A propos

26. Collège Le Colombier (Allassac, fin sept.-oct. 1992)

Au cours de l’été, mon père doit recevoir une formation en français langue étrangère en vue de le préparer à ses nouvelles fonctions. Je l’accompagne à Strasbourg et loge avec lui une semaine dans une petite chambre de la Cité U. Mon père revient de ses cours la bouche plein de sarcasmes : « Aujourd’hui, on nous a demandé de traverser une rivière imaginaire, les yeux fermés. ». C’est tout lui. Le soir, il y a le ciné-club de la fac. J’y vois « Cinema Paradisio ». J’ai 14 ans.

Etienne m’a enregistré une cassette des Doors. C’est une 90 minutes noire et dorée de la marque TDK, au boîtier parfaitement lisse. Je la trouve en soi très élégante. Je l’écoute beaucoup, en ayant tout à fait conscience du caractère indiscutable de son contenu, ce qui m’interdit toute impression négative, voire même toute impression. Je ne sais pas si j’aime ou si je dois détester, tant j’ai appris à masquer mes émotions. C’est toujours comme ça : j’ai besoin de savoir s’il faut aimer ou pas. Une critique des Inrocks, l’approbation de mon père, me suffisent à trancher. Si l’on me dit que c’est « de qualité », alors je peux dire que ça me plaît. Mais on est loin d’une émotion retranscrite. Je suis habituée à ne pas avoir d’avis sur les choses. Je sais que des élèves plus âgés ont un poster de Jim Morrisson dans leur chambre. Je sais qu’il est mort jeune et j’imagine la cohue des fans en transe autour de sa tombe parisienne. Il me faudra des années pour oser me détacher avec humour de certaines idoles. Mais même, au début, c’était une pose. Une pose parisienne. Car, il était de bon ton de démolir les idoles, ça faisait dandy, c’était un genre, on se faisait remarquer.

La famille de ma correspondante allemande vient me prendre à Strasbourg, direction Nürnberg. Je m’écrase dans le cuir beige de la Mercedes.

A la fin de l’été, mauvaise nouvelle, le plan algérien tombe à l’eau. Un autre a été choisi. C’est reparti pour l’attente. En septembre, on se rappelle de mon père. Une place au Koweït, ça vous irait ? Mais ce n’est pas encore confirmé. On en parle. C’est ça ou l’Ouzbékistan. Il préfèrerait, mais il n’y a pas de lycée français. Ma mère essaie de lutter contre. Dans mon esprit, c’est fait : je partirai avec mon père, où qu’il aille. Ma mère a beau me mettre en garde, elle n’a rien à offrir. On lui laisse deux jours pour se décider.

La Guerre du Golfe vient de se terminer et il me reste en tête les fausses chroniques du Vrai-Faux Journal de France Inter, « avec nos envoyés très spéciaux Jean Sais Rien et Jean Sais Pas Plus », qui ont animé mes déjeuners du mercredi « devant le poste de radio ». C’est la guerre invisible, sans contact, illustrée d’images que l’on ne comprend pas, filmées à la lunette infrarouge. Mon père n’en finit plus de dérouler ses cartes et se trouve finalement assez enthousiasmé par la région. Il se rapprocherait du Proche-Orient où il rêve d’aller, et « tu te rends compte, on fait face à l’Iran ! ». Cela le fait rêver quand même un peu. Chez un bouquiniste de Brive, il trouve un livre de photos du Koweït. « On dit Koweïtis ou Koweïtiens ? » On regarde ça en fin d’après-midi dans la vieille maison, dans une atmosphère d’automne corrézien, entre figues écrasées, récolte de mûres et ramassage de noix. On y voit des silhouettes blanches floues, photographiées de nuit dans un ciel bleu sombre, il y a des palmiers, des centres commerciaux très dorés, des villas blanches à colonnades, des drapeaux, beaucoup de drapeaux.

Septembre se déroule, et le Ministère des Affaires étrangères ne donne plus signe de vie. Il faut se résoudre à m’inscrire au collège le plus proche, à 9 kilomètres. Je ne suis pas contre, tout me va. C’est pour une inscription en Troisième. J’ai manqué la rentrée, mais peu importe.

Je marche à l’aube vers la place du petit village où le car de ramassage scolaire passe à 7h10. Les ruelles étroites entre les murs d’ardoise sont vides et glaciales. Le brouillard ne s’est pas encore levé. Je monte dans le car, je ne suis pas la première, je m’assois derrière le siège du conducteur d’où je peux regarder ses yeux dans le rétroviseur. Il écoute NRJ, et toutes les publicités d’NRJ. Je n’ai rien contre car soit je suis déjà très condescendante, soit je sais comment survivre dans un nouveau collège. Tous les établissements ont leur idiome, à chaque coin de France son annuaire du bon goût… J’apprends. Parfois, Virginie monte avec moi. Elle habite dans le village, un peu plus loin, elle est dans une classe parallèle. Ensemble, nous décidons de ne plus porter que des mini-jupes avec un collant noir. On fait ça pour s’encourager, car porter une jupe à 14 ans en 1992, ce n’est pas si facile. Cela signifie regards et remarques, petit danger. Après ma journée, nous prenons le même car pour rentrer, c’est plein du bruit des ados maintenant très réveillés. Même le chauffeur monte le volume de la radio. Et des publicités. Toutes ces silhouettes qui dans le bus sont encore des élèves, uniformisés par les habitus du collège, ne sont déjà plus tout à fait les mêmes, quand on les dépose dans un paysage qui me semble déjà trop isolé pour être nommé le « milieu » de nulle part, pour rejoindre à pied leur foyer, une ferme ou une maison invisible de là où nous sommes, et où je m’imagine qu’ils vont donner à manger à des cochons qu’ils appellent par leur prénom, tandis que moi je ne me salis pas les mains. Je découvre la Corrèze en période scolaire, moi qui ne la connaissais qu’en vacances. Je casse des noix sur la toile cirée noire. Ou bien je lis un peu. On joue au Master Mind. Mais il fait déjà sombre le soir, et j’attends, j’attends la nouvelle vie, celle que je dois construire ailleurs. Du coup je ne commence pas celle-ci.

Le collège Le Colombier est un bâtiment quelconque d’un étage, érigé dans un renfoncement de terrain, mais visible depuis la départementale. Quelques élèves me prennent sous leur aile. Dans ma classe de Troisième, il y a deux filles absolument magnifiques, avec de longs cheveux et de grands sourires, et qui portent des brassières à bretelles sous des gilets. Elles sont habitées par Madonna dont elles répètent les chorégraphies à toutes les récréations, mais aussi le weekend. Madonna, c’est pour ma mère, c’est ce que je pense. Elles sont gentilles avec moi, ce qui cadre avec l’image que je me fais d’elles et me permet de me sentir rapidement à mon aise. Je veux dire que la gentillesse, la tolérance, la bienveillance, ce n’est pas vraiment, comme Madonna, ce qui caractérise l’époque. Ce n’est pas encore une valeur Vintage, c’est juste très critiquable. Être gentil, c’est être « bien brave ».

A la campagne, c’est comme ça, la plupart des élèves ont pour patronymes des noms de villages, de vallons, de bouts de forêts et de ruisseaux. A la récréation, on peut acheter des viennoiseries pour deux francs. Il n’y a pas de bazar dans les cours. Je suis cordiale envers les professeurs. Je me crois moderne, de la ville. Je reçois beaucoup de compliments sur mes facultés d’adaptation, alors que je ne les mérite pas puisque cela m’est si facile.

Comme il n’y a pas d’anglais deuxième langue, je fréquente le cours de première langue comme les autres. La prof d’anglais me « bade », je suis un révélateur de son enseignement. Estimant sans doute que je suis une opportunité pour sa classe, elle fera participer tous les élèves à l’envoi d’une carte et d’un colis au Koweït. Il se passe quelque chose à Allassac. C’est si adorable que je n’ai pas les outils émotionnels pour recevoir ce type d’attention.

Scolairement, je suis tellement accaparée par mon adaptation que je n’approfondis rien. Mon emploi du temps est devenu très léger : il n’y a pas d’allemand, pas de latin. Pour m’occuper, je suppose, ou pour reproduire un schéma confortable, je cherche parmi les garçons de la classe celui que je trouve le plus mignon et je le regarde. Il s’appelle Benoît. Ses yeux sont extraordinaires quand il sourit. Je suis étonnée de ne pas le voir main dans la main avec une fille. Ce qui était valable à La Châtre, ville de campagne, mais ville de passage sur la ligne Paris, Orléans, Limoges, Toulouse, ne l’est plus à Allassac : quand on a 14 ans, on attend d’avoir le permis pour conduire sa Panda et commencer sa vraie vie. Et quand l’après-midi touche à sa fin, on se dépêche, de peur de le rater, de monter dans l’un des cars qui attend sur le parking du collège et qui nous ramène chez soi. Cette dépendance au ramassage scolaire limite les élans spontanés et les improvisations. Peu avant les vacances d’octobre, pourtant, je donne en copy cat (cf. La Châtre) un mot à Benoît, qui dit : « I want you », un désir qui, aujourd’hui, me semble bien « au-dessus » de mes moyens de l’époque. Je me demande ce que ça va donner ; c’est un coup d’épée dans l’eau. De toute façon, je ne sais pas trop ce que je veux dire ni ce que je veux.

Deux jours plus tard, c’est le dernier jour et mon cœur bat mille fois plus fort quand je donne mon chèche noir tunisien à Christelle C. qui me plaît. Elle m’en a fait compliment, je le lui offre. Elle a l’air heureuse. Nous ne nous reverrons pas.

Les deux cantines en fer sont fermées et prêtes à embarquer. Mon père passe la maison au peigne fin. Pas de noix, pas de miettes, pas de souris. Nous pouvons également quitter les lieux.   

Sublimation

« Mais alors, c’est comme si tu habitais chez elle ?!
– Oui, je sais… Je pense que c’était dû à la différence de salaire, même si elle ne voulait jamais que cela rentre en ligne de compte dans notre quotidien. »

Depuis que je n’ai plus écrit.

Tout a commencé quand je me suis rendu compte que j’étais amoureuse. Amoureuse d’une autre femme. Sans m’être dit une seule fois que c’était fini, sans lui avoir dit une seule fois que cela ne pouvait plus continuer. Douze ans. Je suis tombée amoureuse très, très fort, comme une adolescente. C’était une catastrophe. Et des gloussements de bonheur et des tourments et des nuits sans sommeil et une perte de conscience du temps et des autres telle que j’avais la sensation de flotter tout le temps. Comme si mon cœur s’étirait, s’étirait pour embrasser toutes mes amours, et que les contours de ma vie devenaient flous, et que je ne remontais plus jamais à la surface pour ôter mon masque. Tout en moi s’est élargi.

Dans mon souvenir, il n’y a pas eu de discussion. J’ai avoué. On m’a demandé de choisir. J’ai refusé d’abandonner. C’était stéréotypique, binaire, et très violent. Depuis, j’ai déménagé deux fois.

Mon envie d’écrire s’éveille de nouveau depuis une ou deux semaines. C’est possible, c’est possible de l’écrire !

Lettre à Myriam

A l’été 1998, je faisais un stage au sein du magazine municipal de B., sous ton regard. Je fêtais mes 20 ans le jour de l’arrivée du tour de France, et toi tes 40 ans dans les mêmes eaux. Tu avais invité un petit groupe de personnes, il y avait Cédric, le caméraman costaud à qui je demandai plusieurs fois de s’étendre complètement sur moi, ce qui m’apaisait incroyablement. Il disait : on flirte, je n’avais jamais entendu ce mot. Il faisait chaud, on était sur ta terrasse. Et puis quelqu’un t’a demandé ce qui allait changer avec tes 40 ans ; c’est pas rien 40 ans, c’est l’essentiel de tout ce qu’on peut expérimenter dans une vie : l’amour, les enfants, les voyages, un métier, et toute la somme de nuances émotionnelles possible. On avait 20 ans d’écart, et je t’observais avec curiosité, tu aurais pu être ma mère ! Tu n’as rien dit au début, on te regardait, on était tous plus jeunes. Et tu as sorti cette phrase incroyable : « Ce qui va changer, c’est que maintenant, je vais dire « non » ; quand ça m’emmerde, quand j’ai pas envie, quand je suis fatiguée, je vais dire « non ». »

Et moi j’étais là, j’avais 20 ans et je t’ai bien écoutée, ce n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde. La phrase a rebondi un moment dans ma tête et a fini par rencontrer un réseau de pensées accueillant. Elle est restée là, elle a pris sens, elle s’est coulée dans mes fondations en épousant mon histoire.

Je voulais te dire que les conséquences de cette discussion ont été durables et profondes.

Grâce à toi, j’ai échappé à toutes les soirées auxquelles je ne voulais pas me rendre, ces dîners, ces fêtes auxquelles je savais que j’allais m’ennuyer, ces moments avec des gens que je ne voulais pas forcément recroiser (ceux-là-mêmes dont, au moment de les quitter après un dîner, au seuil de leur porte, on sait qu’on ne les reverra pas).

Il est vrai que parfois je ne voulais pas froisser, alors je disais que je viendrais, « oui, oui, bien sûr, c’est à quelle heure ? », attendant la dernière minute, voire dépassant de 15 minutes l’heure du rendez-vous convenu, attendant un « Bah alors, tu es où ? » pour envoyer un sms : « Dsl, je viens de me faire kidnapper par les renseignements israéliens (top du top en matière de sécurité intérieure), je ne viendrai pas ce soir, je te tiens au courant… »

J’ai aussi échappé au prince pas si charmant et à tout un tas de moments très moyens, recherchant l’absolue sincérité des relations, et laissant de côté les rencontres à demi consenties, à demi satisfaisantes.

J’ai sauvé un paquet de temps de qualité dans ma vie, j’ai lu beaucoup, j’ai écrit, j’ai dessiné, chanté, et j’ai aussi beaucoup, beaucoup aimé. On m’a jugée bizarre, secrète, mystérieuse, mais aussi « enfant gâtée » car je faisais « ce qui me plaît ».

Le 31 décembre 2019, une « amie facebook » de 49 ans a pris la grande résolution de dire « non ». J’ai repensé à toi. J’ai trente ans d’avance. Grâce à toi.

25. Collège George Sand (La Châtre, avril-juin 1992)

La collègue qui nous prêtait son appartement à Châteauroux compte le récupérer au printemps, alors nous déménageons dans un logement tout près du lieu de travail de mon père qui s’évite aussi 90 km de voiture par jour. Dans une très vieille maison à colombages qui sent mauvais, nous posons nos sacs et nos duvets sur une moquette qui cache sans aucun doute un plancher vermoulu. Comme je le disais plus haut, peu m’importe, les journées sont belles et je passe l’essentiel de mon temps dehors.

De nouveaux noms de lieux envahissent les conversations : Nohant, Montlevicq, Montgivray, Sainte-Sévère, Saint-Chartier… Comparé à Renoir ou Touvent, le Collège George Sand est un établissement de campagne. Tout y est plus doux, plus petit, plus replié. Les prénoms des élèves sont partout les mêmes, mais les professions de leurs parents n’ont rien à voir : untel porte le nom du boulanger de la rue principale, un autre celui que l’on voit s’étaler sur d’immenses panneaux indiquant la pépinière lorsqu’on rentre de Corrèze, un autre, tu sais, c’est le fils de Machin, l’auberge sur la route de Châteaumeillant. Tout le monde se connaît. La moitié des élèves viennent par car scolaire, l’autre possède un scooter, et je fais partie des rares élèves à rentrer à pied à la maison. Je fréquente ce collège dès la fin des vacances de Pâques et jusqu’à la fin des cours en juin. Mon père se prépare, il passe des entretiens pour partir à l’étranger. C’est une jolie saison pour être adolescent(e).

Un peu avant la rentrée, j’ai la chance de visiter le Collège avec mon père et le Principal. Je suis habituée, tous les établissements se ressemblent. Je suis à la fin de la 4ème, et il n’y a rien de neuf sous le soleil, hormis le calme impressionnant qui règne pendant les vacances dans les locaux scolaires. Le Principal me montre au premier la salle de dessin, la salle de musique, le labo de Physique, puis nous redescendons, et alors que nous longeons le couloir du rez-de-chaussée, avec sa rangée de patères vides, une envie irrésistible de vomir me prend et je me libère dans une grande flaque. Je suis confuse. Heureusement qu’il n’y a pas d’élèves.

Là encore, je m’intègre comme dans du beurre. Mon père travaille aussi dans l’établissement et est largement apprécié par les élèves et les parents. Je suis chez les Bisounours. C’est la mode des Totoches, des pendentifs en forme de tétines que tous les élèves arborent fièrement sur leur poitrail…

Après mon plâtre, je recommence pour la première fois les cours de sport avec un dernier trimestre consacré aux barres parallèles et asymétriques, ce qui me procure beaucoup de bonheur, tant j’aime me balancer la tête en bas. En mathématiques, les exercices exigent enfin de savoir bien lire pour construire une équation à partir de mots. Grâce au soutien d’une professeure chevronnée, longue et sèche comme une feuille de palmier, et qui diffuse ses odeurs d’ail autour de ma tête quand elle se penche pour m’aider, je prends goût pour toujours à l’arithmétique. La prof de français s’appelle Mademoiselle Chopin, ce qui ne manque pas de sel au pays de George Sand, et se comporte comme une Mademoiselle Jeanne (Gaston Lagaffe) pleine d’enthousiasme. Sur une idée de mon père, je présente un exposé sur la toponymie des noms de fruits et légumes. Pour trouver la documentation appropriée, nous retournons à la bibliothèque de Châteauroux où le bruit des voitures m’étourdit : je ne sais plus traverser une route ! C’est que La Châtre, c’est vraiment la campagne !

Je ne retrouve pas de groupes de filles délurées dans ce collège. Romain, le garçon au béret, et moi « cassons » peu de temps après mon arrivée bien sûr, c’est que je me suis lassée de ses missives au stylo paillettes parsemées de petits cœurs et terminées par « Je t’envoie autant de bises qu’il y a de bulles dans une bouteille de Coca » (la même avec le sable, c’était déjà gênant, mais avec le Coca, c’est non !). Je ne dis pas « Je t’aime », pour rester droite dans mes bottes : être entière m’importe plus que de ne pas blesser. Quand je prendrai des nouvelles du garçon éconduit, une dizaine d’années plus tard, j’aurai du mal à le reconnaître, (très peu) vêtu de cuir et d’épines sur un char de la Gay Pride à Paris, les yeux maquillés, toujours avec de grands cernes bleutés. En avril, un concours informel de fille/garçon la/le plus belle/beau du collège est organisé par la classe en-dessous et Julietta est élue. Je la vois souvent de loin, elle est populaire, souvent accompagnée d’un garçon. A La Châtre, on se tient la main et on se fait des « pioux » (de petits baisers claqués sur les lèvres). Juliette, c’est la fille Chevignon-Chipie du collège, trop « à la mode » pour m’attirer, un peu inaccessible. Elle ne le sait pas, mais à la maison, il m’arrive de relire ses dictées, ses rédactions. Paraît que c’est une très bonne élève, intelligente et absolument charmante quand elle rit. Nous ne nous doutons pas que nous allons développer dans les années qui viennent, et jusqu’à aujourd’hui, une grande amitié.

Dans ma classe, je ne parle pas vraiment aux autres, plus aux garçons qu’aux filles, mais ce n’est pas important, j’ai l’habitude de ces moments, et je ne suis pas rejetée. Au mois de mai, un garçon de ma classe, Etienne, montre des signes (maladroits) d’intérêt pour moi. Il porte toujours un jean noir, ce qui à l’époque est peu commun, et a un visage asymétrique peu banal. Ses parents tiennent une pharmacie. Il vient à l’école avec un magnétophone et, avec un copain, ils se bidonnent en faisant les journalistes dans la cour. Il vient souvent vers moi pour finalement repartir plein de moqueries. Il dessine des Bart Simpson partout où il peut. Avec lui, c’est compliqué, je vois bien qu’il aimerait quelque chose, mais il n’est pas « sympathique ». Un jour en plein cours de Technologie, une initiation au traitement de textes sur de massives Olivetti, il me surprend soudain en s’asseyant tout contre moi derrière sur la petite assise du tabouret pivotant. Je me raidis. Il passe ses bras nus de chaque côté de mon corps et commence à taper (avec les deux mains et presque sans regarder) quelque chose sur ma feuille d’entraînement : I love you I want you, I want to fuck you…  Je rougis. C’est la chose la plus osée que j’aie jamais expérimentée. Je ne parle pas anglais, mais je sais. Ce mélange de tendresse, d’écriture, de rudesse et d’audace deviendra mon étalon pour de nombreuses années. C’est une déclaration, nous avons 13 ans et nous sortons ensemble, discrètement, secrètement. Toutefois, je suis toujours dérangée par ce qui m’a déplu dès le départ chez lui : ses sarcasmes, dont je suis aussi l’objet, peut-être des maladresses mais qui ne m’émeuvent pas. Nous nous écrirons longtemps cependant, nous nous enverrons des cassettes, et il deviendra bien journaliste, et nous garderons le contact jusqu’à ce que je voie ses enfants. Lasse de son absence de curiosité pour moi, je finirai par couper les ponts complètement.

Invitée à une Boum en juin 1992, j’entends pour la première fois un bruit étonnant : Arnaud veut absolument nous faire écouter « ça », c’est Nirvana.

A la maison, le projet de mon père se précise. Un nom de ville tombe : Constantine, en Kabylie. Et puis certaines fonctions pour lui, nous habiterons dans la villa de son prédécesseur, il y aura une femme (que je devine déjà adorable) pour faire la cuisine. C’est bien. Je vais à la piscine le jour de notre départ. Il est juste temps de toucher le corps d’Etienne le plus possible, sous l’eau, pour se faire des souvenirs, je suis toujours tellement pressée par les adultes, je veux en garder le plus possible pour la route. Casquette New York vissée sur la tête, je passe le portillon, un dernier coup d’œil vers les copains qui sont restés dans le bassin, mon père klaxonne déjà dans la rue, au volant de la Peugeot 205. Il fait très chaud. La Châtre, c’est terminé.

Photographies

Se souvenir sans photographies.

Les trois seules photographies de moi avec ma mère ont été prises par mon père. La première date de la maternité, dans les jours qui ont suivi ma naissance : je suis dans ses bras dans un pyjama pêche, les yeux vitreux. La deuxième, en noir et blanc, a été prise un peu plus tard : ma mère est de dos, sa chevelure occupe la moitié du cadre, j’ai la tête posée sur son épaule. C’est une belle photographie. La dernière nous montre d’un peu loin, j’ai un an environ, elle me tient la main et nous marchons, sa tête est légèrement penchée vers moi, ses cheveux lui cachent le visage.

Fin de séance. Rideau baissé.

Pour le Noël de mes 10 ans, mon père m’offre un petit appareil photo, et une pellicule couleur. De retour à Limoges, je prends ma mère à l’improviste. Elle est en train de faire du repassage dans la salle de bains. Elle se précipite sur moi et m’arrache l’appareil des mains. Je lui résiste, mais elle réussit à l’ouvrir et tire sur la pellicule. C’était ma première pellicule. Il y avait mes souvenirs de fête. Et un premier regard sur le monde enregistré qu’il m’aurait plu aujourd’hui de retrouver.

Je n’ai pas de photo de ma mère avec moi. Pas parce qu’elle ne m’aimait pas. Mais parce qu’elle ne voulait pas que des photos d’elle circulent. Elle ne s’aimait pas ? Je n’ai pas de photo de ma mère qui me tiendrait contre elle en souriant. Même après, même jamais. J’anticipe sur le fait que nous nous reverrons aux funérailles de sa mère et que je demanderai à quelqu’un de nous prendre toutes les deux. Moi vieille et elle encore plus, de face, vêtues de noir.

Je me rappelle, quand j’étais enfant, déchirer les photos était une activité du dimanche comme une autre. Pas les déchirer pour les jeter, mais pour les remanier. Elle recadrait les photos, elle altérait en fait nos futurs souvenirs en découpant les personnes qui lui déplaisaient des tablées et des groupes. Elle-même n’avait pas d’appareil. (Avait-elle un album photo ? J’ai vu les premières photos de ma mère enfant chez ma grand-mère et d’autres photos dans les albums de mon père.) Donc, quand je dis « déchirer les photos », je devrais ajouter « les photos des autres », c’est-à-dire celles que mon père et mon beau-père nous envoyaient, à mon frère et moi, pour qu’en leur absence on se souvienne d’eux et des bons moments passés ensemble.

Des mesures ont été prises assez rapidement par mon père qui faisait refaire les photos en plusieurs exemplaires afin de constituer un album photo parallèle, sans suppression ni troncage.

Mais je cherche et cherche encore dans ma mémoire ces images de ma mère et moi qui rions ensemble, rien que du bonheur d’être ensemble.

24. Collège Touvent (Châteauroux, janvier 1990-mars 1992)

Le collège Touvent a été construit par les soldats américains présents dans l’Indre entre 1951 et 1967. Pendant plus de dix ans, les enfants des employés de la base aérienne de La Martinerie y ont été scolarisés. Touvent, c’est le nom du quartier, exposé à tous les vents. Gage de folie, s’il en est. Entièrement de plain-pied, c’est un collège où s’orienter est facile ; avec une vingtaine de classes seulement, on y est presque en petit comité. Mais le matin, j’ai toujours peur de passer la grille où traînent des jeunes en mobylette. Ils sont encore là à 16 heures emportant je ne sais où, mais contre eux, des filles aux cheveux permanentés qui le veulent bien.

Dans mon nouveau collège, je ne suis pas tout à fait une inconnue car mon père y a enseigné l’année précédente. Contrairement à ce qui se passe d’ordinaire, c’est lui qui a un avis sur mes profs. Il évoque dans un portrait acide « les mémères qui amènent leurs tricots dans la salle des profs », et les autres qui racontent leurs grossesses et accouchements (j’ai un avis aujourd’hui sur ce genre de jugements, mais à l’époque, je n’en pense rien). C’est quelque chose que je peux comprendre, déjà enfant, ce manque de générosité intellectuelle qui isole et fait souffrir au travail. Mme Truc se dit prof d’Histoire-Géo alors qu’elle ne cesse de déblatérer des âneries sur l’actualité, Mme Bidule est prof de français mais n’a certainement pas ouvert un bouquin depuis l’école primaire.

De son côté, naturellement, il s’est fait une réputation dans l’établissement en emmenant une de ses classes en… Tunisie. A tout le moins, c’est un original. Je ne dirais pas que cette image a compté dans la façon dont j’ai été moi-même vue par mes professeurs, mais à quelques moments, le fait d’être identifiée a pu jouer. Par exemple comme ce jour où un professeur me demande d’aller chercher quelque chose à l’administration et que j’ouvre à peine la bouche que je me fais aboyer dessus par le Principal adjoint, une énorme montagne de chair et de graisse qui m’horrifie. Le fait est que quelque chose ne va pas, puisqu’il me déverse, dans le cagibi où je l’ai trouvé et où nous voilà enfermés tous les deux, toute sa hargne en me traitant d’insolente en long, en large, et en trois dimensions (sous une pluie de postillons). Je n’ai pas compris ce qui m’arrive, je suis terrorisée. Le soir, mon père reçoit un coup de fil du type (vraiment ça n’en valait pas la peine) pour l’inviter à me faire la morale. Un parent a alors plusieurs façons de réagir, et je sens que mon père, même s’il n’accorde pas une grande confiance au gars, et même si cela reste confus dans son esprit puisqu’il n’était pas présent, ne m’accorde pas entièrement sa confiance. C’est un drôle de sentiment, un avertissement, une petite fêlure qui ne s’est jamais refermée malgré les années, et qui provoquera chez moi, sans vouloir utiliser un vocabulaire médical inapproprié, des crises de paranoïa incessantes dirigées contre lui.

Je suis un peu bavarde en classe et un peu légère sur la question des devoirs et leçons, je fais à peu près le minimum. Alors que j’avais décidé de me mettre au travail, l’attrait du jeu me reprend. Je ne suis pas en cours pour travailler, mais avant tout pour m’amuser. Je n’ai absolument pas la maturité pour comprendre l’intérêt de ce qu’on me fait faire et je ne possède aucune motivation naturelle pour relire mes leçons. Mon père a beau être prof, il ne s’inquiète pas de mes mauvaises notes, tant qu’elles ne sont pas catastrophiques. Je ne souffle pas dans les sarbacanes, mais je suis prête à fabriquer les boulettes s‘il faut des munitions.

J’apprécie énormément le cours de Technologie où le professeur, un gentil monsieur proche de la retraite, nous fiche la paix et nous permet de travailler en chantant. On néglige de plus en plus aujourd’hui l’intérêt pour un élève de connaître ce genre d’enseignant dont on n’attend rien de plus qu’une transmission affectueuse et bienveillante.

Comme nous avons la même prof pour le français et l’histoire-géo, elle essaie de mêler ses objectifs pédagogiques dans des lectures littérairement vides, « alittéraires ». Elle nous propose des ouvrages d’Odile Weulersse et de Michel Peyramaure… Je fais semblant de lire. Mon père ne m’y oblige pas, il a aussi son idée sur ce sujet et, comme j’ai déjà été collée une fois pour devoirs non faits, il me dicte même le contenu d’une fiche de lecture ou deux.

Le Messager d’Athènes, Odile Weulersse

Dans ce nouveau collège où je vais rester un peu plus de deux ans, de 11 à 13 ans, je suis très rapidement intégrée à un petit groupe de filles dynamiques, de bonnes élèves avec qui s’amuser et réviser les interros à la dernière minute. Aucune d’elle ne sait que je loge avec mon père dans un 9 m2, ni même pourquoi soudain j’arrive dans leur classe avec quatre mois de retard. Nous nous retrouvons au milieu de la pelouse ou sur un banc et passons nos récréations à discuter ; notre groupe se forme et se déforme au gré des histoires (amourettes, jalousies, disputes d’un jour ou d’une semaine). Il y a A., la charmante danseuse dont le port de tête fait tourner celle des profs quadragénaires ; B. la ronde musicienne que le père appelle en sifflant, ce qui alimente bien quelques jours de bavardage ; parfois C. nous rejoint, sensible et timide. Toutes, elles se connaissent depuis très longtemps, et je ne comprends pas vraiment la nature de leurs relations, liens d’amitié ou familiaux. C’est avec Béné que je ris le plus. Nous menons des joutes verbales pleines de jeux de mots qui ne font rire que nous. Pour au moins deux raisons, nous ne pouvons toutefois être aussi complices qu’espéré. La première tient dans l’espèce de compétition qui existe entre nous et qui justement naît de nos ressemblances. La seconde est plus difficile à décrire. Des enfances différentes justifient-elles que nous ayons de telles difficultés à entrer dans le monde de l’autre ? Ou alors est-ce davantage une question de milieu social ? Ou même d’éducation genrée ? Tandis qu’elle a eu une enfance plutôt douce, passée à faire parler des poupées Barbie (auxquelles elle joue à l’occasion !), mes « petites affaires » tiennent dans mon cartable ; tandis qu’elle participe en tant que danseuse à l’enregistrement d’une émission du Club Dorothée, j’essaie de rouler sur la roue arrière de mon MBK ; tandis qu’elle alterne des vacances de saison à la Turbale et aux sports d’hiver, je passe les miennes à la campagne, à explorer de vieilles baraques ; tandis qu’elle peut m’inviter parfois chez elle pour jouer à la Nintendo (j’ai tué des canards en plein vol en croyant vraiment les viser !), elle ne vient pas une seule fois voir comment c’est chez moi, mais ce n’est pas de sa faute : je ne l’ai pas invitée. Tandis qu’elle est très sérieuse, sage et tout en retenue pendant la classe, j’aime m’asseoir au fond à côté des trouble-fêtes, en toute confiance, adoptée car bon public.

Duck Hunt, sur la console Nintendo

Devant les salles de cours, par contre, quand nous attendons de pouvoir entrer à notre tour, rangés officiellement par deux, mais en réalité agrégés dans une sorte de houle vivante, je préfère rester tout devant pour espérer échapper aux coups de cartables, de coudes, de tête, de genoux… C’est un âge où les garçons se tapent dessus constamment, se roulent par terre à deux ou trois, se collent et se frottent, et tant pis pour celui ou celle qui se prend dans un pied ou une main. J’aime bien ça aussi, des fois, me rouler dans l’herbe avec eux comme dans un grand câlin brutal.

Dans la cour, c’est un concours de fringues de marques. Je n’échappe pas à la tentation. Quand ma grand-mère m’offre à la fin de la 6ème un jean Levi’s et une paire de Nike noires et roses, je suis aux anges. Je vais enfin « appartenir ». Ma dernière journée shopping s’est déroulée en mai dans les rayons d’un Carrefour où ma tante paternelle, me voyant fringuée comme rien, entasse dans le caddie des tas de vêtements un peu plus au goût du jour, sous les yeux de mon père impuissant qui a le sentiment d’y laisser sa paye. A l’époque dont je parle, les adolescents à la mode portent des Bombers, des jeans Levi’s, des pulls Benetton torsadés, des Nike Air, des doudounes Chevignon, des sweats Creeks, Chipie, ou Poivre Blanc, des tee-shirts Waïkiki…. Enfin, je n’oublie pas deux accessoires très en vogue, mais seulement chez les 3èmes (autant dire : une autre génération), et m’en souvenir me procure un grand plaisir : les fers de protection sous les chaussures pour les faire claquer, et la « bolo-tie », un cordon de col fermé sur le devant par une figurine, tête de sioux ou tête de mort. Exquis.

« On » (mais pas moi, à vrai dire, puisque nous vivons dans un microclimat musical où ne passent que France Inter/ Musique/ Culture), on écoute Vanessa Paradis tout en la moquant, Elmer Food Beat (« Le plastique, c’est fantastique »), Roch Voisine (« Hélène »), Pauline Ester (« Le monde est fou »), Patrick Bruel (« Place des grands hommes ») et les premiers Boys Bands préfabriqués. Les chansons des Inconnus sont rejouées par cœur dans la cour, (« Salut/tu/vas/bien ») et Patricia Kaas fait une belle percée dans la cour du collège avec « Mon mec à moi ». Quand, dans la voiture, vient à passer « Au fur et à mesure » de Liane Foly, je regarde mes pieds.

Toute notre petite bande de filles participe à la chorale de l’école dirigée par notre professeur de musique, Monsieur N., qui nous emmène même en représentation, vers Tours peut-être. C’est toujours un plaisir immense de chanter en groupe. A la fin de la 6ème, notre professeure principale programme une sortie scolaire dans le Lot, à Rocamadour. Mon père refuse net, quelle absurdité !, de payer pour un voyage se déroulant à deux pas de la maison de Corrèze où nous sommes toutes les deux semaines ! L’année précédente, en CM2, je n’avais pas non plus eu la possibilité de participer à l’excursion de fin de primaire, pour des raisons économiques également. Ce qu’il faut préciser, c’est que mon père a toujours payé une pension à ma mère, alors que cette dernière a refusé tout net de le faire, une fois le transfert effectué. Il a abandonné l’idée de les lui réclamer de façon plus formelle, craignant de devoir à nouveau supporter des frais d’avocat et encaisser ses mots toxiques à elle en retour. Tel que je le connais, je pense aussi qu’il a craint de la blesser. Mais voilà, avec le crédit de la maison et l’insécurité matérielle causée par la mort de ses parents, le budget est plus que serré.

Je crois que je suis vraiment heureuse tous ces mois à Châteauroux. Je laisse de côté avec une facilité d’enfant tout ce qui me gêne : les violences, la mère, le petit frère, les examens psychologiques et sociaux pour décider « avec qui la petite voudra vivre ». Mon intimité à nouveau protégée, mon corps se libère et je m’autorise à me casser des os, d’abord le poignet, puis la jambe. Mon père nous dépose le matin chez Béné avant de partir au travail, mes béquilles et moi. Sa mère nous emmène en voiture au collège quelques jours par semaine. B. me raconte des années plus tard que la mère de Béné m’en veut énormément, qu’elle m’a trouvée, je ne sais plus les mots exacts, « mal élevée » ou « impolie ». Je reste interdite, j’attends la suite, je faisais tout pour ne pas déranger ! Comment est-ce possible ? Qu’on ait parlé de « moi à 11 ans » derrière mon dos, et que quelqu’un soit resté avec cette fausse idée de moi pendant des années ! (Tenter d’être indifférente à ce que pensent les autres n’est pas encore à l’ordre du jour.) C’est l’histoire d’un croissant, un croissant qu’elle me propose un matin dans la voiture et que je refuse de recevoir, obstinément, jusqu’au silence. Je me cale contre la vitre, surtout qu’on ne m’en propose plus, c’est une vraie torture cette insistance. J’ai été élevée comme ça, à refuser, parce que mes parents ne pouvaient pas rendre. Et quand l’un ou l’autre devait, par la force des choses, mais jamais avec plaisir, accepter un don, il fallait vite l’oublier pour ne pas être redevable. Bien sûr qu’en refusant cette viennoiserie j’avais heurté cette maman ! C’est qu’elle me rendait déjà service en me menant à l’école plusieurs fois par semaine, je n’allais tout de même pas accepter un croissant, et devenir dans ce geste l’égale de sa fille assise à côté de moi, parce que je ne pouvais pas me permettre de le laisser penser. Apprendre à recevoir m’a pris encore bien des années.

Le plâtre à la jambe, que je garde presque quatre mois, m’immobilise et restreint mes sorties. Par conséquent, je recommence à travailler avec plus d’assiduité, ce qui me vaut les félicitations du Conseil de classe. Je découvre avec bonheur l’anglais et le latin, de quoi me refaire une image et monter ma moyenne d’un coup. On nous prête un appartement en vrac dans lequel nous faisons plus ou moins du camping. Il y a une petite télé en noir et blanc. Je fais mes devoirs devant « Giga », une émission d’Antenne 2. Ma grand-mère m’offre une Game Boy et avec mon père, nous faisons des compétitions de Tetris et de Dr Mario. Dans le noir, le soir, je capte la Cibi avec un vieux talkie-walkie ou bien j’écoute Fun Radio par petites touches. Ce sont les débuts de Difool et le Doc, une version audio de tous ces magazines féminins que je trouve déjà stupides dans leur version pour jeunes filles. La Cibi et cette émission s’entremêlent dans ma mémoire. J’ai peur que les chauffeurs de poids-lourds me repèrent sur leur tableau de fréquences et frappent à la porte. Je découvre Michaël Jackson, je trouve cela affreux. Mon père m’initie aux chansons des années 20 à 40 dont le ton joyeux illumine mes oreilles, je deviens imitatrice d’Arletty. En privé seulement.

En décembre, je pars une semaine avec la classe de mon père en Allemagne. Je rencontre là de nouveaux élèves de la campagne, mes futurs camarades de cour ; je croise mes doigts dans ceux de Romain, je lui prête mon béret et mon père immortalise et colle dans son album la photo de ce jeune garçon aux cernes grises sous la neige de Rothenburg.

Les trois derniers mois à Châteauroux se passent plus ou moins bien socialement. Je me fabrique de bonnes raisons d‘être heureuse de changer d’air. A force de changer d’établissement, la mécanique est bien huilée. Un peu de « On s’en fout, on n’est pas d’ici », que disait le père de Marguerite Yourcenar à sa fille quand ils voyageaient en France. C’est plus facile que de partir la larme à l’œil. Même si elle roule quand même.

Age ressenti, âge à l’ombre, fort pourcentage de risque de vieillissement

Je sens que je vieillis au fait que j’ai de plus en plus de plaisir à être entourée de gens plus jeunes, et de moins en moins à passer des soirées avec des congénères, ce qui était exactement le contraire avant.

Il semble que je ne suis pas la seule que vieillir préoccupe (Florent Pagny aussi). J’ai beaucoup aimé cet enchaînement : Vieillir avec panache, et sans thyroïde. C’est un zeugma. C’est comme dans : « J’ai pris le bus aujourd’hui et un sacré coup de vieux ».

23. Lycée Renoir (Limoges, sept.-déc. 1989)

Lycée Renoir, 1992 - Par Frédérique Voisin-Demery —

Après les vacances d’été commence une nouvelle vie. J’ai 11 ans et je vais au Lycée Auguste Renoir, un immense établissement polyvalent qui se trouve à deux pas de chez moi. J’intègre la 6ème 1, la première d’une longue série de 6èmes.

Nous sommes appelés classe par classe à l’aide d’un porte-voix. Je sais que Sandra est quelque part, et même Marion et Alexandre, mais ils ne sont pas avec moi. Mon père a « gagné » pour le choix de la première langue vivante, ce sera l’allemand, une langue déjà mal-aimée qui me sépare des autres, et un choix que je m’efforce d’agréer ; ce n’est pas difficile, on me l’a bien vendue. Avec les copains, nous nous croisons sans avoir le temps de nous parler, nos récréations ne se déroulent pas dans les mêmes cours ni au même moment. Le midi, on pourrait, mais c’est trop grand, on peine à se retrouver. On a aussi soif de nouvelles têtes. Ce lycée est une ville dans la ville, avec ses 1800 élèves. Dans la cour, il y a de jeunes majeurs vêtus de grosses vestes Levi’s avec « col fourrure mouton » qui tirent sur leurs clopes. « Qu’est-ce qu’ils sont p’tits les sixièmes cette année ! » entend-on dans les couloirs. Petits et immatures : à défaut de s’enfumer, on préfère ramasser des bogues de marronniers pour se les jeter dessus d’une cour à l’autre. Cela fait mal, c’est très grisant, mais cela ne dure pas. Les pions et les profs sont sévères, et j’ai envie d’être bien vue. Pour la première fois, je décide consciemment de m’y mettre et d’arrêter le dilettantisme.

Notre prof d’Hist-Géo réussit à terroriser les 32 élèves que nous sommes grâce à un odieux subterfuge. L’un d’entre nous laisse échapper un hoquet, elle hurle : « Qui a le hoquet ? » On est trop abasourdis pour répondre. « J’ai demandé : qui a le hoquet ?! Vous répondez ou vous avez une punition générale ! » Un garçon lève la main. « Votre nom ? Si je vous entends encore une fois … (et elle ne dit que le nom de famille!), vous êtes viré ! » Le silence s’épaissit, angoissé et haineux à la fois. Elle attend la dernière minute du cours pour nous expliquer que la peur est l’un des moyens de faire partir le hoquet, et que la preuve, hein… Le moyen de faire avaler beaucoup de couleuvres aussi.

Le prof de mathématiques me met K. O. dès la première semaine avec son cours sur les ensembles. Il trace des pommes de terre au tableau, au début c’est donc vraiment à ma portée. Ensuite, quand il ajoute d’une écriture de médecin quelques lettres grecques aux formes intéressantes, je me dis que ça va le faire, j’aime bien les codes secrets. Mais au bout de trois tubercules remplies de lignes de codes, je perds l’entendement. J’essaie de me raccrocher à ce qui est écrit en lettres romanes et que je devrais comprendre : par exemple le mot « réel », je le connais celui-là, mais posé comme ça sur ce tableau il ne correspond à rien de réel… C’est trop abstrait pour moi, je n’ai pas « l’esprit mathématique » et je lâche les derniers brins de sapin auxquels je pendais encore – dans le vide. Ce sera pour une autre fois, je ne suis pas prête. Et je préfère encore les cours d’athlétisme aux mathématiques, même quand on nous fait courir 45 minutes sur l’herbe givrée. D’ailleurs, à cette époque, plus c’est contraignant, plus je réponds positivement (voir Scouts).

Pendant qu’à la maison les soirées se passent de plus en plus mal (voir Violence.s), je me fais élire déléguée de classe (sur une idée de ma mère) et j’inaugure avec Vincent V. une sorte de stratégie de drague minimaliste que je tire de je ne sais où, sans doute aussi d’elle. Vincent est le plus petit de la classe (ou sommes-nous à égalité ?), ce qui ne l’empêche pas d’être très chic : il a une jolie raie sur le côté, ambiance catalogue 3 Suisse enfants (les pages « Mariages & Baptême »), et surtout il obtient les meilleures notes en tout, ce qui me le rend irrésistible.

Mais hélas, je découvre à peine que j’ai des pouvoirs magiques avec mes quinquets que je dois partir brusquement, sans avoir eu le temps de m’y préparer (voir Mère). Je me débrouille tout de même pour lui faire passer un message par une copine (par lettre postale) : je lui donne rendez-vous un mois plus tard dans le hall du Lycée. Limoges se situe sur la N20, entre Châteauroux, ma nouvelle résidence, et Brive, où nous descendons un weekend sur deux. Mon père accepte de me déposer devant le lycée et de m’attendre dans la voiture. Comme je ne suis plus inscrite, je n’ai plus l’autorisation de franchir les secondes portes de l’établissement, et lui n’a pas le droit d’en sortir. Il arrive, c’est lui, Vincent. Il s’est fait très beau. Je suis intimidée. Le type de la loge nous observe. Il passe ses bras autour de mon cou et m’accroche une chaîne plaquée or avec un cœur, il dépose un baiser sur mes lèvres. Nous ne nous disons rien, nous nous séparons au ralenti, comme dans les films. Adieu.

Je retourne à la voiture, dévastée. Je n’exagère pas. Mon père, tout en conduisant, me pince la nuque (je comprends que c’est une sorte de « câlin ») et affiche une grimace de compassion. J’ai mis des années avant de revenir à Limoges. Il m’a fallu un paquet de boucliers pour « ne plus flancher à Limoges ».

(Photo : Frédérique Voisin-Demery)

Le vertige d’une fondue

Virginia Charlotte Christa

Je ne vais pas parler de cuisine.
Ni de vertiges.

Je lis en ce moment (en allemand, versprochen) la correspondance de Christa Wolf et Charlotte Wolff, rassemblée dans un livre sous le nom de Ja, unsere Kreise berühren sich (Oui, nos cercles se touchent, éd. des Femmes, 2006). On est en 1983. Christa et Charlotte ne sont pas exactement de la même époque, mais il y a une admiration mutuelle, et puis ce sentiment d’être réunies sous les étoiles par l’unique magie de porter, à une lettre près, le même nom de famille. Christa est écrivain, Charlotte est psychologue, sexologue. Christa doit attendre que quelqu’un traverse Berlin pour poster ses lettres et qu’elles partent « directement » (sic). Charlotte écrit de Londres, mais en allemand, sa langue maternelle. L’une vit en Allemagne de l’est un mariage heureux, entourée d’enfants et de petits-enfants ; l’autre souffre d’une solitude qu’elle réclame et subit tout à la fois.

Il me semble percevoir, dès les premières pages, comme une histoire d’amour qui débute, non pas de Christa vers Charlotte, mais de Charlotte vers Christa. Ses petits messages sont plus fréquents et son envie de savoir si Christa les a bien reçus un peu plus insistante. La gamme des mots qu’elle utilise se fait plus tendre. Je ne sais pas, c’est quelque chose que je ressens, malgré le vouvoiement et les formules de respect ou d’admiration plus convenues, malgré aussi le fait que la première pourrait être la fille de l’autre. Je vérifie cette intuition sur Wikipedia : j’apprends que Charlotte Wolff a 86 ans à l’époque (il lui reste deux ans à vivre, mais elle l’ignore), et elle est effectivement lesbienne. Cet échange de lettres devient pour toutes ces raisons encore plus bouleversant. Par exemple, quand Charlotte décrit cet état d’ébullition intellectuelle dans lequel elle se trouve depuis des années et qui la pousse à écrire sans relâche…
Mais ce n’est pas seulement cela.
Charlotte est née en 1897. En 1933, elle décide de fuir le nazisme et s’installe à Paris où elle fréquente le milieu surréaliste. Quelques années plus tard, elle va s’installer à Londres et rencontre, par l’intermédiaire des Huxley, Virginia Woolf, T. S. Eliot et G. B. Shaw. Pour une fondue comme moi, cette histoire devient tout à fait vertigineuse. Voilà trois femmes écrivains qui portent quasiment le même nom (dans l’ordre chronologique : Woolf, Wolff et Wolf), issues de trois générations successives, qui sont soudainement reliées par des rencontres, mais aussi par le cœur et l’esprit – libre -, et dont les pensées sont comme transfusées d’un corps à l’autre, sur une période d’un peu plus d’un siècle. Soudain, cette Charlotte Wolff que je ne connaissais pas hier apparaît comme le chaînon manquant entre V. Woolf, que j’ai tant et tant lue plus tôt, et Chr. Wolf, pour qui j’ai développé en l’espace de 20 ans une maniaquerie de groupie. Je suis soufflée. (Mais pas au fromage, toujours pas.)

22. Ecole (1985-1989)

Dans ma nouvelle école, à Limoges, où je débarque après la rentrée, c’est autre chose. La maîtresse a une cage avec des canaris qui s’appellent Vanille et Caramel. Tous les jours, elle invente des exercices où les volatiles sont les héros de phrases puériles à découper en mots dans des feuilles ronéotypées. Je découvre et à la fois déteste ces devoirs quotidiens que je fais chez la nounou à côté de l’école, devant un verre de lait et un pain d’épice Prosper de Vandamme, enveloppé d’un papier couvert de blagues.

J’écris très gros, j’utilise tant l’effaceur que je perce le papier, je réécris avec des fautes, je rature… Quand j’ai un peu de temps, je vais au fond de la classe et recopie des livres, ce qui force l’admiration des autres et encourage ma tendance naturelle à l’astreinte. Cette année, à nouveau, je vole un stylo-plume dans la trousse d’un camarade et le range vite dans la mienne. Je suis rapidement confondue et privée de récréation. Les trousses des autres me font vraiment envie.

Dans cette nouvelle école, au début, je vis un petit enfer. Semaine après semaine, des élèves me pourchassent, me tourmentent, me collent au mur. Cela dure jusqu’à l’arrivée du petit nouveau suivant : Camille, tout blond, coupe au bol. Il me sauve et réciproquement : nous unissons nos forces pour nous dérober à ces assauts d’enfants conservateurs. Nous rampons sous les bancs du préau quand il pleut à verse. Nous échappons aux coups de pied en trompant l’attention de l’adversaire. Au fil du temps, on nous oublie.

Je suis un peu solitaire, mais pas malheureuse. A 7 ans, je passe des heures à jouer à plat ventre dans la terre, à creuser des galeries pour les billes, ce qui fait dire à ma mère que je me traîne par terre toute la journée. Je ne crois pas qu’elle aimerait que je sois une petite fille toute sage. Aux remarques qui parfois volettent jusqu’à ses oreilles sur le fait que je ne m’intéresse pas aux trucs de filles, elle oppose fièrement : « Garçon manqué, fille réussie ».

Ma maîtresse a le kit complet BCBG : kilt irlandais, mocassins marine, chemisier blanc, gilet marine, foulard, serre-tête à petit nœud vert sapin. Elle aime particulièrement l’art et la musique. Elle nous fait faire pour la fête des mères un cœur en feutre rempli de lavande et brodé à son initiale. J’aime le mot reluctant, en anglais, à contre cœur. Nous réalisons la mise en son d’un album en braille pour enfants aveugles. On nous initie même au montage des bandes sons magnétiques, ce qui m’enchante. A la récréation, je demande à jouer au foot avec les garçons, ce qui est accordé à condition que je reste dans le fond, près de l’enfant (en surpoids) qui a été choisi. La vie de la cour ressemble, comme on peut s’y attendre, à celle de l’extérieur, avec tous ses clichés. La différence tient essentiellement dans la phrase : La jeunesse est l’espoir de notre avenir.

Je termine ma primaire avec deux ans de Madame Ch., tout le monde l’appelle Chambourcy (comme la marque de produits laitiers). Elle, j’écoute tout ce qu’elle dit, je prends tout ce qu’elle donne. C’est une maîtresse rigide, que je trouve déjà vieille (ce qu’elle n’est pas), et en qui j’ai confiance, malgré les scènes éprouvantes auxquelles nous assistons lorsqu’elle demande à Djamila, la seule élève d’origine arabe de la classe, de venir résoudre des calculs au tableau. La voilà sur l’estrade de bois, la petite fille aux joues roses, avec ses longs cheveux bouclés. Elle est dans ma classe depuis des mois, mais je ne la connais pas, je ne sais pas avec qui elle joue. Je me souviens de son visage sur la photo de classe, elle a l’air gentille, soignée, bien élevée. Mais elle ne comprend rien en mathématiques, et ça, tout le monde le sait grâce à la maîtresse qui, excédée par ses réponses, lui agrippe les cheveux et l’attire vers le plancher, ce qu’elle ne se permet avec personne d’autre. Cela se déroule sous nos yeux, et il ne nous viendrait pas à l’esprit de le dénoncer. Ce n’est pas encore dans l’air du temps.

Il n’est pas tout à fait juste de dire que je ne la connais pas, car je l’ai déjà aperçue au terrain de jeux de mon immeuble, elle habite de l’autre côté du L. Elle fait partie de ces enfants qui traînent dehors après 18 heures, ce qu’il nous est formellement interdit de faire. J’apprends un jour au passage que je peux facilement avoir auprès d’eux des Carembar (Camel) et des Malabar (Marlboro) si j’ai de quoi payer.

Quand ma mère décide que nous assisterons à la messe donnée pour la mort de ma camarade Aurélie M. et de son père dans l’explosion de leur voiture, je me trouve en porte-à-faux, illégitime. Mais pour quelle raison a-t-elle voulu que nous y soyons ? Je perçois dans des murmures que j’intercepte que même les adultes de l’école ne comprennent pas ce que je fais là. Je ne jouais jamais avec Aurélie. Je passais mes récréations à jouer aux billes, au foot ou à l’élastique, et laissais les « vraies » filles de ma classe « fariboler » et comparer leurs robes d’été. A la rentrée 1988, ma copine Marion B. vient à l’école en chaussons car elle a « des coups de soleil sur la plante des pieds ». Je suis sidérée : comment peut-on prendre des coups de soleil sous les pieds ? Je ne suis pas dans les histoires, je n’ai pas de cercle de suivantes. Au contraire, je voudrais qu’on me remarque pour des trucs spéciaux.

Nous allons faire de la gymnastique dans un gymnase tout proche. J’ai des chaussons noirs et je porte des shorts synthétiques de garçon que ma mère achète par deux. Comme je sais mieux monter à la corde que produire un enchaînement à la poutre, la maîtresse me choisit pour la démonstration. Je grimpe sans grande difficulté jusqu’à l’anneau tout en haut, les mains me brûlent. Je me cramponne de toutes mes forces à la corde, je ne sens plus mes jambes. Je regarde les autres, tout petits en bas, qui ne se doutent pas que je suis en train de vivre une explosion de sensations d’une force inédite, qui me feraient presque lâcher prise. Combien de temps cela dure-t-il, une minute, deux minutes ? La maîtresse se rappelle à mon souvenir, je me laisse redescendre à contrecœur. Je ne sais pas encore ce que c’est, ce n’était pas recherché. C’est si bon qu’il faut que je sache comment faire pour que ça se reproduise.

Photo de Maria Orlova sur Pexels.com

J’ai 10 ans, je suis en CM2. Dans le bus qui emmène notre classe à la patinoire, mes doigts se croisent dans ceux d’Alexandre, un nouvel élève arrivé dans notre promotion cette année-là. C’est un souvenir très heureux, nos mains gantées l’une dans l’autre, glissant à deux librement sur la glace. Pendant que les fifilles rêvent du prince charmant et élisent dans leur cœur des garçons blonds aux yeux bleus, je passe à l’action en douce. J’ai un « amoureux ». Je me confie à ma copine Sandra qui joue au foot, comme moi. J’ai son visage en tête tel que sur la photo de classe de cette année-là, très fine, les cheveux courts, très masculine, et première de la classe. Elle nous souhaite tout le bonheur du monde.

Nous allons à la piscine. Je me présente avec un slip de bain qui dénote un peu dans le groupe de filles. J’ai horreur de devoir me changer dans le vestiaire en commun. La maîtresse constate que je ne sais pas nager, mais ce sera fait à la rentrée suivante. Ces séances de natation sont associées pour toujours à un grand inconfort : froid, tremblements, attente, gêne du contact peau à peau avec ceux qui sont assis à côté, cheveux dans les douches, mousse de shampooing qui coule doucement vers la bonde, odeurs mélangées de déodorant et de gels douche bon marché, de sueur, de chlore et d’urine dans les toilettes… C’est une épreuve, encore aujourd’hui.

Avec cette institutrice, les activités ne manquent pas. Nous visitons l’incroyable usine de madeleines Bijou, l’usine Tetrapak, nous nous rendons à des concerts, participons à des concours de peinture, nous assistons (grâce à ma mère) à une conférence de Michel Tournier (il en restera cette phrase, rabâchée jusqu’à ce que je la comprenne : « Ce que l’on fait sérieusement, on le fait tous les jours »), cette maîtresse nous apprend, pour l’éternité, à courir sans nous essouffler et à rendre notre corps tout mou avec des séances de yoga inoubliables. Nous fêtons en juin 1989 le bicentenaire de la Révolution française, avec tous les élèves de la ville, ambiance fête de la jeunesse chinoise. Dans le cadre des Francophonies de Limoges, nous participons à un atelier « danse burkinabé » qui me marque durablement. La danse africaine ne semble nécessiter aucune grâce, ça m’arrange. Après l’école, je reste à l’étude, et je fréquente l’atelier tricot. Incroyable, tout ce que nous faisons. Nous sommes une vingtaine d’élèves et la prof n’a jamais l’air excédée, elle ne fait que très rarement de la discipline, c’est une classe BBR (« bleu-blanc-rouge ») d’enfants de notables pour la plupart, dans un quartier tranquille d’une ville moyenne proche de la campagne.

Nous travaillons aussi, dictées et problèmes s’enchaînent de façon très ritualisée. Nous écrivons des « rédactions » où j’utilise le vocabulaire de ma mère pour faire, c’est la consigne, le portrait secret d’un camarade de classe : « avec sa mèche sur le côté, il a l’air d’un vrai branleur ». Oups. Il faudra que j’aille vivre chez mon père pour changer de vocabulaire ; la variété ça fait du bien, alors je remercie mes parents d’avoir été différents.

Même si je vois bien l’intérêt des bonnes notes (paix familiale, mais aussi confiance des enseignants – confiance qui me fait parfois prendre quelque liberté), ce n’est point assez pour m’inciter à apprendre des dates et des noms de personnes qui sont mortes depuis des siècles… Je connais des centaines de chansons par cœur, mais il m’est impossible de mémoriser facilement tables, terminaisons et leçons d’histoire. Je n’aime rien tant que ce que je peux expérimenter moi-même.

21. Ecoles (1982-1985)

« Elle s’adapte très vite », ça, tout le monde le dit. Quand tu dois, tu dois. Jusqu’à mes 18 ans, j’ai fréquenté : 3 maternelles, 2 élémentaires, 5 collèges, 1 lycée. Sans oublier cette année où j’ai fait l’école à la maison. J’ai toujours eu des rapports très ambivalents avec l’école, ou, pour être plus précise, avec l’autorité. Je l’adore, la crains, la remets en cause, l’admire, l’entretiens, lui bats froid.

Il me reste de ces années d’école élémentaire quelques souvenirs, mais je me rends compte que, beaucoup plus que le déroulement ordinaire de la classe, ce sont les expériences sociales qui dominent ma mémoire : apprendre à partager, à se faire aimer, à louvoyer pour ne pas se faire rejeter, à gérer un territoire de cour, à garder ses copains… Ce qui se passe dans la cour est tellement plus excitant que ce qui se passe en classe !

C’est mon souvenir le plus ancien dans une école. J’ai 4 ans, et je souffre d’otites chroniques. Je suis allongée sur un banc de bois sous le préau, les mains écrasées sur les oreilles. C’est la récréation, les autres enfants jouent et leurs cris me transpercent les tympans. C’est une douleur intolérable qui me fait me recroqueviller sur le ventre.

J’ai 5 ans, la maîtresse lit une histoire qui ne m’intéresse pas. Avec une camarade, nous décidons d’aller nous cacher dans le toboggan tunnel de la mezzanine (comme si elle n’allait pas nous voir), mais très vite nous sommes rappelées à l’ordre. Elle n’est pas fâchée, mais j’apprends qu’elle sait tout. Une autre fois, me voici assise dans le bureau de la directrice. Elle me touche le front et décide d’appeler ma mère qui vient me chercher en taxi. A l’arrière du véhicule, je pâlis, Katerin prévient le chauffeur que je suis malade en voiture. Il est désagréable, je vomis sur la banquette, il gueule, arrête le véhicule, ma mère ouvre rapidement la portière, et m’emporte avec elle en courant. Elle me demande : « Il nous poursuit ? » C’est qu’elle est partie sans payer ! A la fin de cette même année, je dois quitter la classe avant les grandes vacances pour prendre seule un avion vers l’Algérie. La maîtresse a proposé aux enfants de me faire un dessin en guise d’adieu. Je suis debout près d’elle, c’est un peu solennel, elle fait un discours et les autres viennent, un par un, me remettre leur feuille et m’embrasser. Ah ! Non ! Je ne veux pas ! Elle met un peu trop de temps à le comprendre. Je serre les poings, je deviens « rouge de colère » (c’est un leurre, je ne fais que bloquer ma respiration pour faire affluer le sang sur mon visage, je sais que ça impressionne), je n’aime pas les bisous, je jette toutes les feuilles à terre, hors de moi, je me mets à pleurer, toute cette démonstration télécommandée me révulse. Une fois à la maison, je prends le paquet de dessins et je le détruis.

Je débarque en CP avec un petit « sac de dame » en skaï blanc Tartine et Chocolat que je pense certainement approprié pour un premier jour à la grande école. Comme il en fallait un, je deviens ce jour-là l’exemple parfait pour illustrer le propos de la maîtresse : « Les enfants, voici le genre de sac jouet qui est inapproprié pour l’école ». Elle s’appelle Andrée Darrou, elle a des cheveux bouclés noirs et porte en guise d’uniforme une chemise de bûcheron à carreaux rouges. Son mari, René, dirige les niveaux suivants dans la salle de classe d’à côté. Je retrouve sa trace sur Internet dans de vieux numéros de la revue L’Educateur, éditée par l’Institut coopératif de l’école moderne (ICEM). Ils appliquent les préceptes du courant Freinet. Moi, évidemment, à l’époque, j’ignore tout de cela, et ma mère cite souvent avec fierté ce nom de « Freinet », car c’est elle qui l’a choisi. Quand je me renseignerai, je comprendrai pourquoi cette pédagogie me convenait : autonomie (les élèves suivent un plan de travail individuel), auto-édition (les supports de travail sont créés par les élèves eux-mêmes) et collectivité (l’élève est inscrit dans la communauté civile dont il partage les biens, il peut influer sur elle en exprimant ses besoins à l’adulte qui l’accompagne). Je suis bavarde et dissipée, rapporte le bulletin scolaire. Un signe de bonne santé scolaire. Nous écrivons beaucoup de textes collectifs que nous alignons, plomb par plomb, dans le corps d’imprimante. Nous n’avons pas de table attribuée et pas de trousse. Je suis maladroite pour faire mes lettres, j’y passerai donc un certain temps, la langue tendue. Nous apprenons à réaliser des objets en argile (processus complet, de l’extraction en forêt – avec la guide qui dit : « La terre est délicieuse, goûtez-la, les enfants ! » et moi qui passe la langue sur la petite boule de terre nichée au creux de ma main -, jusqu’à la cuisson), des pots en papier mâché, des cadres en métal repoussé, nous apprenons à enfiler le fil dans le chas et à respirer par le ventre. Nous observons dans une bassine des têtards évoluer jusqu’au grand jour où il faut les appeler autrement. C’est vraiment une belle année. Je ne pense jamais à mon petit frère, je m’amuse à la récréation avec Carole et Hélène.

Un soir, ma mère téléphone à la maîtresse : je viens de lui avouer que je voudrais qu’elle m’achète une jupe-culotte. Ah, bon ? Et pourquoi donc ? Je lui réponds que c’est parce que mon camarade Sébastien aimerait mieux pouvoir me toucher la culotte. Je lui ai dit non pour la jupe, il ne faut pas exagérer, mais si la jupe-culotte peut faire l’affaire, tant mieux. Je la manipule, cela fait un moment qu’elle me tanne pour m’acheter une robe, ou au moins une jupe-culotte. Avec un peu de chance, je vais pouvoir satisfaire tout le monde. C’est raté, ma franchise la déroute. La maîtresse va nous surveiller d’un peu plus près en récréation. Je découvre tout de même que des mondes que je croyais imperméables l’un à l’autre peuvent communiquer. Les adultes, parce qu’ils ont la tête très haut placée, peuvent se parler par dessus les murs d’enceinte de mes mondes.

Un jour nous faisons une excursion vers un village voisin où nous donnons des présents à nos correspondants. On nous fait asseoir dans la cour, des haut-parleurs ont été disposés sous le préau. Une maîtresse nous explique que nous allons apprendre une chanson et la chanter ensemble. La musique démarre et j’ai une sorte de choc, je suis horriblement émue à en pleurer d’entendre ici cette chanson, que j’entends à la maison parce que ma mère passe la cassette tous les matins. Comment peut-elle exister ailleurs ? Comment est-ce possible que des gens que je ne connais pas chantent justement « Embrasse-la » de Pierre Bachelet (1983) qui passe tout le temps dans ma maison, ma sphère intime ?

A la cantine, les surveillants nous font souvent chanter « On va s’aimer », de Gilbert Montagné (1984). C’est très émouvant, ce réfectoire qui s’égosille. Aujourd’hui encore, je ne peux regarder des enfants chanter sans me mettre à sangloter. Mes parents me font porter un badge jaune « Touche pas à mon pote » (1985) : je deviens populaire auprès des animateurs.

Comme nous sommes partis comme des voleurs avant la rentrée de CE1, nous revenons l’année suivante à Pau dire bonjour (et adieu) à l’ancienne maîtresse. Je suis terriblement gênée, parce que si ma mère me prend à partie pour porter cette institutrice aux nues, je n’ai en ce qui me concerne pas grand chose à lui dire, et surtout pas en présence de ma mère. Madame Darrou flottera longtemps dans mon esprit comme inégalable, une vraie légende, celle qui m’a appris à écrire pour la première fois.

Tentative d’effraction

Alors que je donne l’adresse de ce blog à deux personnes qui me connaissent un peu (mais pas tant que ça), je fais ce rêve d’effraction dans lequel je suis dans mon lit la nuit, et j’entends des voix d’hommes derrière la porte de l’appartement. Ils essaient une clé mais elle ne passe pas, ils argumentent dans une langue étrangère, essaient encore, mais cela ne marche toujours pas. J’espère qu’ils n’ont pas cette clé sur eux. En fait je suis intimement certaine qu’ils ne l’ont pas, pas cette fois en tout cas. Mais ils ne partent pas, des clés tombent par terre, ils parlent plus fort. Je me réveille, ils s’évanouissent. Je sais qu’ils sont partis, je n’ai même pas besoin d’aller voir.

J’ai sur un porte-clés toutes les clés des appartements dans lesquels j’ai vécu enfant et adolescente, copiées pour que je puisse rentrer seule après les cours. Garder la clé, c’est aussi ce que font les exilés, les « forcés de partir ». Mon enfance et mon adolescence sont rangées dans des tiroirs qui ferment à clé. Ma mémoire est un dressing. J’ai beaucoup de chance.

20. Moi, moi, moi

Je recule le moment où je vais devoir parler de moi et non des autres, où je vais devoir dire « je », vraiment je. Comment se libérer des clichés habituels sur cette adolescente que je regarde de loin, de haut. Mauvais caractère, peut mieux faire. C’est d’une difficulté sans nom. Et d’ailleurs : est-ce possible ? Je réfléchis à une manière d’accéder à cette enfant. Superposer les voix (parti-pris choisi par Christa Wolf dans Trame d’enfance) me semble la solution la plus satisfaisante, mais j’hésite à transformer cette enfant en tierce personne et à l’animer à la troisième personne. C’est comme si je refusais de la mettre volontairement à distance, de la « littérariser », peut-être parce que l’adulte que je suis ne parvient pas à décider qui de nous deux a le plus de légitimité pour dire « je ». Edma me disait toujours de rester fidèle à l’enfant que j’étais. Je comprenais cette phrase à l’époque, j’étais plus que prête à obéir : trop facile, il suffit de rester proche de ses idéaux d’enfant. Aujourd’hui elle soulève bien des interrogations, surtout dans l’entreprise qui est la mienne. Rester fidèle à qui, déjà ?

Je ne sais plus qui j’étais ni ce que je ressentais, je ne peux que regarder dans mes souvenirs. Se projetait-elle vers l’âge adulte ? Je retiens mon souffle pour ne pas que l’image se brouille. Faux, il n’y a pas d’image. Attention, on a dit : pas de phrases toutes faites. Je me regarde dans le miroir, j’ai 12 ans, je suis en 5ème. J’ai acheté un petit pot de gel jaune. Je vais me faire une petite coiffure de frange. Pas terrible. Je ne peux pas lui parler à ce moment-là, elle est occupée, et, pour être complètement sincère, je ne vois plus que la frange.

On me dit que j’ai un bon contact avec les adolescents ; j’essaie d’installer une complicité discrète avec eux, comme si par leur entremise je pouvais entrer en communication avec moi-même. J’ai plus de compassion pour eux que j’en ai pour celle que j’étais. Ce serait mentir que de raconter que je l’ai abandonnée. Non, je ne me sens pas concernée par cette accusation. Je la porte sur mon épaule comme un ouistiti. Elle est même omniprésente depuis que ma fille est née.

Il est vraisemblable que certains adultes ont eu de la compassion pour nous, ou pour moi tout au long de ces années d’enfance. Nous voyant tous les deux, un père qui élève seul sa fille, je ne sais pas, moi j’en aurais eu. Comment aurais-je pu les reconnaître, avec leurs bons sentiments, et les accepter sans me sentir sur la défensive ? On me trouvait ingrate, je l’étais. Ce n’est pas de compassion que j’avais besoin. Pour remercier, il faut avoir l’humilité première d’accepter la main tendue, de laisser pénétrer l’autre dans un monde que l’on tient déjà difficilement debout grâce à du ruban de masquage. Et si jamais il venait l’idée à l’un d’eux que j’aurais été mieux ailleurs ? Insatisfaite, « pas facile ». Qui a dit : « pleine de vie » ? Je ne supportais pas que les gens s’inquiètent pour moi. Si l’on se permettait d’insinuer que ma vie pouvait être « difficile », je tirais un grand trait sur ces « grandes » personnes pour ne plus avoir à les recroiser. Qu’elles ne s’avisent pas de m’aider. Je ne pouvais pas revenir chez ma mère, et je ne voulais pas que mon père vive sans moi, lui qui me disait qu’il n’avait que moi comme famille. Bref, on ne va pas laisser croire que les enfants ont le choix, car c’est faux.

19. Edma, ma grand-mère de cœur

Edma fait ma connaissance peu de temps après ma naissance. Son fils, Jean, prend des cours de piano avec mon père comme professeur. D’origine pied-noir, elle et son mari Pierre ont quitté l’Algérie en 1962 (exactement de la façon dont on le voit dans les documentaires : par bateau, jusqu’à Marseille, leur voiture volontairement trempée dans l’eau du port par les dockers) pour s’installer à Brive-la-Gaillarde. Lui ingénieur en électronique, elle institutrice d’école maternelle. Devenu coopérant, mon père reste en contact avec la famille, et c’est ainsi que de Noël en vacances d’été, nous sommes accueillis chez Edma et Pierre, dans leur grand pavillon, la ruine paternelle étant ouverte à tous les vents. Je lui ai longtemps dit « Vous », comme mon père, puis j’ai demandé à la tutoyer. Ce n’était pas important pour elle. J’ai donné à notre fille son prénom.

J’aimais Edma, et je la craignais. Femme à la fois enveloppante et autoritaire, j’ai souvent ressenti un grand privilège à me sentir considérée par elle, à l’entendre dire que j’étais de sa famille, sans avoir à en supporter les inconvénients. L’atmosphère de son foyer pendant les vacances évoquait tout ce que mes parents n’étaient pas. D’abord les choses demeuraient et les personnes que j’y avais rencontrées un été revenaient d’une année sur l’autre (il n’y avait pas de divorce). Personne n’était particulièrement violent, ni ne jetait de la vaisselle en travers de la pièce. Les enfants recevaient parfois des « roustes », mais c’était juste. Les gens de cette famille étaient, pour l’enfant que j’étais : fiables, stables, et reposants pour les nerfs.

Par ailleurs, alors qu’eux-mêmes se sentaient pieds-noirs et enfants de pieds-noirs (autant dire : déracinés), ils menaient, comparés à nous, une vie très « française » ! Je les trouvais aussi très ancrés dans le présent, tandis que mes parents s’étaient « établis » dans les années 1970. C’est chez eux que j’ai découvert nombre de « produits » et de comportements dont je n’avais pas connaissance chez moi : l’apéro (c’est à se marrer pour un Français, mais personne dans ma famille ne fait d’apéro !), avec des bouteilles de Suze, Martini ou Campari, les bols remplis de cacahuètes, l’Oasis pour les mouflets, tout cela disposé sur une table basse devant un ensemble canapé/fauteuils face à la télé (mes parents n’ont jamais eu ni canapé ni télé, ni table basse, ni alcool ni café). Ils avaient un billard et un grand chien de berger qui s’appelait Roxanne. Les repas étaient copieux et traditionnels, avec la salade et le fromage placés juste avant le dessert. Pierre trônait en chef de table et n’utilisait que son propre Laguiole. On servait du vin dans des verres à pieds et le café dans les mêmes verres à la fin du repas. Les C. regardaient le foot, le rugby, le tennis, ils avaient Canal, et ils enregistraient des émissions, des films, incroyable ! Chez eux, grâce à eux, je me suis fabriqué mon « étalon de vie normale à la française », mais aussi ma référence « mère normale », ce qui, je pense, a constitué le radeau de sauvetage qui m’a permis d’échapper tout à fait à la reproduction des schémas violents. « Que dirait Mémé Edma, dans cette situation ? » Comme toujours : « Te fais pas de bile, fille, tu verras, ça va se décanter. »

Quand j’ai été une grande adolescente, elle et moi avons pris l’habitude de discuter des heures, de ma famille, mais surtout de ma mère, elle insistait. Je sentais combien ces moments comptaient autant pour elle que pour moi. Pierre en était le complice, disparaissant du salon un long moment pour nous laisser le temps de parler sans peur, ou c’est elle qui l’incitait à partir, comme le font toujours les femmes dans les couples que je connais (« Pierre, tu veux bien aller arroser les fleurs ? »). Au fil du temps elle est devenue ma confidente, mais avec réserve, et mon premier soutien, inconditionnel. Elle m’a coachée à 11 ans pour savoir parler à ma mère, m’enseignant des éléments de langage efficaces dont le but était de me placer en position de personne autonome pour ne plus être manipulée. Elle me répétait : « Toi, tu as ta vie à construire, ce n’est pas ton problème ; elle, c’est déjà une femme vieillissante, elle a sa vie derrière elle, tu as autre chose à faire que de t’occuper d’elle. Elle a fait ses choix, toi tu as besoin de force, tu as l’école, des examens à passer, et la vie devant toi. Tu n’es pas une poupée qu’on peut jeter et reprendre. » Quand je réussissais mes partiels, c’est elle que j’appelais. Et quand je devais prendre le dernier train parce que ma mère avait changé ses plans, raccrochant aussi au nez des gens dans la vraie vie, c’est Edma et Pierre, deux silhouettes toujours liées, que je voyais attendre sur le quai de la gare de Brive-la-Gaillarde (« deux minutes d’arrêt ») pour venir me chercher à 22 h 58.

Elle me cuisinait rapidement un œuf cocotte. Elle était toujours soucieuse de savoir si nous aimions sa nourriture : salade juive, paella, côtes d’agneau, couscous, bugnes, croquants aux amandes… Au soir de sa vie, elle a laissé à chacune des femmes de sa famille, dont moi, la copie dans un beau carnet de ses recettes préférées. Elle a aussi écrit à la main ses mémoires en deux volumes qu’elle a patiemment recopiés et illustrés quatre fois, pour ses trois belles-filles et pour moi. Elle disait toujours que les femmes sont des racines, qu’elles transmettent l’histoire, et que les cultures andalouse, juive et espagnole se retrouvaient dans sa nourriture, donc dans nos veines. Un jour, une voisine s’est exclamée : « Une salade juive ? Allons, il ne faut pas dire ça ! – Mais comment je dois l’appeler, cette salade ? Je l’ai toujours nommée ainsi ! – Tu devrais l’appeler Salade hébraïque ! » Je riais de l’absurdité de notre monde, elle était outrée qu’on n’ait plus le droit de dire « salade juive » sans avoir de procès d’intention. Les mots qu’on contourne révèlent notre manque d’engagement dans la société et notre défaut de confiance envers notre humanité.

Des fois, elle me demandait de venir à côté d’elle sur le canapé pour regarder la télé. Elle prenait ma main, ou mon bras, et me caressait avec de petits mouvements concentrés sur le même carré de peau. Je n’osais pas bouger, même quand ça finissait par me brûler. Je ne la regardais pas, je n’osais pas, je n’arrivais pas à me concentrer sur ce que je voyais à l’écran, je ne voulais pas que ça s’arrête. Je me sentais prisonnière de cette caresse à laquelle je ne m’abandonnais pas. Comme s’il fallait que ça se fasse, comme si elle me rééduquait. Contre mon gré. Comme un animal.

Elle n’avait pas vraiment d’humour, pas de noirceur, pas de cynisme. Elle commençait souvent ses conseils par un inoffensif (pour l’ado que j’étais) « peut-être que tu devrais/pourrais… ». Elle me répétait comme un mantra que l’on s’était trouvées, que l’on s’était reconnues, que la vie nous avait fait nous choisir, que j’étais sa petite fille comme les autres, mais différemment aussi, qu’avec moi elle pouvait parler mieux qu’avec aucun de ses enfants ou petits-enfants. Elle m’a écrit pendant plus de vingt ans et me rappelait constamment combien je comptais pour elle. Et progressivement, je l’ai crue. Elle m’a en quelque sorte « soignée », sans que je m’en rende compte et malgré moi, car je n’aurais sans doute pas accepté de l’être ; en effet mes blessures étaient tout ce que j’avais, mon privilège unique.

A la côtoyer, j’ai fini par accepter d’être autre chose qu’une déracinée, j’ai consenti à baisser la garde et à être un peu banale, un peu « française », un peu ordinaire. J’ai poli une partie de mes reliefs les plus aigus et montré plus de tolérance de façon générale envers les autres et moi-même. Accompagnée dans la vie par deux parents très exigeants, très à part, très blessés, comme les miens, être moins radicale m’a demandé des années. J’ai choisi mon camp : quitte à être, je serais juste là, à exister, sans consacrer trop d’énergie à me rendre différente.

Prenez tout, que j’aie la paix !

Déjà 60 pages déposées ici. Et pourtant j’ai l’impression de n’avoir rien dit. Que tous ces textes sont vides. Ce qui me plaît toutefois, c’est la sensation de permanence que me donne le cloud Internet. Ce n’est pas publié, mais ça y ressemble, je suis même certaine que le pilon ne passera pas par là. Il faudrait tout recommencer car l’essence n’y est pas, parce que je ne suis pas satisfaite, parce que ces histoires me teintent et les mots n’en disent rien. Cependant, je prends ma défense, d’abord je n’ai pas fini ; ensuite il ne me reste qu’une deuxième moitié de vie, et je ne compte pas la passer à ressasser prématurément la première. Maintenant il faudrait que je sois lue pour que les mots se dispersent, voyagent (pour le dire gentiment, mais en fait) qu’ils dégagent et disparaissent.

18. Gaza 1995-1996 (3)

Nous profitons des rares moments de congés inaliénables de mon père (l’Aïd, Pâques et Pessah) pour faire un peu de tourisme en Israël, dans ces villes nouvelles implantées près de la bande de Gaza pour des raisons géostratégiques dans les années 1950-1960 (Kiryat Gat, Ashkelon…), et tout à coup on se croirait en URSS en 1986 : grandes barres de béton gris, aires de jeux désaffectées, et migrants russes issus de la classe ouvrière. La société israélienne est multiculturelle et peine à s’unifier. Les Ashkénazes et Séfarades ne sont que les deux groupes ethniques les plus connus, mais ce ne sont pas les seuls. Les Juifs éthiopiens, par exemple, se retrouvent après leur Alya (immigration en Israël) tout en bas de l’échelle sociale, pas besoin de lire une thèse pour s’en rendre compte, toutefois beaucoup de choses m’échappent, alors et maintenant, tant la hiérarchie communautaire est complexe, et se modèle selon le pays d’origine de l’émigré (Europe de l’est, Afrique, Asie), sa place dans la société (étudiant talmudique ou militaire, en gros) et même sa « teneur » en judéité (père, mère, grands-parents juifs ? converti ?).

Une rue de Mea Shearim

Je passe des heures à Jérusalem, en haut de la longue rue Haneviim (rue des Prophètes), à attendre Lyse à la sortie du Lycée français. Je m’assois sur un muret et lui écris une ultime bafouille, ou bien j’erre dans les rues perpendiculaires. Le quartier Méa Shéarim commence pas loin, mais je ne m’y aventure pas. Des idées loufoques me viennent. Je rêve de soulever les perruques des dames avec une canne à pêche et de faire rouler comme des cerceaux les « chapeaux-pneus » des hommes. Je me demande ce qu’il y a sous la « robe de chambre » noire des ultra-orthodoxes et sous les collants opaques de leurs épouses. Je voudrais tirer sur les ficelles qui pendent le long des pantalons pour voir où elles sont accrochées et quand je vois des Tephilin, je pense à des prothèses de mutants. Je lis pour le Bac le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau et forcément j’en prends de la graine. Un soir de Shabbat, nous nous égarons sur la route du retour et sommes pris en étau par une foule d’extrémistes qui nous jettent des canettes sur la voiture.

Haredim se rendant à la synagogue à pieds pendant Shabbat (Wikipedia)

J’aime aller boire un thé en terrasse avec Lyse, j’aime sauter de rocher en rocher au parc, j’aime me rendre au disquaire d’occasion quand je l’attends. J’aime rentrer chez elle en bus, nos mains sous nos écharpes. J’apprends à dire « ken », « lo », « toda raba ». Et « shalom » bien sûr. Je suis très peu curieuse de la ville. Il y a trop de quartiers où nous savons qu’il vaut mieux ne pas mettre les pieds. Une nuit, nous décidons de faire le mur pour aller boire un pot en ville. Les rues sont plus ou moins désertes, mais au centre, c’est la vie ordinaire d’une ville l’été, avec ses terrasses bruyantes et enfumées, ses éclats de rire. On se presse pour marcher, on se fait un peu peur quand il faut traverser le parc, mais rien d’affolant. Lorsque nous rentrons ses parents nous attendent tous deux assis sur le canapé dans le noir. Nous n’en reparlerons pas avec eux. Il ne me vient pas à l’esprit qu’ils ont dû être transis de peur, eux qui portent déjà le deuil d’un enfant.

A Hébron, on se promène dans la vieille ville sous un filet de nylon installé par les habitants, las de recevoir les déchets jetés directement de leurs fenêtres situées au-dessus du souk par les quelque 600 colons que compte la ville, pour une population de près de 200 000 habitants. A Bethléem (littéralement la « maison de la viande »), j’ose sortir mon appareil photo et photographie… une boucherie. A Massada, je suis comme au Grand Canyon. A Netanya, au nord du pays, je passe en juin 1996 l’épreuve de basket. Les équipes sont formées de façon arbitraire par les examinateurs qui nous appellent au porte-voix. J’ai encore de beaux restes même si je constate déjà l’effet de la cigarette sur mon endurance. Je dribble, pivote, et passe le ballon à une Abigaïl à qui je n’ai jamais parlé. Je rentre en car vers Jérusalem, seule, depuis la gare routière. Un de mes rares moments d’autonomie, de liberté…

Bill Clinton, Yitzhak Rabin, Yasser Arafat à la Maison Blanche, 13 sept. 1993

A cette époque, il y a souvent du gratin en visite à Gaza : des anciens ministres, des consuls, des parlementaires. Mon père s’occupe d’aller les chercher à la frontière, de les loger, de leur trouver un interprète qui sache aussi les conduire deci delà. Gaza attire de nombreux curieux. De mon côté, grâce à une Française dont le mari travaille pour l’Autorité palestinienne, je pars à la rencontre de la femme de Yasser Arafat, Souha, dans sa villa, et je suis prise en photo avec leur fille qui vient de naître (à Neuilly-sur-Seine). C’est une femme gentille et douce, qui se vante d’avoir étudié à la Sorbonne, et qui pose pour nous devant un portrait de son mari. Bien plus tard, un soir, on vient nous chercher à la maison, le grand jour est arrivé : nous avons rendez-vous avec le chef. On ne nous bande pas les yeux comme dans les séries Netflix, mais on nous emmène au sous-sol d’une villa qui ressemble à la nôtre. On dit qu’il vit dans les souterrains, et qu’il dort chaque nuit dans un endroit différent. Yasser Arafat est un homme souriant, petit, en uniforme militaire, coiffé du chèche palestinien, tel que sur les photos. Il nous serre la main, sa peau tire franchement sur le vert, il a l’air malade. Une photo souvenir doit être quelque part dans mes affaires.

Nous recevons aussi l’Abbé Pierre sur un podium, tout vieux et tout tremblant déjà, mais il fait un discours poignant. Il est accompagné de Bernard Kouchner, transpirant dans une chemisette rose pâle, que je salue d’une poignée de main. Je rencontre aussi des journalistes dont les noms nous sont familiers à l’antenne de Radio France. J’ai bien le sentiment de me trouver là où l’histoire se fait, trépidante. Et mon histoire intime me bouleversera d’autant plus qu’elle évoluera dans ce chronotope si particulier (mot d’analyse littéraire qui désigne l’espace-temps romanesque).

Photo de Steve Johnson sur Pexels.com

Je ne tiens pas de journal à Gaza. Mais je monologue tous les jours avec Lyse, comme dans les grands romans d’amour. Je lui écris mes souvenirs et mes pensées, je lui offre mon présent, ce temps de séparation et de solitude que je ne supporte plus. J’apprends mes cours avec elle, je lis avec elle, je prépare mon bac avec elle, pour elle. Et le soir, quand la lumière s’éteint dans la chambre de mon père, je ressors fumer dans le noir, et j’écoute les bruits de cette ville surpeuplée et bouillonnante qui donnent à mes pensées un caractère plus lourd. Parfois, je voudrais qu’il disparaisse (la voix passive me permet de formuler ce souvenir honteux). Je suis très en colère à 17 ans, et je pense que cette colère n’est pas encore passée. Pour m’apaiser, j’écoute de la musique plus énervée que moi et je crie dans l’oreiller.

L’année suivante, à la fac de Toulouse, une fille aux ongles vernis se retourne et me demande d’où je viens, je dis « Gaza », elle me répond : « Casa ? Casablanca ? », et la conversation s’arrête. Mais ça m’est égal, je me méfie des filles manucurées.

17. Gaza, 1995-1996 (2)

A Gaza, je vis essentiellement seule. Encore plus seule que seule, si c’est possible. Comme si tu pliais une personne en trois dans le sens de la largeur pour qu’elle glisse telle une paille dans une bouteille de matelot. Je suis seule, mais… je marche ! Je peux marcher !! Cela paraît anodin, mais c’est un privilège après ces trois années « Tempête du désert » sponsorisées par Chevrolet.

Je vais ainsi à pieds au Centre culturel passer quelques heures par semaine. Je m’assois sur une chaise en plastique dans le jardin : je reste très effacée, je ne dois rien dire qui puisse entraver le travail et la réputation de mon père. Il me faut préciser que je suis tellement en colère d’exister en l’état et d’être aussi peu considérée que je suis souvent au bord de la crise de nerfs. Le Directeur, mon père, organise grâce à un lecteur de VHS et un rétroprojecteur un ciné-club hebdomadaire très prisé. J’en suis, bien sûr. En tant que fille de mon père. Je n’ai pas connaissance d’un(e) autre adolescent(e) qui soit dans mon cas dans cette ville. Bien sûr, nous avons pensé à l’internat à Jérusalem, mais bien trop tard. Alors je n’ai pas le choix, je dois m’inscrire aux cours par correspondance et passer mon baccalauréat en candidate libre : cette année, je n’irai pas à l’école.

America, don’t worry

En comparaison avec un jeune d’aujourd’hui qui va au lycée et continue de discuter avec ses copains sur son smartphone, mon univers au même âge est désertique. J’entends le mot « Internet » pour la première fois cette année-là quand les services de presse des consulats commencent à recevoir des dépêches sous cette forme. Les tout premiers geeks de 1995 sont en émoi, mais pour notre part, nous n’avons même pas le téléphone, alors Internet… Pas d’adresse, pas de boîte aux lettres, pas de bras, pas de chocolat, il faudra compter sur la bonne volonté de ceux qui traversent le check-point d’Erez pour faire vivre ce flux postal entre Lyse et moi. Pour les autres courriers, c’est toujours la valise diplo, à Jéru. D’ailleurs, notre présence à tous (cinq ou six Français) dans la Bande de Gaza en 1995 est complètement fictive : en effet, lorsque nous passons les interrogatoires de Ben Gourion pour sortir du pays, nous devons nous inventer une deuxième vie, avec une adresse à Jérusalem, des amis israéliens (mais surtout pas des local people, comme disent les renseignements israéliens, avouant par là qu’ils ne sont pas eux-mêmes les local people !), et une liste de rues fantaisistes où nous aurions nos habitudes. A la fin de leur mission, nos jeunes coopérants des Territoires occupés et de Gaza ont décidé de se présenter ensemble et sans fard à l’aéroport, une provocation qui leur a coûté d’être amenés à l’avion en jeep kaki et conduit à leur siège in extremis (pour les plus chanceux) entre deux militaires, les autres ont dû se représenter le jour suivant.

Comme dans tous les pays musulmans, le weekend à Gaza est le jeudi et le vendredi. Mais à 70 kilomètres de là, à Jérusalem, il commence le vendredi avec Shabbat. Par contre, au Quai d’Orsay, c’est le samedi, dimanche. Mon père, qui travaille à la fois avec Jérusalem et Paris, consacre 60 heures par semaine à ses occupations professionnelles. Je le vois peu, c’est un fait. Je sors parfois pour acheter des paquets de Marlboro (les Chesterfields sont introuvables). Je fume sur la terrasse, une « ploque » toutes les deux heures. Face à un petit terrain vague sablonneux (dans lequel je fais mes exercices de lancer de poids avec un haltère de mon père, hilarant), je fume et suis tellement dans mes pensées que je tiens un carnet de « Réflexions ploquiennes ». Je potasse mes cours, je lis, je fume, j’écris, j’écoute de la musique. Et quand j’ai fini, je recommence. Mais j’aime et suis aimée. Le temps, passe plus vite, c’est un ordre.

Gaza, le port (Wikipedia)

En plus des cours obligatoires, j’ai pris une option Arabe pour ne pas perdre ce que j’ai pu apprendre au Koweït. Mon père, plein de sollicitude, embauche une prof qui vient une fois par semaine m’aider dans cet apprentissage. Elle est algérienne, et m’émeut énormément. Je lui parle à mots couverts de ma solitude et de cette passion qui me dévore, je craque même. Je me rends compte que quand elle est là, j’ai envie d’avoir une maman. Elle m’emmène dans sa voiture faire un tour sur la route de la côte. Il fait presque nuit, comme tous les soirs dès 18 heures. Les larmes coulent sur mes joues. Je regarde la mer. A Gaza, il y a plusieurs camps de réfugiés. Ceux qui sont près de la mer ont un taux de suicide très inférieur à ceux qui sont dans les terres – C.Q.F.D.

Au fond de moi, je voudrais avoir le contrôle sur ma vie. Je voudrais par exemple aller me promener sur la plage qui est à deux pas, prendre des photos, et, dans cette optique, je demande un vélo pour Noël. Je fais deux sorties avec, mais on me regarde trop, on me crie dessus, des enfants me poursuivent et me jettent des gravillons. On me prend peut-être pour une Juive, alors que je ne suis pas catholique. Je ne sais même pas si on m’insulte parce que je fais du vélo ou parce que je suis aussi blanche que l’ennemie. Le vélo restera parqué dans la troisième chambre.

Je n’investis ni cette ville ni cette maison, ni ne m’engage véritablement dans une amitié avec l’un des étudiants du Centre. Je n’y suis que de passage. Je compte les jours comme Albertine Sarrasin à la Citadelle de Doullens et me concentre sur ce qui me nourrit : les cours, l’amour, les livres, la musique. Je ne cuisine rien, et d’ailleurs je ne sais rien faire d’autre que des pâtes. J’ignore encore comment faire passer la pomme de terre de crue à cuite (la mère de Lyse ne le sait pas, parce que je n’ai pas osé le lui dire, que c’est par elle que je l’apprendrai). Étrangement, je n’ai pas le souvenir que nous ayons mangé dans cette maison. Nous nous rendons souvent à La Mirage, un grand restaurant près de la mer où de vieilles Palestiniennes chrétiennes fument des cigarettes, ou bien mon père revient du travail avec du Take away. Nous n’allons jamais dans la salle à manger qui prend la poussière, enfin si, moi j’y vais, pour repasser. Il n’y a pas grand monde à recevoir, hormis, quelques semaines par an, les nouveaux coopérants que nous hébergeons dans la troisième chambre, de jeunes hommes issus le plus souvent de Sciences-Politiques qui viennent faire leur service civique à Gaza pour un an ou deux. Et puis parfois un journaliste fait une halte chez nous. L’un d’eux, Olivier Weber, après une discussion où je me sens considérée, m’envoie de France L’Amour, la solitude de Comte-Sponville que je lis avidement un peu plus tard, à l’âge où j’ai besoin très exactement de ces mots.

Pour quitter la Bande de Gaza par le nord, il faut passer par un check-point. Au sud aussi d’ailleurs, cela ne se voit pas sur les cartes, mais Israël s’est adjugé une bande de terre entre la Bande de Gaza et le Sinaï, en Egypte. Qu’est-ce qu’un check-point ? Ici, c’est une frontière, où nous passons tour à tour par les douanes palestiniennes et israéliennes. Il y a des chicanes d’un côté et des herses de l’autre. Contrôle des passeports, des véhicules, des bagages, parfois des personnes. Nous parlons peu, il faut que cela passe. Un soldat s’occupe de nous, puis c’est un autre, et encore un autre, peut-être une femme, lunettes de soleil sur le front, c’est la routine pour tout le monde. Les jeunes recrues ou les plus radicales sont mutées au poste-frontière de Gaza. Il fait chaud, l’ombre est brûlante sous les auvents de taule, le miroir d’inspection scintille sous le véhicule et le soleil tape sur les canons des fusils mitrailleurs. On peut y passer trente minutes ou deux heures, c’est selon.

Après, c’est la route d’Erez, bordée d’orangers, puis l’autoroute. Nous filons vers Jérusalem ou Tel Aviv. Je peux dire sans me tromper qu’en quelques mois, j’ai bel et bien vu Bethléem, Jéricho, le Saint-Sépulcre avec le tombeau de Jésus, la Mer morte, le Mont Moïse, le buisson ardent au monastère Sainte-Catherine, le Tombeau des Patriarches, l’esplanade des Mosquées, le couvent Saint Jean du Désert où j’ai assisté à la messe orthodoxe de Pâques, et le Mont des Oliviers. Je ne suis pas croyante (je me dis « agnostique » pour ne pas me mettre en difficulté dans les conversations) et je regarde sans émotion ces « monuments » des trois religions monothéistes. Et puis, je ne suis pas vraiment là, pas du tout en « pleine conscience », comme on dit aujourd’hui. Je flotte un peu. Tout m’est égal. Quand je suis en-dehors de Gaza, j’ai du mal à supporter de ne pas être avec elle, même si je suis incapable d’exprimer mes besoins clairement.

Sur la route de Jérusalem, je regarde les paysages, fascinée par le processus de colonisation dont j’observe les saignées dans le paysage (sillons de bulldozers Caterpillar en activité, collines éventrées, lotissements gardés par des miradors, accaparement de l’eau pour les colons et leurs cultures, présence militaire outrancière autour de la vieille ville). Porte de Damas, je lève les yeux entre deux marchands qui m’apostrophent et vois les fusils des soldats de Tsahal pointés dans notre direction. Les fusils sont partout, dans les rues, les cafés, les abribus.
Quand nous roulons vers Tel Aviv, je me détends un peu, car je ne vais pas dans sa direction à elle, et je pense à la pile de CDs que je vais choisir à Tower Records et à l’impression familière de « shopping à l’occidentale » que promet le Dizengoff, sans vraiment l’égaler. Tel Aviv est une ville cosmopolite qui me fait envie, on peut s’y perdre et se reconstruire incognito. J’aime les grandes villes, les grands boulevards. Pour la première fois de ma vie, en Israël, je ressens ce que c’est que de « ne pas être », d’être rejetée, voire même inexistante, foutue : je ne suis pas juive. Et en plus j’habite dans un endroit qu’il ne faut pas nommer. « Where do you live ? – In Gaza ! – Where ? – In Gaza strip ! – Where is that ? – In Palestine ! – No, Palestine does not exist ! And Palestinian do not exist ! » Bon, d’accord, très bien. A Gaza, on me prend souvent pour une Jordanienne. A Tel Aviv on m’ignore, c’est bien aussi. J’ai à la fois un grand désir de transparence et de reconnaissance. Qu’on ignore ce que j’ai le droit de montrer et qu’on m’écoute vraiment.

Encore une fois, comme je ne peux agir sur les contraintes que je subis, je change de point de vue et décide de trouver du charme au mystère. C’est une manière de m’adapter, de m’accommoder, que de renverser la perspective pour mieux supporter la réalité de ma situation. Tous ces secrets vont, non pas me rendre intéressante aux yeux des autres, mais donner de la profondeur à ma vie et lui apporter en quelque sorte une légitimité littéraire. De même, les attentats, la présence militaire importante et le passage de frontières vont vraisemblablement apporter à mon adolescence sa part de romantisme.

Scrupules

Peu importe pour le lecteur que ce que j’écris soit exact ou non. De toute façon, ça ne l’est pas, malgré tous mes efforts.
Mais c’est plutôt Morrissey la bande-son de mon année à Gaza. Tous les albums de Morrissey. Et cette chanson, sans vouloir forcer les oreilles de quiconque, trempez-y une de vos trompes d’Eustache. C’est à peu près tout le pathos que je me réserve.

16. Gaza, 1995-1996 (1)

On va habiter à Gaza, dans la « Bande de Gaza », c’est carrément mythique ! A l’époque, du moins, c’est très connu, quoique pas hyper couru ! Signés en septembre 1993 par Yasser Arafat et Yitzhak Rabin, les accords historiques d’Oslo ont été complétés en 1995 par ceux dits de Taba, qui permettent à Gaza et Jéricho de se doter d’une Autorité nationale palestinienne limitée.
Gaza, 1995 : grandes espérances ! Les forces armées israéliennes au sol ont levé le camp et les gens, bien que surveillés par la côte et les airs, bien que très contraints par le contrôle des « frontières » (bordures ?) et la mainmise des Israéliens sur l’eau et l’énergie, les gens sont, à ce moment-là, remplis d’allégresse, d’envie d’apprendre et surtout d’y croire. Le monde entier a carte blanche pour financer, par le biais d’ONG plus ou moins crédibles, la création d’un port et d’un aéroport, et l’amélioration des infrastructures en général. Les Gazaouïtes de 1995 voient se dessiner un horizon qui les porte en avant, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. De tous les coins du monde des Palestiniens fortunés rentrent d’exil (on les reconnaît à leurs grosses Audi passées grâce à des bakchich qui profitent aux deux parties) et investissent dans l’immobilier. Mais oui, faire des affaires « légales » avec les pays voisins est une façon comme une autre d’envisager la paix (accords commerciaux, fin de l’embargo) et tous les business men qui se respectent ont le nez assez creux pour sentir le vent tourner à des kilomètres.

La diplomatie française surfe aussi sur cette vague et mon père est chargé de redresser le centre culturel français dans tous ses aspects, avec cependant une fonction consulaire et des yeux et des oreilles bien placées. Il fera face, zigzagant pendant quatre ans entre les divers (et antagonistes !) services de renseignements locaux, les services secrets français et leurs homologues israéliens. C’est un poste de diplomate, complexe, prenant, mais à la mesure de ses capacités.

Moi j’ai 17 ans tout juste, je sors d’un séjour pénible de trois ans au Koweït et d’un été pendant lequel, entre autres, je suis allée marcher dans le Piémont avec des inconnues (camp UCPA de huit nanas), et ai visité Paris avec ma grand-mère, justement pendant cette semaine des attentats de 1995. Je prends l’avion à Bordeaux, puis transite à Francfort, où je rembarque dans un avion El Al entouré de jeeps et de militaires disposés en étoile autour de l’appareil. C’est sympathique, ça donne le ton. Je ne suis pas du tout morte de trouille, mais impressionnée, oui. A l’aéroport de Tel Aviv, mon père m’accueille, accompagné d’une fraîche connaissance qui a gentiment proposé de nous héberger. Sur le trajet, je vois un bus qui a brûlé : peut-être est-ce celui qui a explosé dans un attentat il y a quelques jours ? Nous dînons (un gratin de courgettes!) à Jérusalem dans cette famille française d’expatriés ; la mère, Catherine, absolument douce et triste ; le père, Pierre, barbu et roux ; et Lyse, 15 ans, mystérieuse et tout de noir vêtue. J’ai été prévenue discrètement par mon père qu’ils ont perdu un fils, un frère.

Voilà, je la nomme pour la première fois depuis des années. J’entre à reculons dans de la matière brûlante. Je vais être vigilante, c’est promis. D’abord, je ne maçonne ce chapitre que pour parler des décors, je ne fais que passer. J’écris, Morrissey dans les oreilles, et je suis soudain très tendue, le ventre en vrac, il me menace, je me menace : il est hors de question de ne pas faire un examen de conscience le moment venu. Il est hors de question de dire n’importe quoi et d’avancer comme si c’était de la littérature. Ce serait si facile : personnages de papier, hyperboles méridionales, parangons littéraires, clichés romantiques, j’avancerais dans mon cockpit de plexiglas, cernée de garde-fous, car le danger vient de l’intérieur. C’est une histoire d’amour entre deux jeunes filles que sépare un check-point. C’est une passion dévorante entre deux adolescentes qui se consolent. Mais c’est aussi vrai, non ? Avec toute la difficulté qu’il y a à vivre cette histoire dans le secret. A 17 ans, je comprends Phèdre et Louise Labbé. Je vis, je meurs, j’ai froid, je brûle et le frissonne, etc. Mais à Gaza, pas à Vérone.
Je relis pour la millième fois, effaçant tout ce qui me paraît suspect, ces mots que j’ai pu écrire dans l’emportement de l’inspiration. Je filtre et laisse les plus grosses ficelles dans le tamis.

Ce soir-là, mon père et moi dormons dans le canapé-lit du salon. Nouveaux bruits, nouveaux clairs de lune. Au matin, Lyse est déjà partie au lycée, j’aperçois sur sa table de chevet Le Monde de Sophie, de Jostein Gaarder. Je suis aussi en train de le lire ! Je laisse un message contre son marque-page pour dire que j’aime particulièrement Hobbes, ou Locke, je ne sais plus (tentative de créer du lien par l’esprit, mais aussi pour être rapidement fixée sur la possibilité de futures discussions), et termine par ces mots : « Tu veux bien discuter avec moi ? ». Cela fait des années que je n’ai pas rencontré de Française avec qui je pourrais échanger, avec des références communes, et je ne laisse pas passer ma chance. Ce sont là les balbutiements d’une relation qui va totalement « remplir » et justifier ma présence là et les battements de mon cœur entre 17 et 18 ans.

A Gaza, je découvre « ma nouvelle vie ». Mon père, qui est arrivé deux semaines avant moi, a déjà commencé à nous installer. Il a trouvé un logement au rez-de-chaussée d’une villa dans une rue résidentielle de Gaza-ville et il aura bientôt une voiture, une Peugeot 305 rouge. Comme toutes les maisons des pays où j’ai vécu, le terrain, sablonneux, est délimité par un portail plein fer et les fenêtres sont équipées de barreaux. Les propriétaires se sont installés dans le bâtiment annexe construit à l’origine pour loger les « servants », un « studio » de parpaings nus, grand comme un container maritime, une façon originale de concevoir la propriété. C’est un vieux couple qui vient de rentrer Algérie. La grand-mère aime monologuer avec moi en arabe, je ne comprends rien, mais je sais par expérience que tous ses mots ne parlent que de famille, de mariage et d’enfants… Dans ces pays-là, je n’ai jamais eu, avec des femmes arabes, de conversations autres que consensuelles, mais c’est aussi une façon pour elles d’évoquer d’autres sujets sans avoir l’air d’en parler.

Quand je me représente cette maison, ce sont les tons de jaune qui dominent : poussière, sable, peinture du portail et crépis extérieur. A l’intérieur, un carrelage poreux marqueté colore tout l’appartement. Au début, il n’y a rien : deux matelas, et deux nattes en plastique. Mon père cherche en vain de quoi meubler ces espaces où tout résonne. Las, il fait faire les tables, les chaises et les étagères à des artisans vanniers de Gaza. Le reste du mobilier, nous l’achetons au fur et à mesure en Israël. Nos malles finissent par arriver du Koweït au port d’Ashdod, puis dans nos murs après moult victoires administratives (tout a été fouillé, comme d’habitude, les menus appareils électriques ont été démontés et inspectés). J’installe dans ma chambre une étagère, une planche avec des tréteaux, une lampe d’architecte au-dessus, un lecteur CD portable et une radio à piles. Au plafond il y a un ventilateur qui tourne l’été, quand l’électricité n’est pas coupée. Les prises ont été posées à 1, 20 mètre du sol, ce qui devrait nous permettre de laver à grande eau. Les murs restent plus ou moins blancs jusqu’à ce que je trouve, dans un mall dépeuplé d’Ashkelon, une grande affiche d’Eddie Vedder en concert à Seattle, 1992. Il est en short avec des Docs, il chante peut-être « Alive », et on aperçoit derrière lui toute une foule de spectateurs, c’est une image très forte qui concentre tous les attributs de la jeunesse de cette époque.

Stripped in Gaza

C’est difficile, là encore. Mais peut-être plus encore que les autres lieux. Parce que Gaza a été mon dernier point de broderie avant la majorité. J’ai toujours eu l’impression d’avancer dans ma vie en points de chainette, avec de grands pas en avant qui sont en fait des boucles qui reviennent en arrière s’ancrer dans les précédentes. C’est un point solide, mais qui peut se défaire très facilement si on ne le continue pas en-dehors du tissu. Raconter Gaza, ce n’est pas raconter une première expérience à l’étranger, ce n’est pas parler de ce que c’est que d’être une jeune fille de 17 ans qui part quelques mois en programme linguistique. C’est une continuité. Le tissu est peut-être un peu plus rêche qu’auparavant, mais j’avance tout de même. Je n’ai pas de vie sociale, mais je ne suis pas la seule au monde. Et dans mes oreilles passent RATM, Smashing Pumpkins, Faith No More… Moi aussi je me radicalise en quelque sorte. Je mets des Docs montantes 16 trous et je ne me peigne plus les cheveux. Moi aussi je suis une riot grrrl, je suis (j’aimerais être une petite copie de) Kim Deal (the Breeders), Nina Gordon (Veruca Salt) ou Donita Sparks (L7). Et pourquoi ? Parce que : quelle joie de vivre !

Aujourd’hui, le temps file à toute vitesse, mais à 17 ans, dix mois suffisent à « changer sa bonne femme ». Dix mois dans la passion, ça rend aveugle, non ? Le strip de Gaza, je me le suis mis bien sur les yeux.

Je porte des jeans larges et 2 ou 3 chemises superposées.
Je suis empêchée de sortir de me faire des amis de danser de chanter de boire de voyager de faire du sport de rire de voir mes grands-mères mon frère. Je n’ai pas de réponse à cela.
On ne fugue pas de Gaza. On ne fait pas le mur à Gaza. On ne s’amuse pas à s’amuser à Gaza.
Si tu n’as pas un minimum de vie intérieure, tu ne survis pas. Mais dans ce domaine, je suis sacrément expérimentée. En moi, j’ai toute une bande de jeunes, comme Renaud, et en outre je suis sur-adaptable. ‘Til I break my gueule…