolphe, le père de ma mère, a décidé de couper les liens avec toute la famille avant ma naissance. Je ne l’ai jamais connu, de même que tous ses petits-enfants. Nous lui avons écrit des lettres, l’un d’entre nous est même allé sonner à sa porte, désireux que nous étions de comprendre et peut-être lever le voile noir qu’il avait jeté sur la destinée de nos parents et dont l’ombre se projetait aussi sur la nôtre.

Katerin est une enfant intelligente. Avec son frère, son cadet de 11 mois, ils se rendent à la gendarmerie pour signaler les maltraitances. Ils sont renvoyés chez eux avec un sermon. Ma grand-mère s’est livrée il y a deux ans lors d’une soirée à la maison, racontant pour la première fois, les humiliations et la terreur dans laquelle elle et ses trois enfants ont vécu pendant de nombreuses années. Nous l’avons enregistrée à son insu. Les coups, les objets brisés. Et cette phrase qu’elle a prononcée à propos de Rudolphe (« En cinq minutes, il changeait du tout au tout et pouvait tout casser dans la maison. ») a résonné dans mon esprit comme s’appliquant également à ma mère.

Les livrets scolaires de ma mère attestent de ses hautes capacités dans tous les domaines, première de sa classe en Première, elle chute ensuite progressivement. Pourquoi ? Nous n’en avons jamais parlé. Repérée pour ses résultats en natation, elle fera partie de l’équipe départementale. Quand j’ai eu onze ans, elle s’en est souvenue et m’a inscrite à la piscine municipale de Limoges pour apprendre à nager.

Ma mère s’est aussi construite contre ses origines sociales. Elle s’est toujours identifiée à ceux qui avaient plus, plus de diplômes, et surtout plus d’argent. Elle a toujours voulu aller plus haut, plus loin, à Paris plutôt qu’en Province, côtoyer des gens d’un milieu plus élevé pour, peut-être, s’en servir le jour venu. Chose que je n’ai jamais été capable de faire. Douée pour repérer les forts en thèmes, elle a lié des relations très éphémères avec des personnes qu’elle a toujours eu honte d’inviter à la maison. Nous ne recevions jamais personne. Je ne sais pas grand-chose de l’enfance de ma mère. Elle détestait sa mère, elle détestait sa sœur, seul son père avait grâce à ses yeux. Malgré sa violence, elle lui trouvait plus de classe, plus de chic. C’est avec sa ceinture qu’elle me frappait.

Elle aimait les garçons. Je ne sais pas si je peux écrire cette phrase, si elle est vraie. Elle aimait que les garçons la trouvent sexy. Elle aimait le sexe. Elle aimait accumuler les hommes, et les jeter. J’en ai vus qui ont pleuré. Il y avait son copain du week-end, son copain du boulot, son copain du parti socialiste, et bien d’autres encore. Ma mère mentait, trichait, arrivait en général à ses fins. Un jour, j’ai 20 ans, et elle me dit : « Dépêche-toi, les hommes, ça ne dure pas. Après 40 ans, la moitié d’entre eux ne bande plus, et l’autre est chauve et bedonnante ». Je ris, elle m’a transmis tant de leçons de vie que je pourrais écrire une série américaine.

Ma mère quitte mon père en plusieurs fois, j’ai un an, deux ans. Elle m’écrit une lettre pour m’expliquer ses départs, j’ai 9 mois. « Nous t’aimons tous les deux. Mais ton papa et ta maman ne peuvent plus vivre ensemble, ils ne s’entendent plus ». J’ai tant pleuré quand j’ai découvert cette lettre que je l’ai enfouie, si loin, si bien, que je ne la retrouve plus quand je la cherche. Je l’ai peut-être confiée à mon père, comme toutes les choses brûlantes de ma vie.

Bilhères, Pyrénées atlantiques

Elle part au Maroc (nous étions à l’époque en Algérie) et rencontre Serge, un étudiant en biologie de l’Université de Bordeaux. Ils décident de vivre ensemble près de l’endroit où Serge a sa première affectation, à l’observatoire de Gabas, à Bilhères, dans les Pyrénées atlantiques. Je les rejoins pour mes trois ans. Serge boit de la bière, fume des roulées, mange des steaks crus et crame les frelons avec une allumette. Il me fait peur. Je fais des cauchemars. Ma mère tombe enceinte et David, mon petit frère, naît à Pau. J’ai presque cinq ans. Deux ans plus tard, une nuit de la fin août, ma mère emprunte un camion au copain de sa sœur. Nous ne déménageons pas, nous nous enfuyons. Elle a 31 ans et deux enfants. C’est tout ce qu’elle a. Elle part, donc nous partons. Vers Limoges. Chez sa sœur où nous serons hébergés quelques jours, elle montre toute sa puissance de femme forte et intelligente à l’extrême : trouver une école pour moi, elle se renseigne, ce sera une bonne école, avec des enfants de notables, un logement… l’idée de vivre chez sa sœur plus longtemps est une souffrance – ce sera un foyer de femmes pendant un mois, puis une HLM rue de la Conque, trouver une formation de secrétaire pour elle – je la revois encore s’exercer à la sténo le soir, et cette image est associée pour l’éternité aux papyrus qui se balançaient dans le salon -, trouver une nourrice pour mon frère, passer son permis… Je la ressens comme si c’était moi dans ces moments-là où tout est à construire, ces moments de retournement où trouver des ressources me semble toujours possible. Elle m’a appris à ne pas me contenter d’une vie tiède, m’a donné la force de reconstruire, l’aplomb de me défendre. J’ai envie de pleurer quand je pense à cette période. Mon frère est venu à Limoges avec toutes ses angoisses, ses bronchites et son eczéma. Je ne pense pas que ma mère est forte. Je pense surtout : ne pas poser de questions. Mais avancer, avancer avec elle, parce que les enfants n’ont pas le choix. Parce que mon père était en Algérie, parce que « tout le monde savait qu’elle était violente, mais on ne voulait pas d’histoires ». Un soir, j’entends ma tante Nancy se plaindre au téléphone (à qui ? à sa mère ?) de notre présence chez elle. Je rapporte ces bribes de conversation à ma mère, ce qui a pour effet de l’énergiser encore plus. Nous n’attendrons pas qu’une HLM se libère pour partir. Nous déménageons dans un foyer pour femmes. Mon frère est dans un lit parapluie. Nous mangeons nos repas au réfectoire. Il y a de la purée servie dans des plateaux alvéolés. Je suis fascinée. Une femme voyant mes beaux cheveux me dit de donner mes 100 coups de brosse matin et soir pour les garder brillants. Ce conseil de sorcière hante encore aujourd’hui mon esprit. Ma mère ne sociabilise pas, elle lutte. Mon frère apprend à vivre sans tétine, il pleure beaucoup. Il tousse gras comme un vieux fumeur. Il y aura toujours une ordonnance et deux ou trois boîtes de médicaments, un aérosol, dans la petite panière sur la table de la cuisine. Moi je suis en CE1. Je m’ennuie. Et je me fais taper à chaque récréation.

Opel Kadett

Ma mère se trouve assez rapidement un travail de standardiste au Conseil Régional du Limousin. Elle passe son permis et achète une vieille Opel Kadett orange ayant appartenu à des vieux, elle doit la « dérouiller » car elle n’a jamais roulé à plus de 50 km/h. Puis, elle passera secrétaire. Plus qu’un petit moment avant d’être titularisée. Cela soulagerait sa mère. Soudain, elle coupe les liens avec sa sœur, puis avec sa mère, nous isolant encore un peu plus.

Katerin n’est pas Monsieur Bovary et a d’autres rêves que de passer toute sa vie à Limoges, entourée de « beaufs » et de secrétaires, près d’une sœur qu’elle accuse de l’imiter et de provinciaux qu’elle hait, petites vies, petites ambitions, mesquineries… Elle veut monter à Paris, et faire un travail à la hauteur de ses compétences. Elle trouvera, dans une entreprise de Seine Saint Denis, les faisant déménager mon frère et elle, d’abord à Villepinte, puis, plus tard, à Guyancourt. Secrétaire de Direction pour une grosse boîte d’imprimantes, elle travaillera à la Défense, puis en Suisse. J’ai perdu sa trace à Colomiers, près de Toulouse, où elle remplissait des missions d’intérim.

Ma mère a toujours souffert de son dos. Quand elle a dû se faire opérer, elle s’est rapprochée de moi quelques temps. A Paris, rue de Turin, je lui ai apporté une serviette et quelques magazines. Je ne l’ai plus jamais revue.