C’est difficile, là encore. Mais peut-être plus encore que les autres lieux. Parce que Gaza a été mon dernier point de broderie avant la majorité. J’ai toujours eu l’impression d’avancer dans ma vie en points de chainette, avec de grands pas en avant qui sont en fait des boucles qui reviennent en arrière s’ancrer dans les précédentes. C’est un point solide, mais qui peut se défaire très facilement si on ne le continue pas en-dehors du tissu. Raconter Gaza, ce n’est pas raconter une première expérience à l’étranger, ce n’est pas parler de ce que c’est que d’être une jeune fille de 17 ans qui part quelques mois en programme linguistique. C’est une continuité. Le tissu est peut-être un peu plus rêche qu’auparavant, mais j’avance tout de même. Je n’ai pas de vie sociale, mais je ne suis pas la seule au monde. Et dans mes oreilles passent RATM, Smashing Pumpkins, Faith No More… Moi aussi je me radicalise en quelque sorte. Je mets des Docs montantes 16 trous et je ne me peigne plus les cheveux. Moi aussi je suis une riot grrrl, je suis (j’aimerais être une petite copie de) Kim Deal (the Breeders), Nina Gordon (Veruca Salt) ou Donita Sparks (L7). Et pourquoi ? Parce que : quelle joie de vivre !
Aujourd’hui, le temps file à toute vitesse, mais à 17 ans, dix mois suffisent à « changer sa bonne femme ». Dix mois dans la passion, ça rend aveugle, non ? Le strip de Gaza, je me le suis mis bien sur les yeux.
Je porte des jeans larges et 2 ou 3 chemises superposées. Je suis empêchée de sortir de me faire des amis de danser de chanter de boire de voyager de faire du sport de rire de voir mes grands-mères mon frère. Je n’ai pas de réponse à cela. On ne fugue pas de Gaza. On ne fait pas le mur à Gaza. On ne s’amuse pas à s’amuser à Gaza. Si tu n’as pas un minimum de vie intérieure, tu ne survis pas. Mais dans ce domaine, je suis sacrément expérimentée. En moi, j’ai toute une bande de jeunes, comme Renaud, et en outre je suis sur-adaptable. ‘Til I break my gueule…
Nous arrivons à l’aéroport de Koweït tard dans la soirée, un jour de la fin octobre. Premières impressions d’un pays : le sol de l’aéroport est luisant et des hommes en dishdasha blanche semblent glisser par symétrie sur du marbre que balaient en continu une nuée de silhouettes asiatiques (des Philippins). Nous prenons un taxi et nous rendons à l’adresse que mon père a notée sur un petit carnet Rhodia, à l’extérieur de la ville. A l’époque, il n’y a ni portable ni Internet et on ne prépare pas un voyage comme on le fait aujourd’hui. Il est 22 heures, on a une adresse, et puis voilà. Le taxi qui nous emmène est pakistanais, les Arabes que nous croisons ne sont pas koweïtiens, mais nous ne décodons pas immédiatement cette organisation de la société. Je me sens curieuse de tout. J’ouvre grand mes yeux sur l’intérieur du véhicule (moquette rose sur le tableau de bord, chapelet qui se balance au rétroviseur). Il nous dépose près de l’Université et après quelques palabres, nous passons la première nuit chez des Polonais qui auront la gentillesse de nous faire un lit, alors qu’il est déjà tard.
Logements des universitaires, Koweït, Schuwaikh, aujourd’hui. Nous voyons la supérette depuis notre appartement. Les « barres blanches » de part et d’autre représentent des places de stationnement couvertes.
L’appartement qui nous est attribué est immense et, hormis les pièces d’eau et la cuisine, le sol est intégralement recouvert de moquette. C’est un meublé, avec banquette et fauteuils d’inspiration scandinave. Nos malles sont arrivées de France, et elles ne contiennent que le strict minimum, en tout cas pas suffisamment pour investir le reste du mobilier qui restera vide. Près de l’entrée, on trouve sur la droite une petite pièce sans fenêtre, c’est la maid’s room, la « chambre de bonne », mais là aussi nous mettrons un certain temps à le comprendre. J’occupe la dernière pièce au bout du long couloir. Je dessine rapidement le plan de l’appartement pour l’envoyer à ma grand-mère, il est tout en long, et si grand ! La climatisation centralisée tourne presque toute l’année, nous n’avons pas à nous plaindre.
Nous sommes arrivés là avec nos codes européens : habitant « en ville », nous pensons n’utiliser que les transports en commun pour nous déplacer. Les premiers jours, nous sortons explorer les environs à pied, mais c’est difficile, il n’y a pas de trottoir et encore moins de chemins de traverses, nous sommes tout seuls, et ça pue le souffre. Le port est à deux pas, mais la mer, elle, reste inaccessible. Il y a bien un bus, le 11 ; nous l’essayons, il va en vieille ville, ce qu’il en reste. De façon surprenante, dans ce bus ne sont assis ni Koweïtiens, ni Occidentaux, ni enfants, ni femmes, mais une trentaine d’ouvriers « indiens » (ou bangladeshis, ou sri-lankais, ou pakistanais) qui nous regardent en silence. Qu’à cela ne tienne, nous le prendrons tous les mercredi soirs (équivalent du vendredi français) pour nous changer les idées, jusqu’à ce que mon père ait les moyens d’acheter une voiture, une Nissan Bluebird.
Il reste encore en vieille ville quelques ruelles de souk, avec des lambeaux d’artisanat local, mais dans l’ensemble c’est un bric-à-brac de petits centres commerciaux climatisés éclairés au néon inondés de marchandises chinoises, de vendeurs de shawarma (le kebab local qui n’a pas encore fait son entrée écrasante en France) et de bars à chicha. Le Koweït est indépendant depuis 1961 et est passé en quelques années d’un village de pêcheurs à une capitale pétrolière d’importance. Les gens mangent par terre dans des petits palais bâtis à l’image du Panthéon ou du château de Versailles. La guerre du Golfe est terminée, et nous en achetons tous les produits dérivés siglés POW’s (Prisonners of War) : cartes postales de puits en feu, de ciels noirs au-dessus de la ville, de bâtiments mitraillés ; cassettes collector à la gloire de Georges Bush ; petits drapeaux… Il se dit que nous respirons toujours des poussières d’uranium. Le samedi, la ville se remplit de Philippins qui sortent de l’église. Assis un peu partout, déracinés, ils sont des milliers à se reposer ensemble, à discuter, certains même demandent une photo avec nous devant une belle voiture, pour la famille, pour la légende, c’est toujours la même histoire qui se répète de par le monde. J’achète pour rien des tonnes de fausses cassettes dans des boîtiers souples, une véritable aubaine, et me concentre sur ma lecture de Vox.
Un vendredi, jour de repos, nous attendons le bus du retour qui ne vient pas. Une Chevrolet paquebot s’arrête à notre hauteur et un homme se propose de nous ramener. Pour le remercier, et pour le garder encore un peu, car c’est un vrai Koweïtien (une perle !), mon père le fait monter à l’appartement et, avec un petit dictionnaire arabe-français, une conversation rudimentaire s’engage où le Koweïtien pose tout un tas de questions habituelles auxquelles mon père répond plus ou moins n’importe quoi (Tu es marié ? Non, divorcé. Tu as des enfants ? Oui. Combien ? 10. Et ta fille, elle est mariée ? etc.). Le type laisse son numéro et s’en va. La semaine suivante, je suis seule à la maison quand ça sonne, c’est lui, je le fais entrer, s’il veut bien attendre. Le bougre parle encore moins bien anglais que moi, alors je vais chercher le même dictionnaire. C’est assez confus dans mes souvenirs. Je lui fais un thé. Il tourne les pages et me montre des mots comme « jolie », « désir ». Je suis flattée, mais je n’interprète pas du tout ce que tous ces mots pourraient signifier pour la suite de la visite. Je comprends toutefois que je dois la jouer fine : mon père est absent, et j’ai un Arabe sur les bras à éconduire. Je m’y connais un peu : j’ai déjà vu mon père décliner plusieurs fois mon achat contre un troupeau de chèvres. Et cela fait déjà plusieurs semaines que j’ai troqué ma mini-jupe contre un pantalon léger. Le type a une vingtaine d’années. Je fais très jeune, et c’est là-dessus que je compte : mon absence de poitrine, mon absence de hanches. Il veut me toucher, je lui montre le mot « judo ». Il veut m’enlacer, je lui fais une prise, nous tombons par terre, ça le fait rire. Il n’est pas du tout agressif. Il finit par partir et ne revient pas. Par la suite, mon père l’appellera pour sympathiser et ne saura jamais pourquoi l’autre ne donne pas suite. Ce n’est que la première et la plus « mignonne » d’une longue série de dangers écartés, du bout des lèvres ou du bout d’une paire de Doc Martens coquées. Là encore, j’en reparlerai.
Chevrolet Caprice Classic
Pour aller au lycée, on s’associe avec trois autres familles pour organiser un transport commun en taxi. C’est une vieille Chevrolet Claprice Classic aux suspensions plus que souples et aux banquettes de velours bordeaux. Tous les matins pendant deux ans, cette voiture stationnera au pied de l’immeuble à 6 h 30 et devant l’école à 14 h 10. Pendant un temps, nous logerons à sept dedans, sept insupportables gamins pataugeant dans plusieurs langues. Nous appelons le chauffeur « ‘ammo » (oncle), j’apprends à dire « saker el bab » (ferme la porte), et je chante une berceuse bosniaque. Je voudrais écouter Bryan Adams dans le taxi, mais ce n’est qu’Amr Diab, ce chanteur égyptien increvable.
J’ai 14, puis 15 ans, et je me sens prisonnière. J’ai essayé, pourtant, de rencontrer des gens, de vraies gens, des « individus », un concept qui n’existe pas au-delà des frontières resserrées de l’Europe. Notre quartier (« block ») est constitué de cinq immeubles comme le nôtre, en forme de « plus », de 11 étages de 8 appartements chacun. Tout le personnel universitaire non koweïtien est logé ici, en majorité des Égyptiens, mais on trouve aussi des Américains, des Tunisiens, des Marocains, des Polonais… C’est l’automne quand nous arrivons, je suis en tee-shirt et je sors me promener seule autour des immeubles, espérant tomber à un moment ou un autre sur un enfant, une famille, soyons fous, mais tout le monde se terre à l’intérieur. Au-delà du campus, c’est le désert et la mer, avec l’autoroute (« ring ») comme seule issue et le supermarché comme oasis. Je suis enclavée, c’est le mot.
Mon père me donne sa machine à écrire électronique ; c’est l’époque des premiers ordinateurs portables IBM, je lui apprends à taper C:// et à manier la souris sans la soulever. J’écris en écriture automatique à la suite de Michaux, le lis des biographies qui se passent à Paris, et si seulement je pouvais trouver de l’absinthe… Au bout de la première année, je ne suis plus moi-même, je m’adapte, j’en prends mon parti, j’attends, je deviens moi aussi une ombre qui glisse. Aux fenêtres qui ne coulissent plus que difficilement à cause du sable, une moustiquaire intégrée renforce mon sentiment d’enfermement. Je n’ai jamais passé autant de temps dans un appartement.
Mon père travaille beaucoup et n’est pas très heureux lui non plus. Ce n’est pas qu’il voulait absolument venir au Koweït (d’ailleurs c’était ça ou l’Ouzbékistan et il a choisi un pays avec un lycée français), c’est qu’il n’en pouvait plus de Châteauroux. Et puis être dans un pays arabe lui convenait bien, c’est ce qu’il espérait de ses vœux, pensant retrouver au sein de la communauté musulmane soutien maternel ou fraternel. Au contraire, la société koweïtienne agit à cet égard comme un repoussoir : racisme, ségrégation, quant-à-soi, sexisme, et mène mon père à une grande déception puis à une certaine déprime. Une fois par an, nous voyageons dans les environs, d’abord en Syrie où nous faisons un tour du pays dans une voiture avec chauffeur, puis en Oman, enfin à Dubaï. On essaie de voir le bon côté des choses, tout de même, tout de même (je l’écris deux fois exprès). Moi, ça ne m’est pas égal, j’étais heureuse dans l’Indre, j’avais des amis, des petits amis, et peu d’horaires.
Dans cet appartement, nous passons un certain temps à dormir, la nuit, mais aussi de 15h30 à 17 heures, tous les jours, pour la sieste. Je fais des rêves. Des cauchemars de femmes entièrement recouvertes de tissu noir qui veulent me tuer. Nous recevons, rarement, des collègues de mon père. Il n’y a rien à faire en-dehors du lycée, pas de copains à aller voir qui soient à portée de vélo, pas de parc où traîner, pas de cinémas, pas de cafés, pas d’activité. Notre sortie préférée, c’est « Pizza Hut », tous les jeudis. Mais nous fréquentons aussi Sbarro, Arby’s, Wendy’s, KFC, Baskin Robbins… On devient des professionnels du fast-food.
Capture d’écran du clip de Janet Jackson, « That’s the way love goes », 1993
A l’âge où je devrais passer mon temps à l’extérieur avec mes amis, je vis « en couple » avec mon père (c’est la psy qui l’a formulé comme ça), aussi dépendante qu’une bonne épouse du Moyen Orient. Je me plonge un peu plus dans la lecture et l’écriture, dans le Pink Floyd, Queen et les Beatles. Je fais mes devoirs devant MTV, la langue pendante (c’est la première fois que j’ai la télé et je suis très impressionnée par tous les vidéoclips américains des années 1990, tout ce désir qui dégouline, Bon Jovi, Janet Jackson, Whitney Houston…). Je vais faire trois courses à la supérette en face et commets des larcins. Je vole de tout, n’importe quoi, une lampe de poche, une radio, des Chicklets, je range tout dans mon tiroir. Et je découvre à cette occasion la cigarette, qui me permettra de conserver une petite part de contrôle sur ma vie. Je fume allongée dans le salon en écoutant les albums des Guns’n’Roses, dont j’apprends les paroles par cœur. Je tourne en rond, ou en volute, en tout cas je ne tourne pas bien. Je me laisse grossir quelques mois avec des barres chocolatées, puis me prends en main et monte et descends au pas de course les 9 étages qui me séparent du rez-de-chaussée. Le jour de l’élection présidentielle de 1995, avec deux-trois copains du lycée, nous faisons des expéditions punitives autour de l’Ambassade de France : avec une pince coupante nous séparons les bouchons de radiateur des Mercedes, Chevrolet et Jaguar garées dans les rues, mais bien vite, il faut courir car les chauffeurs, qui dorment souvent dans leur véhicule, se réveillent en sursaut et nous poursuivent. Nous grimpons sur le mur d’enceinte d’une mosquée, c’est amusant. Au lycée, nous séchons toutes les heures de sport (de toute façon, c’est du n’importe quoi, ce sport) pour les passer au Sultan Center où nous nous bourrons les poches de friandises, de cigarettes, et de déodorant pour recouvrir le tout. On ne s’ennuie pas, le registre de langue est inapproprié : on se fait carrément chier ! Je ne prends pas du tout conscience que ça ne va pas.
Mon père se plaint continuellement de « faire le taxi », ce qui me force à décliner les invitations et me maintient dans la solitude, à sa botte. Il ne se rend absolument pas compte de mon désarroi. De toute façon, je ne m’inscris dans aucun groupe. Nous habitons trop loin, et n’étant pas « expatriés », nous n’avons pas accès à certains « clubs » aux tarifs prohibitifs où je pourrais passer éventuellement le temps. Je sors vite des radars. Je ne fréquente plus que des fils de profs. Je m’isole, je commence à faire croire à tout le monde que je n’aime pas les groupes. Le téléphone est gratuit, mais j’en profite peu. Et si je m’excluais toute seule avant de l’être ? Et si je disais que je déteste tout le monde avant qu’on me déteste ? Et si je disais que je veux disparaître pour qu’on m’aime ?
Au bout de deux ans d’une telle vie, mon père a enfin l’opportunité de déménager dans le centre, dans un petit appartement proche du lycée. C’est mille fois mieux, et c’est ainsi que j’échappe à une heure de voiture par jour et regagne un peu d’autonomie. Je vais à l’école à pieds avec Weezer ou Offspring dans mon walkman, fume toujours une cigarette par jour, la nuit, face aux lumières verdâtres d’un minaret et devant la moustiquaire. J’ai choisi une marque, ce sera Chesterfield. La nuit est ponctuée par les appels à la prière qui sont un peu plus forts qu’avant. Quand la climatisation centralisée tombe en panne, on étouffe, littéralement écrasés sur nos matelas. Il fait plus de 45 degrés d’avril à novembre. Quand il a plu, une fois, on était en classe et on a eu le droit de sortir pour sentir l’eau sur sa peau. Quand c’est Ramadan, je le fais aussi, c’est plus simple pour tout le monde. Quand le ciel devient orange, on a du sable plein la bouche et même dans la culotte. Quand on me propose du vin, mon père de sa main couvre mon verre. Quand je veux me faire jolie, lui encore d’un claquement de lèvres m’intime de refermer le deuxième bouton de ma chemise.
Il faut faire ce qui est permis et seulement cela. Il faut se comporter correctement. Il circule un certain nombre d’histoires sur des Occidentaux qui ont dû être renvoyés du pays. Nous allons quelques fois à la plage, au printemps et en automne, quand le sable est encore tiède. En ville, il y a aussi une plage, mais elle n’est pas pour nous : ne s’y baignent que des familles tout habillées. Nous allons plus loin, à 70 km, sur une plage gratuite, hors de portée de jumelles de la jeunesse locale, nous allonger en maillot sur des serviettes, avec quelques autres Blancs.
Nous nous faisons les mollets dans des malls luxueux, plein de marbre et de dorures où ça sent incroyablement bon ce parfum d’encens précieux appelé bukhur. On mange dans des restaurants d’hôtels où on me pousse la chaise dans le dos, et rentre dans des villas résonnantes avec interphones internes et une maid dans chaque pièce. J’assiste un jour, dans mes petits souliers, à l’arrivée de convois de boys et maids indiens, le badge autour du cou, bien rangés dans un couloir de l’aéroport. Dans les journaux, ces agences de recrutement de servants placent des publicités pleine page avec présentation « catalogue » (« Photo A, Bengladesh, Femme, 24 ans, célibataire, ménage, enfants, cuisine »). Je ne supporte plus le traitement infligé aux Hommes par d’autres, pas une semaine ne passe sans qu’un article de journal relate le jugement d’un homme ayant violé sa servante. Je ne supporte plus le rapport aux femmes non seulement des Koweïtiens, mais des Arabes en général, cette galanterie paternaliste me plombe.
Je hais ce que le Koweït a fait de moi, je ne vais pas bien et je n’ai personne à qui le dire. Il est hors de question pour ma mère de me reprendre, ma grand-mère accueille déjà mon cousin, et mon père n’a pas les moyens de me mettre dans un Internat.
Faute d’alcool, mes camarades français se font des trips avec des recharges de briquets, certains se scarifient les bras, d’autres errent dans un état second dans les couloirs du lycée. On ne peut pas fumer dans la cour, mais la surveillante ferme les yeux. Apparemment, je ne suis pas la seule à souffrir. Mais apparemment, ce n’est pas encore assez, puisque je continue à donner le change. Je fais du baby-sitting chez le Proviseur, je signe toutes les deux semaines mes articles dans le Kuwait Times. C’est l’année où je découvre Morrissey, L7, Liz Phair et les Beastie Boys. Je creuse des trous dans mes jeans. Je parle couramment anglais. Je ne vis que pour écrire des lettres à Julietta, et de jeudi en jeudi je guette ses lettres au courrier de la valise diplomatique, à chacun de ses mots je m’accroche et tente d’y lire ce que j’y cherche. C’est la fin de l’année scolaire, bientôt le bac français, je ne sais pas parler de ce que je lis, je ne sais pas parler. Je sombre en fin d’année scolaire dans une sévère déprime, et décide de sécher tous les cours de français. Je reviens à la maison et passe ces heures prostrée dans ma chambre à dessiner et écouter Nevermind à fond, en alternant hurlements de sauvage et sanglots. C’est dans cet appartement de Salmiya, à 16 ans et demi, que je reviens enfin et sans prévenir sur ce que j’ai vécu enfant. Je perds le sommeil pour toujours.
J’ai pleuré à chaque déménagement. Mais mes yeux sont restés secs en quittant Koweït. Il était plus que temps de partir.
Cette violence sourde, ou exprimée, avec les mains ou les dents, sous la forme de brimades ou de coups, a des conséquences sur ma façon de voir les autres et sur celle de traiter mon petit frère David.
D’abord, je me considère très tôt comme différente. Je ne suis pas du tout populaire à l’école. Imperméable aux tentatives d’amitié, je refuse de laisser entrer quiconque dans ma bulle : personne ne doit savoir. Et puis j’ai des ordres : je ne dois pas raconter ce qui se passe à la maison. J’imagine que je suis à tout le moins secrète (« mystérieuse », écrira la maîtresse de CM2 sur le livret scolaire). Je me débrouille pour n’avoir besoin de personne, surtout qu’aucun lien ne se tisse. Un matin, alors que j’attends l’ouverture de l’école maternelle où je dois déposer mon petit frère, une maman qui attend avec nous engage la conversation : « C’est ton frère ? » J’applique immédiatement la leçon maternelle et lui réponds un cinglant : « Ça ne vous regarde pas. » Les cartes sont brouillées, cela n’a pas de sens de répondre cela, mais à ce moment-là, je suis droite dans mes bottes : j’ai obéi. Et si j’ai obéi, je ne risque rien.
J’ai mis des années à comprendre que ces injonctions de ne rien raconter de notre vie privée avaient pour but de la protéger, elle. Si j’avais su à quel point ce qui se passait à l’intérieur du foyer était mal, j’aurais peut-être levé le voile plus tôt et n’aurais pas encore aujourd’hui le sentiment que, quelque part, je méritais ce qui arrivait.
Marelle
A l’école, je ne me bagarre pas. Mais tout de même, il ne faut pas me chercher. C’est ainsi que je finis par frapper Christophe, un garçon qui m’avait agressé un an auparavant. C’est un moment dont je me souviens très bien. C’est l’été, la cour est lumineuse, nous portons tous des bermudas. Il y a peu de monde dans la cour, cela se produit après le repas. Il est appuyé contre un mur, je marche vers lui et je lui donne un bon coup de pied dans le tibia. Je m’éloigne, morte de trouille à l’idée de me faire punir. A l’époque, je sais que j’ai raison d’avoir fait de geste, et que ma mère m’approuverait en privé.
Une autre fois, je suis accroupie et joue aux billes toute seule au pied des tuyas, quand Géraldine arrive. Nous avons une drôle de relation. Elle a aussi un secret et peu d’amis. Elle apporte un walkman à l’école et passe ses récrés à écouter une cassette de Michel Sardou, c’est le chanteur préféré de sa mère. Parfois, une camarade se greffe à son oreille pour écouter. Elle a toujours l’air triste. Avec la pointe du pied, elle joue avec la bordure de mon « trou » fait de branches mortes de tuyas, elle le déforme. Je lui dis d’arrêter. Elle continue. Je me lève et lui assène un coup de poing dans le nez. Elle saigne. J’ai peur qu’elle me dénonce. En plus elle est dans ma classe et la maîtresse va le voir et la questionner. Mais elle n’en fait rien.
Je suis, à ce moment-là, aux portes de l’adolescence. Je commence à être à la fois justicière et rebelle et rêve de motard en perfecto qui viendrait m’enlever. Je m’imagine avoir me battre physiquement pour tout, je construis le soir des scénarios de fuite pour le cas où l’on voudrait m’attraper. Je suis en train de devenir particulièrement dure et obstinée. Dans le noir, je me muscle les abdos et les jambes pendant des heures. Comme une détenue, je prépare mon évasion.
Quand j’arrive chez mon père, je suis si marquée par ces années de violence arbitraire que je lève les mains devant mon visage dès qu’il s’approche de moi.
Ce qui devait arriver arrive. Un jour, c’est moi qui frappe ma mère. J’ai 11 ans, presque la demie. Je hurle tous les soirs. Je n’arrive pas à dormir. Pour ne pas déranger mon frère, ma mère m’oblige à dormir par terre devant la porte d’entrée, à même le lino jaune. Je pleure un peu, je la maudis à voix basse. De son côté, elle est dans sa chambre, seule ou avec Eric C., son petit copain, standardiste au Conseil régional. Je l’aime bien, Eric. Il m’a fait découvrir Soupault, Rimbaud… Il a une 2cv bordeaux. Sa présence sans doute me rend jalouse, parce qu’elle ferme sa porte quand il est là… et ne répond plus aux enfants. Mais le fait qu’il soit là me sert aussi à donner l’alerte. Je cherche à attirer leur attention, je crie. Ce sont des jours de grande, grande souffrance, qui mèneront à quelque chose. D’abord à une hospitalisation début janvier pour maux de ventre complètement fictifs, avec un lavement à la clé (mais qu’a-t-elle bien pu raconter aux médecins pour que j’aie un lavement ?), accompagnés d’un herpès géant qui me mange la moitié de la joue ; puis à un déménagement définitif pour chez mon père.
Comme je crie et qu’elle ne sait pas faire autre chose que ce qu’elle a toujours fait, elle me tire par les cheveux vers la baignoire. Eric se tient juste derrière elle. Il lui parle, pour qu’elle cesse ce qu’elle est en train de faire. Nous sommes tous les trois dans la salle de bains maintenant. Elle essaie de me baisser pour que je rentre dans la baignoire. Eric tente une dernière fois de l’arrêter. Elle lui intime de s’en aller. Elle essaie de me gifler, mais j’esquive le coup et, plutôt « posément », vu les circonstances, j’essaie « un truc » : je lui tire les cheveux. Juste un peu, ni fort ni longtemps. Je rougis immédiatement de mon audace. Au point où j’en suis, quand j’y pense… Soit elle me tue, soit je la tue. Je m’entraîne pour ce genre d’événement.
Elle n’a plus levé la main sur moi après cela. Eric l’a quittée peu de temps après. J’ai fait des recherches sur Internet, mais malheureusement je ne l’ai jamais retrouvé.
A la maison, je passe de longues heures avec mon frère les mercredis. Nous avons 9 et 4 ans. Ma mère qui, auparavant, engageait une baby-sitter, a décidé de ne plus y recourir. Je dois dire que nous errons dans l’appartement. Plus tard, l’année suivante, nous aurons le droit de sortir et de jouer sur le terrain de la résidence. Mais ce n’est pas encore le cas, alors nous nous ennuyons à bloc. Nous n’avons pas de télévision, mais un lecteur cassettes. Nous créons de petites représentations avec une bande sonore préenregistrée, que nous montrons à ma mère au retour du travail. Avec mon frère, je suis comme ma mère est avec lui. Je lui crie dessus, le houspille. Ma mère prévoit que plus tard il me détestera. Je ne sais pas si c’est ce qu’il ressent aujourd’hui à mon égard, mais nous avons du mal à nous comprendre, on ne se sent pas à l’aise. Finalement pas à cause de ma violence envers lui qui a cessé du jour où je n’ai plus été en contact avec elle, mais plutôt justement parce qu’en partant je l’ai laissé seul face à elle et que notre histoire est différente.
Mon père m’a légué quelques attitudes et phrases-types qui sont devenues des classiques dans ma vie. Quand il s’est agi de choisir mes études supérieures, j’hésitais entre le dessin et les Lettres. Pour lui, c’était « résolu » : « tente d’abord ce qui te paraît le plus fou, parce que le temps passe et que tu n’en auras peut-être plus la possibilité dans ta vie »… Un tien vaut mieux que deux tu l’auras. J’ai fait Lettres en premier parce que, seule face à moi et isolée à Gaza, je ne savais pas qu’il fallait présenter sa candidature dans le courant de l’année précédente. Mais j’ai gardé la phrase et je saurai m’en servir quand le cas se présentera à nouveau pour quelqu’un.
Il me disait aussi parfois : « la vie n’est faite que de séparations… et de rencontres », sa façon à lui de se/ me consoler de tous ces déménagements qu’il m’a fait subir à un âge pour le moins critique (5 collèges en 4 ans).
Son antienne préférée ? « C’est comme ça ! » Nous l’imitons aussi. Parce que des fois les événements n’ont pas d’explication, et « c’est comme ça ! C’est la vie ! »
Ma mère m’a transmis la force de vie qui est en moi. Mais aussi, à l’autre pôle, la force de destruction qui sommeille en moi. Grâce à ma mère, je me balance de droite à gauche, sans mesure, je suis tout à la fois flamboyante et déraisonnablement triste. Elle m’a appris à oser, à partir, à tout casser s’il le faut, à faire des cartons et à les défaire, à ne pas m’apitoyer sur mon sort.
En quelque sorte, mes deux parents m’ont légué les grands principes qui les avaient réunis. On me pose souvent la question de savoir comment mes deux parents ont pu s’aimer et vivre ensemble, et je crois que la réponse se trouve dans ces grands vents qui courent dans la même direction : autonomie, force, courage, persévérance…
Mes deux parents m’ont donné ce qu’une fois une amie a qualifié d’attitude « d’enfant gâtée » : le pouvoir de partir devant une situation trop douloureuse. Je suis évidemment perdue lorsqu’il s’agit de l’affronter avec des mots. Mais tout quitter, ça, je sais (à dix ans, ma valise était déjà prête).
Robert a passé une partie de sa vie à remonter les fils de ses origines. Grâce à une amie qui travaillait à la Ddass, il a pu avoir accès au nom de sa mère. Ainsi, quand il a eu 35 ans, il a décidé de lui écrire une lettre en se faisant passer pour quelqu’un d’autre, un ami de son fils qui la rechercherait. Il la rencontre à Paris, chez elle, un moment dont il rapporte qu’il n’est pas à la hauteur de ses attentes. Mais elle le reçoit néanmoins, il se découvre. Du père, il n’apprendra rien. Elle lui parle cependant d’un frère. Il a donc un frère, et un vrai ! Il le reverra, ainsi que son épouse, une rencontre dont il m’a parlé non sans émotion, me montrant un jour sur son écran de tablette la photo d’un visage en noir et blanc : « Regarde cet homme, il ne te dit rien ? – Non. – C’est mon frère ! ». C’est vrai, il ne me disait rien. On devient frères non par les gènes, mais par la reconnaissance. Ce frère, aujourd’hui décédé d’un cancer, n’appartient pas à notre famille. De même que les branches de notre famille ne s’entremêleront jamais à la sienne. C’est une leçon que j’apprends très tôt et que je fais mienne, que je suis obligée de faire mienne vu le contexte : la famille, c’est celle qu’on se fabrique, une fraternité de cœur. Mon père tente de nouer une relation avec sa mère de sang, mais elle meurt peu après, et je n’ai pas le temps de faire sa connaissance. Elle savait coudre et a notamment cousu l’ourlet d’un chèche noir tunisien que je porte encore chaque automne.
Par Florence Devouard – Un touareg portant la tagelmust.
A 3 ans et demi, mon père est adopté par un couple de Neuilly-sur-Marne, en même temps qu’une fille plus âgée, Sylvie, qui devient sa sœur. Ses parents adoptifs lui changent son patronyme : de Dominique, il devient Robert, son deuxième prénom, un événement qui a sans doute participé à la construction de ses multiples facettes. Le père du petit Robert est fort aux Halles du Châtelet et travaille la nuit. Le jour, il dort. Le vin rouge qu’il boit à outrance est à l‘origine de la répulsion de mon père pour cette boisson. A la maison, il est interdit de parler fort, de jouer, de courir. Mon père ne se souvient pas de moments de jeux. Lui que je n’ai connu que bavard a dû souffrir de ces restrictions. Sa mère ne travaille pas et le ménage est pauvre. Méticuleux et autodidacte, mon père apprend à lire seul avant l’âge scolaire et, repéré par une institutrice, il saute une classe très tôt. Mal orienté dans une voie scientifique qui lui répugne, il redoublera quelques années plus tard. Aussi pauvre, dans tous les sens du terme, qu’ait été leur vie quotidienne à la maison, Robert bénéficie de cours de piano dès l’âge de 5 ans et d’un accompagnement moral solide. Espoir et fierté de sa mère, cette dernière lui offre pendant des années et chaque mois un livre relié cuir et embossé d’or, des livres de grande littérature qui ornent aujourd’hui encore les rayons de sa bibliothèque. Son père meurt quand il a 17 ans. Il s’autorise enfin à se laisser pousser les cheveux et découvre qu’ils sont bouclés. Quand sa mère décède à son tour, de la même maladie foudroyante, une leucémie, mon père a 23 ans. Il a créé un journal culturel avec un copain, sait jouer du piano et de la guitare 12 cordes, est directeur de colonie de vacances, a le sens artistique et le goût des voyages.
Paul Almasy, Nonnen im Hofgebet in Saint Vincent de Paul, Paris (1952), Gelatine Silber Print 2001.
Je peux dire aujourd’hui, même si cela ne lui plaît pas, qu’il s’est construit par opposition à « ces gens-là ». Fuyant les mesquineries et petits esprits de la famille, il a ouvert ses bras à toutes les formes d’art et d’étrangeté. Contre une vie sédentaire et laborieuse en grande banlieue, il a préféré les grands horizons, désirant très tôt voyager, rêvant à des déserts peuplés d’autres humains qui l’accueilleraient comme un frère. Je pense qu’il s’est accroché très tôt à une trame de principes rigides et sécurisants : pas d’alcool, pas de cigarettes, pas de café, pas de jeux d’argent, pas de barbecue, pas d’apéro, pas de comité des fêtes, pas de télévision, pas d’appareil ménager (il a acheté sa première machine à laver à 40 ans), et surtout pas d’enracinement. Du bonheur ? Je ne peux pas dire qu’il n’y avait pas de moments heureux. Mais son refus de l’excès, cette éducation silencieuse (mon père n’a jamais « pêté les plombs » ni « dansé avec le démon ») m’ont souvent interpellée et pour longtemps (dé)formée. L’isolement dans lequel j’ai passé mon adolescence, les fréquents déménagements, ma différence avec les autres, tout cela a durablement affecté ma personnalité. C’est avec mon père que j’ai grandi en partie, au fil des gardes qui rendent mon enfance compliquée. Et la raconter, je le constate, encore plus. Au moins le temps vécu étend-il un fil le long duquel nous vivons, jour après jour et sans nous retourner.
Alors que je m’apprête à fêter ma deuxième année, mon père repère dans le journal Le Monde une petite annonce pour être coopérant en Algérie. Il postule. Nous partons à trois vers M. Il restera 7 ans en Algérie, essentiellement à M., à la frontière marocaine, jusqu’au renvoi de tous les coopérants français du pays. Il enseigne la littérature et la philosophie à des élèves de Lycée. Il y est merveilleusement bien, malgré les difficultés matérielles auxquelles il doit faire face.
Algérie
Il prépare et obtient son Doctorat en Lettres et Art.
A 12 ans, je viens habiter chez mon père. Il est professeur de Lettres remplaçant dans l’Indre et je surgis dans sa vie morose, dans son garage de 9 m2 au fond d’une arrière-cour. Un tapis de mousse de 2 cm d’épaisseur déroulé le soir le long de son lit, une salle-de-bains et des toilettes à partager avec un autre locataire, lui aussi professeur, rarement croisé. Je pose mon sac et fais mes devoirs sur l’unique petite table en formica. Soulever les objets pour travailler ou pour manger, nous alternons. Nous tenons à deux à l’angle de la table. Nous partageons nos repas, une assiette pour deux. Je n’aime pas ça. Il écoute France Inter. On se régale de Pierre Bouteiller et du vrai-faux journal de Claude Villers. Nous allons un weekend sur deux en Corrèze. Là-bas, il n’y a pas l’eau courante, mais ce n’est pas grave. Avec la moitié de la vente de la maison de ses parents, il a acheté quelques années auparavant un terrain et de la pierre, quelques murs, plus de toit ni de fenêtres, mais beaucoup de ronces, à l’extérieur comme à l’intérieur.
Châteauroux, quartier Touvent
Je suis bien, je vais bien. Je suis autonome et j’ai des amis. Je lave mes culottes dans le petit évier. J’attrape des poux, et je me rends seule à la pharmacie pour montrer ce que je soupçonne être une lente. C’est encore l’époque des cassettes. J’en ai une : les plus grands air à la flûte de Pan. Je suis un chaton blessé quand j’arrive chez lui, je recule en levant les bras devant mon visage quand il s’approche trop près de moi. Il ne sait pas élever un enfant. Je me comporte alors comme une adulte. Ma petite vie, mes devoirs de classe, mes petites affaires, ma frange que je forme avec du gel. Il ne s’occupe pas de moi, ne m’investit pas, ne me pose pas de questions (ce comportement sera d’ailleurs la cause de mes récurrentes récriminations à son égard). Peut-être qu’il a peur de me reperdre. Il aime encore ma mère, moi il me découvre. On s’entend bien, on rit beaucoup quand même. L’une de mes meilleures années. Lui ne pense qu’à partir. Châteauroux n’est pas la ville de ses rêves. Moi, avec mon vélo cross et ses roues bleues, j’apprends la liberté et plus personne ne casse mes rêves.
Au bout de trois ans, mon père obtient un détachement au Koweït. Nous y restons deux longues années avant de déménager dans un quartier moins excentré. C’est à son tour de faire les trajets quotidiens vers son travail. Chaque soir, il consigne ses pensées, ses anecdotes dans ses carnets. Il fait toujours cela en deux étapes. Un premier jet dans un mini-carnet Rhodia orange, puis une réécriture dans un cahier Clairfontaine reliure tissu à réglure petits carreaux. Il se heurte à différents aspects de la vie sociale koweïtienne qu’il n’avait pas envisagés et qui lui causent de profondes désillusions. D’abord, il s’attendait à nouer facilement des liens chaleureux avec les Koweïtiens, comme il avait pu le faire en Algérie. Mais le Machrek n’est pas le Maghreb. On est loin de la Méditerranée et le couscous qui rassemble tout le monde n’existe pas. Les Koweïtiens sont peu nombreux à travailler et ce sont des Docteurs égyptiens qui ont la mainmise sur les études supérieures du pays. Il continue de fréquenter la mosquée du quartier tous les vendredis, espérant peut-être, par son allure étrangère, susciter la curiosité, voire une sympathie sincère, mais il n’y parvient pas. Déchiré, il cesse de se rendre à la prière et n’y retournera plus guère après notre déménagement. Je sais que ses journées sont difficiles. Je le vois peu. Il accepte des heures supplémentaires pour s’offrir des voyages. Nous endurons chacun de notre côté un quotidien pauvre en relations sociales, fait de pseudo amitiés bouche-trous, d’ennui et de frustrations diverses. Cependant, pour lui, mieux vaut cela que la France et les Français auxquels il refuse de s’intégrer, presque par principe, oserais-je. N’étant pas expatrié, il n’a pas les mêmes revenus que la plupart des Français que nous côtoyons et nous ne pouvons espérer partager les mêmes loisirs. Tout de même, c’est pendant ces années à Koweït que se concrétiseront pour lui plusieurs rêves de voyage : la Syrie, la Jordanie, l’Inde, Oman. C’est d’ailleurs tout ce que nous en retirerons, quand, des années plus tard, nous évoquerons cette période.
Pour ma part, je suis en pleine adolescence et me débats soudain avec des nuées de plus en plus opaques d’idées noires. Ce séjour a modifié en profondeur l’enfant que j’étais, altéré mon regard sur le monde pour longtemps et est à l’origine de comportements psychotiques dont j’ai mis des années à me débarrasser.
Gaza ville, vue sur la Méditerranée
Trois ans après notre arrivée, une promotion lui est proposée dans la bande de Gaza et nait en lui l’espoir d’avoir une fonction à la hauteur de ses capacités et de ses prétentions. Il accepte. Les accords d’Oslo viennent d’être signés et tout est à construire. Il fournit là un travail acharné pour bâtir sur du sable et sous l’œil des radars israéliens, un centre culturel de qualité, fréquenté par une population d’étudiants gazaouis de plus en plus importante. Plus de soixante heures par semaine. Moi, je reste à la maison et prépare par correspondance mon baccalauréat. J’alterne mes heures de maths, philo ou anglais avec du repassage ou du ménage, une habitude que je conserve encore aujourd’hui.