A Gaza, je vis essentiellement seule. Encore plus seule que seule, si c’est possible. Comme si tu pliais une personne en trois dans le sens de la largeur pour qu’elle glisse telle une paille dans une bouteille de matelot. Je suis seule, mais… je marche ! Je peux marcher !! Cela paraît anodin, mais c’est un privilège après ces trois années « Tempête du désert » sponsorisées par Chevrolet.
Je vais ainsi à pieds au Centre culturel passer quelques heures par semaine. Je m’assois sur une chaise en plastique dans le jardin : je reste très effacée, je ne dois rien dire qui puisse entraver le travail et la réputation de mon père. Il me faut préciser que je suis tellement en colère d’exister en l’état et d’être aussi peu considérée que je suis souvent au bord de la crise de nerfs. Le Directeur, mon père, organise grâce à un lecteur de VHS et un rétroprojecteur un ciné-club hebdomadaire très prisé. J’en suis, bien sûr. En tant que fille de mon père. Je n’ai pas connaissance d’un(e) autre adolescent(e) qui soit dans mon cas dans cette ville. Bien sûr, nous avons pensé à l’internat à Jérusalem, mais bien trop tard. Alors je n’ai pas le choix, je dois m’inscrire aux cours par correspondance et passer mon baccalauréat en candidate libre : cette année, je n’irai pas à l’école.

En comparaison avec un jeune d’aujourd’hui qui va au lycée et continue de discuter avec ses copains sur son smartphone, mon univers au même âge est désertique. J’entends le mot « Internet » pour la première fois cette année-là quand les services de presse des consulats commencent à recevoir des dépêches sous cette forme. Les tout premiers geeks de 1995 sont en émoi, mais pour notre part, nous n’avons même pas le téléphone, alors Internet… Pas d’adresse, pas de boîte aux lettres, pas de bras, pas de chocolat, il faudra compter sur la bonne volonté de ceux qui traversent le check-point d’Erez pour faire vivre ce flux postal entre Lyse et moi. Pour les autres courriers, c’est toujours la valise diplo, à Jéru. D’ailleurs, notre présence à tous (cinq ou six Français) dans la Bande de Gaza en 1995 est complètement fictive : en effet, lorsque nous passons les interrogatoires de Ben Gourion pour sortir du pays, nous devons nous inventer une deuxième vie, avec une adresse à Jérusalem, des amis israéliens (mais surtout pas des local people, comme disent les renseignements israéliens, avouant par là qu’ils ne sont pas eux-mêmes les local people !), et une liste de rues fantaisistes où nous aurions nos habitudes. A la fin de leur mission, nos jeunes coopérants des Territoires occupés et de Gaza ont décidé de se présenter ensemble et sans fard à l’aéroport, une provocation qui leur a coûté d’être amenés à l’avion en jeep kaki et conduit à leur siège in extremis (pour les plus chanceux) entre deux militaires, les autres ont dû se représenter le jour suivant.
Comme dans tous les pays musulmans, le weekend à Gaza est le jeudi et le vendredi. Mais à 70 kilomètres de là, à Jérusalem, il commence le vendredi avec Shabbat. Par contre, au Quai d’Orsay, c’est le samedi, dimanche. Mon père, qui travaille à la fois avec Jérusalem et Paris, consacre 60 heures par semaine à ses occupations professionnelles. Je le vois peu, c’est un fait. Je sors parfois pour acheter des paquets de Marlboro (les Chesterfields sont introuvables). Je fume sur la terrasse, une « ploque » toutes les deux heures. Face à un petit terrain vague sablonneux (dans lequel je fais mes exercices de lancer de poids avec un haltère de mon père, hilarant), je fume et suis tellement dans mes pensées que je tiens un carnet de « Réflexions ploquiennes ». Je potasse mes cours, je lis, je fume, j’écris, j’écoute de la musique. Et quand j’ai fini, je recommence. Mais j’aime et suis aimée. Le temps, passe plus vite, c’est un ordre.

En plus des cours obligatoires, j’ai pris une option Arabe pour ne pas perdre ce que j’ai pu apprendre au Koweït. Mon père, plein de sollicitude, embauche une prof qui vient une fois par semaine m’aider dans cet apprentissage. Elle est algérienne, et m’émeut énormément. Je lui parle à mots couverts de ma solitude et de cette passion qui me dévore, je craque même. Je me rends compte que quand elle est là, j’ai envie d’avoir une maman. Elle m’emmène dans sa voiture faire un tour sur la route de la côte. Il fait presque nuit, comme tous les soirs dès 18 heures. Les larmes coulent sur mes joues. Je regarde la mer. A Gaza, il y a plusieurs camps de réfugiés. Ceux qui sont près de la mer ont un taux de suicide très inférieur à ceux qui sont dans les terres – C.Q.F.D.
Au fond de moi, je voudrais avoir le contrôle sur ma vie. Je voudrais par exemple aller me promener sur la plage qui est à deux pas, prendre des photos, et, dans cette optique, je demande un vélo pour Noël. Je fais deux sorties avec, mais on me regarde trop, on me crie dessus, des enfants me poursuivent et me jettent des gravillons. On me prend peut-être pour une Juive, alors que je ne suis pas catholique. Je ne sais même pas si on m’insulte parce que je fais du vélo ou parce que je suis aussi blanche que l’ennemie. Le vélo restera parqué dans la troisième chambre.
Je n’investis ni cette ville ni cette maison, ni ne m’engage véritablement dans une amitié avec l’un des étudiants du Centre. Je n’y suis que de passage. Je compte les jours comme Albertine Sarrasin à la Citadelle de Doullens et me concentre sur ce qui me nourrit : les cours, l’amour, les livres, la musique. Je ne cuisine rien, et d’ailleurs je ne sais rien faire d’autre que des pâtes. J’ignore encore comment faire passer la pomme de terre de crue à cuite (la mère de Lyse ne le sait pas, parce que je n’ai pas osé le lui dire, que c’est par elle que je l’apprendrai). Étrangement, je n’ai pas le souvenir que nous ayons mangé dans cette maison. Nous nous rendons souvent à La Mirage, un grand restaurant près de la mer où de vieilles Palestiniennes chrétiennes fument des cigarettes, ou bien mon père revient du travail avec du Take away. Nous n’allons jamais dans la salle à manger qui prend la poussière, enfin si, moi j’y vais, pour repasser. Il n’y a pas grand monde à recevoir, hormis, quelques semaines par an, les nouveaux coopérants que nous hébergeons dans la troisième chambre, de jeunes hommes issus le plus souvent de Sciences-Politiques qui viennent faire leur service civique à Gaza pour un an ou deux. Et puis parfois un journaliste fait une halte chez nous. L’un d’eux, Olivier Weber, après une discussion où je me sens considérée, m’envoie de France L’Amour, la solitude de Comte-Sponville que je lis avidement un peu plus tard, à l’âge où j’ai besoin très exactement de ces mots.
Pour quitter la Bande de Gaza par le nord, il faut passer par un check-point. Au sud aussi d’ailleurs, cela ne se voit pas sur les cartes, mais Israël s’est adjugé une bande de terre entre la Bande de Gaza et le Sinaï, en Egypte. Qu’est-ce qu’un check-point ? Ici, c’est une frontière, où nous passons tour à tour par les douanes palestiniennes et israéliennes. Il y a des chicanes d’un côté et des herses de l’autre. Contrôle des passeports, des véhicules, des bagages, parfois des personnes. Nous parlons peu, il faut que cela passe. Un soldat s’occupe de nous, puis c’est un autre, et encore un autre, peut-être une femme, lunettes de soleil sur le front, c’est la routine pour tout le monde. Les jeunes recrues ou les plus radicales sont mutées au poste-frontière de Gaza. Il fait chaud, l’ombre est brûlante sous les auvents de taule, le miroir d’inspection scintille sous le véhicule et le soleil tape sur les canons des fusils mitrailleurs. On peut y passer trente minutes ou deux heures, c’est selon.
Après, c’est la route d’Erez, bordée d’orangers, puis l’autoroute. Nous filons vers Jérusalem ou Tel Aviv. Je peux dire sans me tromper qu’en quelques mois, j’ai bel et bien vu Bethléem, Jéricho, le Saint-Sépulcre avec le tombeau de Jésus, la Mer morte, le Mont Moïse, le buisson ardent au monastère Sainte-Catherine, le Tombeau des Patriarches, l’esplanade des Mosquées, le couvent Saint Jean du Désert où j’ai assisté à la messe orthodoxe de Pâques, et le Mont des Oliviers. Je ne suis pas croyante (je me dis « agnostique » pour ne pas me mettre en difficulté dans les conversations) et je regarde sans émotion ces « monuments » des trois religions monothéistes. Et puis, je ne suis pas vraiment là, pas du tout en « pleine conscience », comme on dit aujourd’hui. Je flotte un peu. Tout m’est égal. Quand je suis en-dehors de Gaza, j’ai du mal à supporter de ne pas être avec elle, même si je suis incapable d’exprimer mes besoins clairement.
Sur la route de Jérusalem, je regarde les paysages, fascinée par le processus de colonisation dont j’observe les saignées dans le paysage (sillons de bulldozers Caterpillar en activité, collines éventrées, lotissements gardés par des miradors, accaparement de l’eau pour les colons et leurs cultures, présence militaire outrancière autour de la vieille ville). Porte de Damas, je lève les yeux entre deux marchands qui m’apostrophent et vois les fusils des soldats de Tsahal pointés dans notre direction. Les fusils sont partout, dans les rues, les cafés, les abribus.
Quand nous roulons vers Tel Aviv, je me détends un peu, car je ne vais pas dans sa direction à elle, et je pense à la pile de CDs que je vais choisir à Tower Records et à l’impression familière de « shopping à l’occidentale » que promet le Dizengoff, sans vraiment l’égaler. Tel Aviv est une ville cosmopolite qui me fait envie, on peut s’y perdre et se reconstruire incognito. J’aime les grandes villes, les grands boulevards. Pour la première fois de ma vie, en Israël, je ressens ce que c’est que de « ne pas être », d’être rejetée, voire même inexistante, foutue : je ne suis pas juive. Et en plus j’habite dans un endroit qu’il ne faut pas nommer. « Where do you live ? – In Gaza ! – Where ? – In Gaza strip ! – Where is that ? – In Palestine ! – No, Palestine does not exist ! And Palestinian do not exist ! » Bon, d’accord, très bien. A Gaza, on me prend souvent pour une Jordanienne. A Tel Aviv on m’ignore, c’est bien aussi. J’ai à la fois un grand désir de transparence et de reconnaissance. Qu’on ignore ce que j’ai le droit de montrer et qu’on m’écoute vraiment.
Encore une fois, comme je ne peux agir sur les contraintes que je subis, je change de point de vue et décide de trouver du charme au mystère. C’est une manière de m’adapter, de m’accommoder, que de renverser la perspective pour mieux supporter la réalité de ma situation. Tous ces secrets vont, non pas me rendre intéressante aux yeux des autres, mais donner de la profondeur à ma vie et lui apporter en quelque sorte une légitimité littéraire. De même, les attentats, la présence militaire importante et le passage de frontières vont vraisemblablement apporter à mon adolescence sa part de romantisme.