Se souvenir sans photographies.
Les trois seules photographies de moi avec ma mère ont été prises par mon père. La première date de la maternité, dans les jours qui ont suivi ma naissance : je suis dans ses bras dans un pyjama pêche, les yeux vitreux. La deuxième, en noir et blanc, a été prise un peu plus tard : ma mère est de dos, sa chevelure occupe la moitié du cadre, j’ai la tête posée sur son épaule. C’est une belle photographie. La dernière nous montre d’un peu loin, j’ai un an environ, elle me tient la main et nous marchons, sa tête est légèrement penchée vers moi, ses cheveux lui cachent le visage.
Fin de séance. Rideau baissé.
Pour le Noël de mes 10 ans, mon père m’offre un petit appareil photo, et une pellicule couleur. De retour à Limoges, je prends ma mère à l’improviste. Elle est en train de faire du repassage dans la salle de bains. Elle se précipite sur moi et m’arrache l’appareil des mains. Je lui résiste, mais elle réussit à l’ouvrir et tire sur la pellicule. C’était ma première pellicule. Il y avait mes souvenirs de fête. Et un premier regard sur le monde enregistré qu’il m’aurait plu aujourd’hui de retrouver.
Je n’ai pas de photo de ma mère avec moi. Pas parce qu’elle ne m’aimait pas. Mais parce qu’elle ne voulait pas que des photos d’elle circulent. Elle ne s’aimait pas ? Je n’ai pas de photo de ma mère qui me tiendrait contre elle en souriant. Même après, même jamais. J’anticipe sur le fait que nous nous reverrons aux funérailles de sa mère et que je demanderai à quelqu’un de nous prendre toutes les deux. Moi vieille et elle encore plus, de face, vêtues de noir.
Je me rappelle, quand j’étais enfant, déchirer les photos était une activité du dimanche comme une autre. Pas les déchirer pour les jeter, mais pour les remanier. Elle recadrait les photos, elle altérait en fait nos futurs souvenirs en découpant les personnes qui lui déplaisaient des tablées et des groupes. Elle-même n’avait pas d’appareil. (Avait-elle un album photo ? J’ai vu les premières photos de ma mère enfant chez ma grand-mère et d’autres photos dans les albums de mon père.) Donc, quand je dis « déchirer les photos », je devrais ajouter « les photos des autres », c’est-à-dire celles que mon père et mon beau-père nous envoyaient, à mon frère et moi, pour qu’en leur absence on se souvienne d’eux et des bons moments passés ensemble.
Des mesures ont été prises assez rapidement par mon père qui faisait refaire les photos en plusieurs exemplaires afin de constituer un album photo parallèle, sans suppression ni troncage.
Mais je cherche et cherche encore dans ma mémoire ces images de ma mère et moi qui rions ensemble, rien que du bonheur d’être ensemble.