Au cours de l’été, mon père doit recevoir une formation en français langue étrangère en vue de le préparer à ses nouvelles fonctions. Je l’accompagne à Strasbourg et loge avec lui une semaine dans une petite chambre de la Cité U. Mon père revient de ses cours la bouche plein de sarcasmes : « Aujourd’hui, on nous a demandé de traverser une rivière imaginaire, les yeux fermés. ». C’est tout lui. Le soir, il y a le ciné-club de la fac. J’y vois « Cinema Paradisio ». J’ai 14 ans.
Etienne m’a enregistré une cassette des Doors. C’est une 90 minutes noire et dorée de la marque TDK, au boîtier parfaitement lisse. Je la trouve en soi très élégante. Je l’écoute beaucoup, en ayant tout à fait conscience du caractère indiscutable de son contenu, ce qui m’interdit toute impression négative, voire même toute impression. Je ne sais pas si j’aime ou si je dois détester, tant j’ai appris à masquer mes émotions. C’est toujours comme ça : j’ai besoin de savoir s’il faut aimer ou pas. Une critique des Inrocks, l’approbation de mon père, me suffisent à trancher. Si l’on me dit que c’est « de qualité », alors je peux dire que ça me plaît. Mais on est loin d’une émotion retranscrite. Je suis habituée à ne pas avoir d’avis sur les choses. Je sais que des élèves plus âgés ont un poster de Jim Morrisson dans leur chambre. Je sais qu’il est mort jeune et j’imagine la cohue des fans en transe autour de sa tombe parisienne. Il me faudra des années pour oser me détacher avec humour de certaines idoles. Mais même, au début, c’était une pose. Une pose parisienne. Car, il était de bon ton de démolir les idoles, ça faisait dandy, c’était un genre, on se faisait remarquer.
La famille de ma correspondante allemande vient me prendre à Strasbourg, direction Nürnberg. Je m’écrase dans le cuir beige de la Mercedes.
A la fin de l’été, mauvaise nouvelle, le plan algérien tombe à l’eau. Un autre a été choisi. C’est reparti pour l’attente. En septembre, on se rappelle de mon père. Une place au Koweït, ça vous irait ? Mais ce n’est pas encore confirmé. On en parle. C’est ça ou l’Ouzbékistan. Il préfèrerait, mais il n’y a pas de lycée français. Ma mère essaie de lutter contre. Dans mon esprit, c’est fait : je partirai avec mon père, où qu’il aille. Ma mère a beau me mettre en garde, elle n’a rien à offrir. On lui laisse deux jours pour se décider.
La Guerre du Golfe vient de se terminer et il me reste en tête les fausses chroniques du Vrai-Faux Journal de France Inter, « avec nos envoyés très spéciaux Jean Sais Rien et Jean Sais Pas Plus », qui ont animé mes déjeuners du mercredi « devant le poste de radio ». C’est la guerre invisible, sans contact, illustrée d’images que l’on ne comprend pas, filmées à la lunette infrarouge. Mon père n’en finit plus de dérouler ses cartes et se trouve finalement assez enthousiasmé par la région. Il se rapprocherait du Proche-Orient où il rêve d’aller, et « tu te rends compte, on fait face à l’Iran ! ». Cela le fait rêver quand même un peu. Chez un bouquiniste de Brive, il trouve un livre de photos du Koweït. « On dit Koweïtis ou Koweïtiens ? » On regarde ça en fin d’après-midi dans la vieille maison, dans une atmosphère d’automne corrézien, entre figues écrasées, récolte de mûres et ramassage de noix. On y voit des silhouettes blanches floues, photographiées de nuit dans un ciel bleu sombre, il y a des palmiers, des centres commerciaux très dorés, des villas blanches à colonnades, des drapeaux, beaucoup de drapeaux.
Septembre se déroule, et le Ministère des Affaires étrangères ne donne plus signe de vie. Il faut se résoudre à m’inscrire au collège le plus proche, à 9 kilomètres. Je ne suis pas contre, tout me va. C’est pour une inscription en Troisième. J’ai manqué la rentrée, mais peu importe.
Je marche à l’aube vers la place du petit village où le car de ramassage scolaire passe à 7h10. Les ruelles étroites entre les murs d’ardoise sont vides et glaciales. Le brouillard ne s’est pas encore levé. Je monte dans le car, je ne suis pas la première, je m’assois derrière le siège du conducteur d’où je peux regarder ses yeux dans le rétroviseur. Il écoute NRJ, et toutes les publicités d’NRJ. Je n’ai rien contre car soit je suis déjà très condescendante, soit je sais comment survivre dans un nouveau collège. Tous les établissements ont leur idiome, à chaque coin de France son annuaire du bon goût… J’apprends. Parfois, Virginie monte avec moi. Elle habite dans le village, un peu plus loin, elle est dans une classe parallèle. Ensemble, nous décidons de ne plus porter que des mini-jupes avec un collant noir. On fait ça pour s’encourager, car porter une jupe à 14 ans en 1992, ce n’est pas si facile. Cela signifie regards et remarques, petit danger. Après ma journée, nous prenons le même car pour rentrer, c’est plein du bruit des ados maintenant très réveillés. Même le chauffeur monte le volume de la radio. Et des publicités. Toutes ces silhouettes qui dans le bus sont encore des élèves, uniformisés par les habitus du collège, ne sont déjà plus tout à fait les mêmes, quand on les dépose dans un paysage qui me semble déjà trop isolé pour être nommé le « milieu » de nulle part, pour rejoindre à pied leur foyer, une ferme ou une maison invisible de là où nous sommes, et où je m’imagine qu’ils vont donner à manger à des cochons qu’ils appellent par leur prénom, tandis que moi je ne me salis pas les mains. Je découvre la Corrèze en période scolaire, moi qui ne la connaissais qu’en vacances. Je casse des noix sur la toile cirée noire. Ou bien je lis un peu. On joue au Master Mind. Mais il fait déjà sombre le soir, et j’attends, j’attends la nouvelle vie, celle que je dois construire ailleurs. Du coup je ne commence pas celle-ci.
Le collège Le Colombier est un bâtiment quelconque d’un étage, érigé dans un renfoncement de terrain, mais visible depuis la départementale. Quelques élèves me prennent sous leur aile. Dans ma classe de Troisième, il y a deux filles absolument magnifiques, avec de longs cheveux et de grands sourires, et qui portent des brassières à bretelles sous des gilets. Elles sont habitées par Madonna dont elles répètent les chorégraphies à toutes les récréations, mais aussi le weekend. Madonna, c’est pour ma mère, c’est ce que je pense. Elles sont gentilles avec moi, ce qui cadre avec l’image que je me fais d’elles et me permet de me sentir rapidement à mon aise. Je veux dire que la gentillesse, la tolérance, la bienveillance, ce n’est pas vraiment, comme Madonna, ce qui caractérise l’époque. Ce n’est pas encore une valeur Vintage, c’est juste très critiquable. Être gentil, c’est être « bien brave ».
A la campagne, c’est comme ça, la plupart des élèves ont pour patronymes des noms de villages, de vallons, de bouts de forêts et de ruisseaux. A la récréation, on peut acheter des viennoiseries pour deux francs. Il n’y a pas de bazar dans les cours. Je suis cordiale envers les professeurs. Je me crois moderne, de la ville. Je reçois beaucoup de compliments sur mes facultés d’adaptation, alors que je ne les mérite pas puisque cela m’est si facile.
Comme il n’y a pas d’anglais deuxième langue, je fréquente le cours de première langue comme les autres. La prof d’anglais me « bade », je suis un révélateur de son enseignement. Estimant sans doute que je suis une opportunité pour sa classe, elle fera participer tous les élèves à l’envoi d’une carte et d’un colis au Koweït. Il se passe quelque chose à Allassac. C’est si adorable que je n’ai pas les outils émotionnels pour recevoir ce type d’attention.
Scolairement, je suis tellement accaparée par mon adaptation que je n’approfondis rien. Mon emploi du temps est devenu très léger : il n’y a pas d’allemand, pas de latin. Pour m’occuper, je suppose, ou pour reproduire un schéma confortable, je cherche parmi les garçons de la classe celui que je trouve le plus mignon et je le regarde. Il s’appelle Benoît. Ses yeux sont extraordinaires quand il sourit. Je suis étonnée de ne pas le voir main dans la main avec une fille. Ce qui était valable à La Châtre, ville de campagne, mais ville de passage sur la ligne Paris, Orléans, Limoges, Toulouse, ne l’est plus à Allassac : quand on a 14 ans, on attend d’avoir le permis pour conduire sa Panda et commencer sa vraie vie. Et quand l’après-midi touche à sa fin, on se dépêche, de peur de le rater, de monter dans l’un des cars qui attend sur le parking du collège et qui nous ramène chez soi. Cette dépendance au ramassage scolaire limite les élans spontanés et les improvisations. Peu avant les vacances d’octobre, pourtant, je donne en copy cat (cf. La Châtre) un mot à Benoît, qui dit : « I want you », un désir qui, aujourd’hui, me semble bien « au-dessus » de mes moyens de l’époque. Je me demande ce que ça va donner ; c’est un coup d’épée dans l’eau. De toute façon, je ne sais pas trop ce que je veux dire ni ce que je veux.
Deux jours plus tard, c’est le dernier jour et mon cœur bat mille fois plus fort quand je donne mon chèche noir tunisien à Christelle C. qui me plaît. Elle m’en a fait compliment, je le lui offre. Elle a l’air heureuse. Nous ne nous reverrons pas.
Les deux cantines en fer sont fermées et prêtes à embarquer. Mon père passe la maison au peigne fin. Pas de noix, pas de miettes, pas de souris. Nous pouvons également quitter les lieux.