22. Ecole (1985-1989)

Dans ma nouvelle école, à Limoges, où je débarque après la rentrée, c’est autre chose. La maîtresse a une cage avec des canaris qui s’appellent Vanille et Caramel. Tous les jours, elle invente des exercices où les volatiles sont les héros de phrases puériles à découper en mots dans des feuilles ronéotypées. Je découvre et à la fois déteste ces devoirs quotidiens que je fais chez la nounou à côté de l’école, devant un verre de lait et un pain d’épice Prosper de Vandamme, enveloppé d’un papier couvert de blagues.

J’écris très gros, j’utilise tant l’effaceur que je perce le papier, je réécris avec des fautes, je rature… Quand j’ai un peu de temps, je vais au fond de la classe et recopie des livres, ce qui force l’admiration des autres et encourage ma tendance naturelle à l’astreinte. Cette année, à nouveau, je vole un stylo-plume dans la trousse d’un camarade et le range vite dans la mienne. Je suis rapidement confondue et privée de récréation. Les trousses des autres me font vraiment envie.

Dans cette nouvelle école, au début, je vis un petit enfer. Semaine après semaine, des élèves me pourchassent, me tourmentent, me collent au mur. Cela dure jusqu’à l’arrivée du petit nouveau suivant : Camille, tout blond, coupe au bol. Il me sauve et réciproquement : nous unissons nos forces pour nous dérober à ces assauts d’enfants conservateurs. Nous rampons sous les bancs du préau quand il pleut à verse. Nous échappons aux coups de pied en trompant l’attention de l’adversaire. Au fil du temps, on nous oublie.

Je suis un peu solitaire, mais pas malheureuse. A 7 ans, je passe des heures à jouer à plat ventre dans la terre, à creuser des galeries pour les billes, ce qui fait dire à ma mère que je me traîne par terre toute la journée. Je ne crois pas qu’elle aimerait que je sois une petite fille toute sage. Aux remarques qui parfois volettent jusqu’à ses oreilles sur le fait que je ne m’intéresse pas aux trucs de filles, elle oppose fièrement : « Garçon manqué, fille réussie ».

Ma maîtresse a le kit complet BCBG : kilt irlandais, mocassins marine, chemisier blanc, gilet marine, foulard, serre-tête à petit nœud vert sapin. Elle aime particulièrement l’art et la musique. Elle nous fait faire pour la fête des mères un cœur en feutre rempli de lavande et brodé à son initiale. J’aime le mot reluctant, en anglais, à contre cœur. Nous réalisons la mise en son d’un album en braille pour enfants aveugles. On nous initie même au montage des bandes sons magnétiques, ce qui m’enchante. A la récréation, je demande à jouer au foot avec les garçons, ce qui est accordé à condition que je reste dans le fond, près de l’enfant (en surpoids) qui a été choisi. La vie de la cour ressemble, comme on peut s’y attendre, à celle de l’extérieur, avec tous ses clichés. La différence tient essentiellement dans la phrase : La jeunesse est l’espoir de notre avenir.

Je termine ma primaire avec deux ans de Madame Ch., tout le monde l’appelle Chambourcy (comme la marque de produits laitiers). Elle, j’écoute tout ce qu’elle dit, je prends tout ce qu’elle donne. C’est une maîtresse rigide, que je trouve déjà vieille (ce qu’elle n’est pas), et en qui j’ai confiance, malgré les scènes éprouvantes auxquelles nous assistons lorsqu’elle demande à Djamila, la seule élève d’origine arabe de la classe, de venir résoudre des calculs au tableau. La voilà sur l’estrade de bois, la petite fille aux joues roses, avec ses longs cheveux bouclés. Elle est dans ma classe depuis des mois, mais je ne la connais pas, je ne sais pas avec qui elle joue. Je me souviens de son visage sur la photo de classe, elle a l’air gentille, soignée, bien élevée. Mais elle ne comprend rien en mathématiques, et ça, tout le monde le sait grâce à la maîtresse qui, excédée par ses réponses, lui agrippe les cheveux et l’attire vers le plancher, ce qu’elle ne se permet avec personne d’autre. Cela se déroule sous nos yeux, et il ne nous viendrait pas à l’esprit de le dénoncer. Ce n’est pas encore dans l’air du temps.

Il n’est pas tout à fait juste de dire que je ne la connais pas, car je l’ai déjà aperçue au terrain de jeux de mon immeuble, elle habite de l’autre côté du L. Elle fait partie de ces enfants qui traînent dehors après 18 heures, ce qu’il nous est formellement interdit de faire. J’apprends un jour au passage que je peux facilement avoir auprès d’eux des Carembar (Camel) et des Malabar (Marlboro) si j’ai de quoi payer.

Quand ma mère décide que nous assisterons à la messe donnée pour la mort de ma camarade Aurélie M. et de son père dans l’explosion de leur voiture, je me trouve en porte-à-faux, illégitime. Mais pour quelle raison a-t-elle voulu que nous y soyons ? Je perçois dans des murmures que j’intercepte que même les adultes de l’école ne comprennent pas ce que je fais là. Je ne jouais jamais avec Aurélie. Je passais mes récréations à jouer aux billes, au foot ou à l’élastique, et laissais les « vraies » filles de ma classe « fariboler » et comparer leurs robes d’été. A la rentrée 1988, ma copine Marion B. vient à l’école en chaussons car elle a « des coups de soleil sur la plante des pieds ». Je suis sidérée : comment peut-on prendre des coups de soleil sous les pieds ? Je ne suis pas dans les histoires, je n’ai pas de cercle de suivantes. Au contraire, je voudrais qu’on me remarque pour des trucs spéciaux.

Nous allons faire de la gymnastique dans un gymnase tout proche. J’ai des chaussons noirs et je porte des shorts synthétiques de garçon que ma mère achète par deux. Comme je sais mieux monter à la corde que produire un enchaînement à la poutre, la maîtresse me choisit pour la démonstration. Je grimpe sans grande difficulté jusqu’à l’anneau tout en haut, les mains me brûlent. Je me cramponne de toutes mes forces à la corde, je ne sens plus mes jambes. Je regarde les autres, tout petits en bas, qui ne se doutent pas que je suis en train de vivre une explosion de sensations d’une force inédite, qui me feraient presque lâcher prise. Combien de temps cela dure-t-il, une minute, deux minutes ? La maîtresse se rappelle à mon souvenir, je me laisse redescendre à contrecœur. Je ne sais pas encore ce que c’est, ce n’était pas recherché. C’est si bon qu’il faut que je sache comment faire pour que ça se reproduise.

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J’ai 10 ans, je suis en CM2. Dans le bus qui emmène notre classe à la patinoire, mes doigts se croisent dans ceux d’Alexandre, un nouvel élève arrivé dans notre promotion cette année-là. C’est un souvenir très heureux, nos mains gantées l’une dans l’autre, glissant à deux librement sur la glace. Pendant que les fifilles rêvent du prince charmant et élisent dans leur cœur des garçons blonds aux yeux bleus, je passe à l’action en douce. J’ai un « amoureux ». Je me confie à ma copine Sandra qui joue au foot, comme moi. J’ai son visage en tête tel que sur la photo de classe de cette année-là, très fine, les cheveux courts, très masculine, et première de la classe. Elle nous souhaite tout le bonheur du monde.

Nous allons à la piscine. Je me présente avec un slip de bain qui dénote un peu dans le groupe de filles. J’ai horreur de devoir me changer dans le vestiaire en commun. La maîtresse constate que je ne sais pas nager, mais ce sera fait à la rentrée suivante. Ces séances de natation sont associées pour toujours à un grand inconfort : froid, tremblements, attente, gêne du contact peau à peau avec ceux qui sont assis à côté, cheveux dans les douches, mousse de shampooing qui coule doucement vers la bonde, odeurs mélangées de déodorant et de gels douche bon marché, de sueur, de chlore et d’urine dans les toilettes… C’est une épreuve, encore aujourd’hui.

Avec cette institutrice, les activités ne manquent pas. Nous visitons l’incroyable usine de madeleines Bijou, l’usine Tetrapak, nous nous rendons à des concerts, participons à des concours de peinture, nous assistons (grâce à ma mère) à une conférence de Michel Tournier (il en restera cette phrase, rabâchée jusqu’à ce que je la comprenne : « Ce que l’on fait sérieusement, on le fait tous les jours »), cette maîtresse nous apprend, pour l’éternité, à courir sans nous essouffler et à rendre notre corps tout mou avec des séances de yoga inoubliables. Nous fêtons en juin 1989 le bicentenaire de la Révolution française, avec tous les élèves de la ville, ambiance fête de la jeunesse chinoise. Dans le cadre des Francophonies de Limoges, nous participons à un atelier « danse burkinabé » qui me marque durablement. La danse africaine ne semble nécessiter aucune grâce, ça m’arrange. Après l’école, je reste à l’étude, et je fréquente l’atelier tricot. Incroyable, tout ce que nous faisons. Nous sommes une vingtaine d’élèves et la prof n’a jamais l’air excédée, elle ne fait que très rarement de la discipline, c’est une classe BBR (« bleu-blanc-rouge ») d’enfants de notables pour la plupart, dans un quartier tranquille d’une ville moyenne proche de la campagne.

Nous travaillons aussi, dictées et problèmes s’enchaînent de façon très ritualisée. Nous écrivons des « rédactions » où j’utilise le vocabulaire de ma mère pour faire, c’est la consigne, le portrait secret d’un camarade de classe : « avec sa mèche sur le côté, il a l’air d’un vrai branleur ». Oups. Il faudra que j’aille vivre chez mon père pour changer de vocabulaire ; la variété ça fait du bien, alors je remercie mes parents d’avoir été différents.

Même si je vois bien l’intérêt des bonnes notes (paix familiale, mais aussi confiance des enseignants – confiance qui me fait parfois prendre quelque liberté), ce n’est point assez pour m’inciter à apprendre des dates et des noms de personnes qui sont mortes depuis des siècles… Je connais des centaines de chansons par cœur, mais il m’est impossible de mémoriser facilement tables, terminaisons et leçons d’histoire. Je n’aime rien tant que ce que je peux expérimenter moi-même.