Sublimation

« Mais alors, c’est comme si tu habitais chez elle ?!
– Oui, je sais… Je pense que c’était dû à la différence de salaire, même si elle ne voulait jamais que cela rentre en ligne de compte dans notre quotidien. »

Depuis que je n’ai plus écrit.

Tout a commencé quand je me suis rendu compte que j’étais amoureuse. Amoureuse d’une autre femme. Sans m’être dit une seule fois que c’était fini, sans lui avoir dit une seule fois que cela ne pouvait plus continuer. Douze ans. Je suis tombée amoureuse très, très fort, comme une adolescente. C’était une catastrophe. Et des gloussements de bonheur et des tourments et des nuits sans sommeil et une perte de conscience du temps et des autres telle que j’avais la sensation de flotter tout le temps. Comme si mon cœur s’étirait, s’étirait pour embrasser toutes mes amours, et que les contours de ma vie devenaient flous, et que je ne remontais plus jamais à la surface pour ôter mon masque. Tout en moi s’est élargi.

Dans mon souvenir, il n’y a pas eu de discussion. J’ai avoué. On m’a demandé de choisir. J’ai refusé d’abandonner. C’était stéréotypique, binaire, et très violent. Depuis, j’ai déménagé deux fois.

Mon envie d’écrire s’éveille de nouveau depuis une ou deux semaines. C’est possible, c’est possible de l’écrire !

23. Lycée Renoir (Limoges, sept.-déc. 1989)

Lycée Renoir, 1992 - Par Frédérique Voisin-Demery —

Après les vacances d’été commence une nouvelle vie. J’ai 11 ans et je vais au Lycée Auguste Renoir, un immense établissement polyvalent qui se trouve à deux pas de chez moi. J’intègre la 6ème 1, la première d’une longue série de 6èmes.

Nous sommes appelés classe par classe à l’aide d’un porte-voix. Je sais que Sandra est quelque part, et même Marion et Alexandre, mais ils ne sont pas avec moi. Mon père a « gagné » pour le choix de la première langue vivante, ce sera l’allemand, une langue déjà mal-aimée qui me sépare des autres, et un choix que je m’efforce d’agréer ; ce n’est pas difficile, on me l’a bien vendue. Avec les copains, nous nous croisons sans avoir le temps de nous parler, nos récréations ne se déroulent pas dans les mêmes cours ni au même moment. Le midi, on pourrait, mais c’est trop grand, on peine à se retrouver. On a aussi soif de nouvelles têtes. Ce lycée est une ville dans la ville, avec ses 1800 élèves. Dans la cour, il y a de jeunes majeurs vêtus de grosses vestes Levi’s avec « col fourrure mouton » qui tirent sur leurs clopes. « Qu’est-ce qu’ils sont p’tits les sixièmes cette année ! » entend-on dans les couloirs. Petits et immatures : à défaut de s’enfumer, on préfère ramasser des bogues de marronniers pour se les jeter dessus d’une cour à l’autre. Cela fait mal, c’est très grisant, mais cela ne dure pas. Les pions et les profs sont sévères, et j’ai envie d’être bien vue. Pour la première fois, je décide consciemment de m’y mettre et d’arrêter le dilettantisme.

Notre prof d’Hist-Géo réussit à terroriser les 32 élèves que nous sommes grâce à un odieux subterfuge. L’un d’entre nous laisse échapper un hoquet, elle hurle : « Qui a le hoquet ? » On est trop abasourdis pour répondre. « J’ai demandé : qui a le hoquet ?! Vous répondez ou vous avez une punition générale ! » Un garçon lève la main. « Votre nom ? Si je vous entends encore une fois … (et elle ne dit que le nom de famille!), vous êtes viré ! » Le silence s’épaissit, angoissé et haineux à la fois. Elle attend la dernière minute du cours pour nous expliquer que la peur est l’un des moyens de faire partir le hoquet, et que la preuve, hein… Le moyen de faire avaler beaucoup de couleuvres aussi.

Le prof de mathématiques me met K. O. dès la première semaine avec son cours sur les ensembles. Il trace des pommes de terre au tableau, au début c’est donc vraiment à ma portée. Ensuite, quand il ajoute d’une écriture de médecin quelques lettres grecques aux formes intéressantes, je me dis que ça va le faire, j’aime bien les codes secrets. Mais au bout de trois tubercules remplies de lignes de codes, je perds l’entendement. J’essaie de me raccrocher à ce qui est écrit en lettres romanes et que je devrais comprendre : par exemple le mot « réel », je le connais celui-là, mais posé comme ça sur ce tableau il ne correspond à rien de réel… C’est trop abstrait pour moi, je n’ai pas « l’esprit mathématique » et je lâche les derniers brins de sapin auxquels je pendais encore – dans le vide. Ce sera pour une autre fois, je ne suis pas prête. Et je préfère encore les cours d’athlétisme aux mathématiques, même quand on nous fait courir 45 minutes sur l’herbe givrée. D’ailleurs, à cette époque, plus c’est contraignant, plus je réponds positivement (voir Scouts).

Pendant qu’à la maison les soirées se passent de plus en plus mal (voir Violence.s), je me fais élire déléguée de classe (sur une idée de ma mère) et j’inaugure avec Vincent V. une sorte de stratégie de drague minimaliste que je tire de je ne sais où, sans doute aussi d’elle. Vincent est le plus petit de la classe (ou sommes-nous à égalité ?), ce qui ne l’empêche pas d’être très chic : il a une jolie raie sur le côté, ambiance catalogue 3 Suisse enfants (les pages « Mariages & Baptême »), et surtout il obtient les meilleures notes en tout, ce qui me le rend irrésistible.

Mais hélas, je découvre à peine que j’ai des pouvoirs magiques avec mes quinquets que je dois partir brusquement, sans avoir eu le temps de m’y préparer (voir Mère). Je me débrouille tout de même pour lui faire passer un message par une copine (par lettre postale) : je lui donne rendez-vous un mois plus tard dans le hall du Lycée. Limoges se situe sur la N20, entre Châteauroux, ma nouvelle résidence, et Brive, où nous descendons un weekend sur deux. Mon père accepte de me déposer devant le lycée et de m’attendre dans la voiture. Comme je ne suis plus inscrite, je n’ai plus l’autorisation de franchir les secondes portes de l’établissement, et lui n’a pas le droit d’en sortir. Il arrive, c’est lui, Vincent. Il s’est fait très beau. Je suis intimidée. Le type de la loge nous observe. Il passe ses bras autour de mon cou et m’accroche une chaîne plaquée or avec un cœur, il dépose un baiser sur mes lèvres. Nous ne nous disons rien, nous nous séparons au ralenti, comme dans les films. Adieu.

Je retourne à la voiture, dévastée. Je n’exagère pas. Mon père, tout en conduisant, me pince la nuque (je comprends que c’est une sorte de « câlin ») et affiche une grimace de compassion. J’ai mis des années avant de revenir à Limoges. Il m’a fallu un paquet de boucliers pour « ne plus flancher à Limoges ».

(Photo : Frédérique Voisin-Demery)

7. Le frère

Mon frère naît à l’été 1983. J’ai presque 5 ans et on m’a mise en « vacances », en attente, pourrait-on dire, à Hendaye, dans la famille de son père. Je n’ai aucun souvenir du jour où on me le présente. C’est mon demi-frère, mais l’un comme l’autre, nous décidons de ne pas abuser de cette expression réductrice. Il porte également un prénom composé : David-Samuel, dit Dav’s pour son père, P’tit Da pour le mien et Dav’ pour moi. C’est un enfant aux sourcils et à la tignasse fournis. J’ignore pour quelle raison il est ainsi stigmatisé « ancien testament ». Nul n’est juif chez nous et son père ne l’est pas non plus. C’est un « petit Serge », dit ma grand-mère en le redécouvrant à l’âge de deux ans. Cette comparaison avec son père, un an après la séparation, rendra ma mère furieuse et comptera au nombre de ses rancunes tenaces. J’ai donc un frère : une boule marbrée qui tousse gras, que l’on baigne dans du permanganate, que l’on nourrit aux antibiotiques puis à l’homéopathie. Asthmatique, gringalet, agité, provocateur… Les souvenirs que j’ai de mon frère petit évoquent son inadéquation avec le monde. Maladroit, il bénéficie pendant plusieurs années de rééducation au CMP de Limoges. A l’école, une classe d’adaptation est proposée à l’issue de la maternelle. C’est un succès : il apprend à lire et écrire merveilleusement bien. Fort de ce succès, il est réintégré dans une classe ordinaire ; il sera toujours à la ramasse. Mais je ne sais plus ce qu’il en est parce que, déjà, je n’habite plus avec lui. Il a 6 ans et je ne sais plus rien de ses jeux, de ses envies, de ses amitiés, de ses colères et tristesses. Ce que j’apprends de la bouche de ma mère, ce sont plutôt ses échecs, ses problèmes et les soucis qu’il cause. « Ton frère a cassé la portière de la voiture. » « Je viens de découvrir que ton frère jette depuis longtemps ses assiettes de salade de tomate par le balcon. » « Ton frère a joué aux billes en visant la télé, il y a une grande fissure en travers de l’écran. » Je m’émerveille de ces bêtises, pour certaines gigantesques. Je me dis même qu’il le fait exprès, parce que, quand même, vu la mère qu’on a… Mais il est souvent livré à lui-même. Notre mère travaille maintenant à la Défense et mon frère reste de longues heures seul à la maison. Il a un copain ou deux. Mais sinon, il est surnommé « Miel pops » par ses camarades à cause de ses oreilles cireuses, ou « David le con », par assonance avec son nom de famille.

Je commence à considérer mon frère quand il devient intéressant pour la grande fille que je suis, vers deux ans environ. Nous commençons à jouer ensemble, je lui lis des histoires, on chante, on rigole.

Chaque fois que nous nous sommes revus après, et pendant toute notre adolescence, nous avons crevé la distance par un corps-à-corps ritualisé, un passage absolument nécessaire pour désamorcer toutes nos craintes et nous reconnaître de nouveau comme frère et sœur. Nous nous voyons peu souvent, surtout à partir du moment où mon père et moi déménageons au Koweït. D’ailleurs ce déplacement à des milliers de kilomètres marque le début de la fin de notre relation. Je ne peux plus le protéger dans cette période difficile. Mais je ne le veux pas non plus. Moi d’abord. M’en sortir. Chacun son histoire.

Tout le monde constate qu’il grandit lentement. Enfant, il traverse une longue période de « touche-zizi » et descend son pantalon à tout bout-de-champ pour montrer son petit oiseau. En 1988, au bureau de vote où ma mère participe au dépouillement de l’élection présidentielle, mon frère n’a de cesse de mettre la main dans son slip. Un vieux débile lui lance : tu arrêtes ou je te le coupe ?!, ce qui le laisse pantois, les yeux écarquillés de frayeur. A 6 ans, il faudra encore se fâcher pour qu’il remonte son pantalon dans la rue. Ivre, totalement ivre d’un drôle de rire.

Un peu plus tard, ma mère lui fait consulter des médecins. Elle prend toute la responsabilités de ces prises en charge, parce que son père n’est pas d’accord. Il pense que tous les problèmes de David viennent de son environnement. Elle a un peu raison, et lui aussi : qui de l’œuf ou de la poule ? Qu’est-ce qui ralentit la croissance ? Qu’est-ce qui provoque asthme et eczéma ? Qu’est-ce qui influence le cerveau de manière durable, voire définitive ? A l’école, dans les classes ordinaires, il sombre, mais tient tout de même la barre jusqu’en Troisième. Après, ce sera un BEP boulangerie. Il échoue. Il ne sait pas faire son nœud de tablier dans le dos. Il recommence. Il échoue à nouveau : il ne se présente même pas à l’examen théorique. L’adolescence s’en mêle. Rémunéré pendant ses périodes d’apprentissage, il dilapide l’argent en chaussures de sport. Finalement, dans un lycée privé, il obtient une formation en force de vente. Il a été longtemps caissier chez Carrefour Market, au centre de Bordeaux.

Ses collègues de travail ignorent sans doute tout de son parcours. A l’adolescence, on lui injecte des hormones de croissance. Sa moustache pousse. Le résultat n’est pas totalement à la hauteur de ses attentes. Il déclenche la maladie de Crohn.

Très sensible à la musique, ma mère l’inscrit au conservatoire dès le CP. Un après-midi, ma mère le surprend dans la cour en train de jouer au foot avec son sac à dos, celui qui contient son lecteur-enregistreur à cassettes. Un an plus tard, il choisit l’alto et en jouera pendant quelques années, jusqu’au jour où il s’assoit sur son instrument (de location). D’après son père, il aurait fallu des cours de piano pour le contraindre à l’immobilité. En tous les cas, il aime chanter et adore Renaud. J’ai une cassette que mon frère a enregistrée un après-midi. Il a environ 11 ans et s’ennuie.

A 12 ans, il dit à ma mère qu’il ne veut plus vivre avec elle, mais avec son père. Je suis jalouse de son courage. Il a été franc, il a osé dire ce qu’il voulait vraiment. C’est que moi, je ne voulais pas particulièrement vivre avec mon père. Disons que ça ne m’est pas venu. Je pensais plutôt à la fuite et à l’école buissonnière, mais vivre avec mon père, l’idée ne m’a pas effleurée. Et alors ? Il lui a dit, et elle a été d’accord.

Avec son père, il a le droit de tout faire. Enfin non, pas tout. Il aura le droit plus tard : « A 18 ans, tu feras ce que tu veux », lui répète Serge qui préfère être appelé par son prénom que « papa ». A 18 ans, mon frère fume et boit, il a bien attendu, c’est juste, non ? En tout cas, avec son père, très progressivement, il n’a plus ni asthme ni eczéma.