Le vertige d’une fondue

Virginia Charlotte Christa

Je ne vais pas parler de cuisine.
Ni de vertiges.

Je lis en ce moment (en allemand, versprochen) la correspondance de Christa Wolf et Charlotte Wolff, rassemblée dans un livre sous le nom de Ja, unsere Kreise berühren sich (Oui, nos cercles se touchent, éd. des Femmes, 2006). On est en 1983. Christa et Charlotte ne sont pas exactement de la même époque, mais il y a une admiration mutuelle, et puis ce sentiment d’être réunies sous les étoiles par l’unique magie de porter, à une lettre près, le même nom de famille. Christa est écrivain, Charlotte est psychologue, sexologue. Christa doit attendre que quelqu’un traverse Berlin pour poster ses lettres et qu’elles partent « directement » (sic). Charlotte écrit de Londres, mais en allemand, sa langue maternelle. L’une vit en Allemagne de l’est un mariage heureux, entourée d’enfants et de petits-enfants ; l’autre souffre d’une solitude qu’elle réclame et subit tout à la fois.

Il me semble percevoir, dès les premières pages, comme une histoire d’amour qui débute, non pas de Christa vers Charlotte, mais de Charlotte vers Christa. Ses petits messages sont plus fréquents et son envie de savoir si Christa les a bien reçus un peu plus insistante. La gamme des mots qu’elle utilise se fait plus tendre. Je ne sais pas, c’est quelque chose que je ressens, malgré le vouvoiement et les formules de respect ou d’admiration plus convenues, malgré aussi le fait que la première pourrait être la fille de l’autre. Je vérifie cette intuition sur Wikipedia : j’apprends que Charlotte Wolff a 86 ans à l’époque (il lui reste deux ans à vivre, mais elle l’ignore), et elle est effectivement lesbienne. Cet échange de lettres devient pour toutes ces raisons encore plus bouleversant. Par exemple, quand Charlotte décrit cet état d’ébullition intellectuelle dans lequel elle se trouve depuis des années et qui la pousse à écrire sans relâche…
Mais ce n’est pas seulement cela.
Charlotte est née en 1897. En 1933, elle décide de fuir le nazisme et s’installe à Paris où elle fréquente le milieu surréaliste. Quelques années plus tard, elle va s’installer à Londres et rencontre, par l’intermédiaire des Huxley, Virginia Woolf, T. S. Eliot et G. B. Shaw. Pour une fondue comme moi, cette histoire devient tout à fait vertigineuse. Voilà trois femmes écrivains qui portent quasiment le même nom (dans l’ordre chronologique : Woolf, Wolff et Wolf), issues de trois générations successives, qui sont soudainement reliées par des rencontres, mais aussi par le cœur et l’esprit – libre -, et dont les pensées sont comme transfusées d’un corps à l’autre, sur une période d’un peu plus d’un siècle. Soudain, cette Charlotte Wolff que je ne connaissais pas hier apparaît comme le chaînon manquant entre V. Woolf, que j’ai tant et tant lue plus tôt, et Chr. Wolf, pour qui j’ai développé en l’espace de 20 ans une maniaquerie de groupie. Je suis soufflée. (Mais pas au fromage, toujours pas.)

En butte

Plus je tourne autour de cette petite fille que j’étais, plus elle m’échappe. Il était tellement plus facile de parler des autres, parents, grands-parents… Je ne parviens pas à la saisir, comme si elle manquait d’épaisseur, comme si elle avait pu exister sans responsabilité ni indépendance morale. Comme si tout ce que je pouvais écrire était faux. C’est que je ne veux pas m’en mêler. J’ai essayé de poser comme principe à cette recherche la neutralité. Juger aujourd’hui des souvenirs au travers des strates du temps et du tamis à géométrie variable de ma mémoire, je ne l’accepte pas. Déjà qu’une part de moi le fait rien qu’en choisissant des mots pour parler de ce qui reste de ce temps-là, déjà qu’une pointe de culpabilité me pique quand je relis certains passages, il ne faudrait pas que je perde toute vigilance et que je regarde cette enfant avec de quelconques sentiments.