« Elle s’adapte très vite », ça, tout le monde le dit. Quand tu dois, tu dois. Jusqu’à mes 18 ans, j’ai fréquenté : 3 maternelles, 2 élémentaires, 5 collèges, 1 lycée. Sans oublier cette année où j’ai fait l’école à la maison. J’ai toujours eu des rapports très ambivalents avec l’école, ou, pour être plus précise, avec l’autorité. Je l’adore, la crains, la remets en cause, l’admire, l’entretiens, lui bats froid.
Il me reste de ces années d’école élémentaire quelques souvenirs, mais je me rends compte que, beaucoup plus que le déroulement ordinaire de la classe, ce sont les expériences sociales qui dominent ma mémoire : apprendre à partager, à se faire aimer, à louvoyer pour ne pas se faire rejeter, à gérer un territoire de cour, à garder ses copains… Ce qui se passe dans la cour est tellement plus excitant que ce qui se passe en classe !
C’est mon souvenir le plus ancien dans une école. J’ai 4 ans, et je souffre d’otites chroniques. Je suis allongée sur un banc de bois sous le préau, les mains écrasées sur les oreilles. C’est la récréation, les autres enfants jouent et leurs cris me transpercent les tympans. C’est une douleur intolérable qui me fait me recroqueviller sur le ventre.
J’ai 5 ans, la maîtresse lit une histoire qui ne m’intéresse pas. Avec une camarade, nous décidons d’aller nous cacher dans le toboggan tunnel de la mezzanine (comme si elle n’allait pas nous voir), mais très vite nous sommes rappelées à l’ordre. Elle n’est pas fâchée, mais j’apprends qu’elle sait tout. Une autre fois, me voici assise dans le bureau de la directrice. Elle me touche le front et décide d’appeler ma mère qui vient me chercher en taxi. A l’arrière du véhicule, je pâlis, Katerin prévient le chauffeur que je suis malade en voiture. Il est désagréable, je vomis sur la banquette, il gueule, arrête le véhicule, ma mère ouvre rapidement la portière, et m’emporte avec elle en courant. Elle me demande : « Il nous poursuit ? » C’est qu’elle est partie sans payer ! A la fin de cette même année, je dois quitter la classe avant les grandes vacances pour prendre seule un avion vers l’Algérie. La maîtresse a proposé aux enfants de me faire un dessin en guise d’adieu. Je suis debout près d’elle, c’est un peu solennel, elle fait un discours et les autres viennent, un par un, me remettre leur feuille et m’embrasser. Ah ! Non ! Je ne veux pas ! Elle met un peu trop de temps à le comprendre. Je serre les poings, je deviens « rouge de colère » (c’est un leurre, je ne fais que bloquer ma respiration pour faire affluer le sang sur mon visage, je sais que ça impressionne), je n’aime pas les bisous, je jette toutes les feuilles à terre, hors de moi, je me mets à pleurer, toute cette démonstration télécommandée me révulse. Une fois à la maison, je prends le paquet de dessins et je le détruis.
Je débarque en CP avec un petit « sac de dame » en skaï blanc Tartine et Chocolat que je pense certainement approprié pour un premier jour à la grande école. Comme il en fallait un, je deviens ce jour-là l’exemple parfait pour illustrer le propos de la maîtresse : « Les enfants, voici le genre de sac jouet qui est inapproprié pour l’école ». Elle s’appelle Andrée Darrou, elle a des cheveux bouclés noirs et porte en guise d’uniforme une chemise de bûcheron à carreaux rouges. Son mari, René, dirige les niveaux suivants dans la salle de classe d’à côté. Je retrouve sa trace sur Internet dans de vieux numéros de la revue L’Educateur, éditée par l’Institut coopératif de l’école moderne (ICEM). Ils appliquent les préceptes du courant Freinet. Moi, évidemment, à l’époque, j’ignore tout de cela, et ma mère cite souvent avec fierté ce nom de « Freinet », car c’est elle qui l’a choisi. Quand je me renseignerai, je comprendrai pourquoi cette pédagogie me convenait : autonomie (les élèves suivent un plan de travail individuel), auto-édition (les supports de travail sont créés par les élèves eux-mêmes) et collectivité (l’élève est inscrit dans la communauté civile dont il partage les biens, il peut influer sur elle en exprimant ses besoins à l’adulte qui l’accompagne). Je suis bavarde et dissipée, rapporte le bulletin scolaire. Un signe de bonne santé scolaire. Nous écrivons beaucoup de textes collectifs que nous alignons, plomb par plomb, dans le corps d’imprimante. Nous n’avons pas de table attribuée et pas de trousse. Je suis maladroite pour faire mes lettres, j’y passerai donc un certain temps, la langue tendue. Nous apprenons à réaliser des objets en argile (processus complet, de l’extraction en forêt – avec la guide qui dit : « La terre est délicieuse, goûtez-la, les enfants ! » et moi qui passe la langue sur la petite boule de terre nichée au creux de ma main -, jusqu’à la cuisson), des pots en papier mâché, des cadres en métal repoussé, nous apprenons à enfiler le fil dans le chas et à respirer par le ventre. Nous observons dans une bassine des têtards évoluer jusqu’au grand jour où il faut les appeler autrement. C’est vraiment une belle année. Je ne pense jamais à mon petit frère, je m’amuse à la récréation avec Carole et Hélène.
Un soir, ma mère téléphone à la maîtresse : je viens de lui avouer que je voudrais qu’elle m’achète une jupe-culotte. Ah, bon ? Et pourquoi donc ? Je lui réponds que c’est parce que mon camarade Sébastien aimerait mieux pouvoir me toucher la culotte. Je lui ai dit non pour la jupe, il ne faut pas exagérer, mais si la jupe-culotte peut faire l’affaire, tant mieux. Je la manipule, cela fait un moment qu’elle me tanne pour m’acheter une robe, ou au moins une jupe-culotte. Avec un peu de chance, je vais pouvoir satisfaire tout le monde. C’est raté, ma franchise la déroute. La maîtresse va nous surveiller d’un peu plus près en récréation. Je découvre tout de même que des mondes que je croyais imperméables l’un à l’autre peuvent communiquer. Les adultes, parce qu’ils ont la tête très haut placée, peuvent se parler par dessus les murs d’enceinte de mes mondes.
Un jour nous faisons une excursion vers un village voisin où nous donnons des présents à nos correspondants. On nous fait asseoir dans la cour, des haut-parleurs ont été disposés sous le préau. Une maîtresse nous explique que nous allons apprendre une chanson et la chanter ensemble. La musique démarre et j’ai une sorte de choc, je suis horriblement émue à en pleurer d’entendre ici cette chanson, que j’entends à la maison parce que ma mère passe la cassette tous les matins. Comment peut-elle exister ailleurs ? Comment est-ce possible que des gens que je ne connais pas chantent justement « Embrasse-la » de Pierre Bachelet (1983) qui passe tout le temps dans ma maison, ma sphère intime ?
A la cantine, les surveillants nous font souvent chanter « On va s’aimer », de Gilbert Montagné (1984). C’est très émouvant, ce réfectoire qui s’égosille. Aujourd’hui encore, je ne peux regarder des enfants chanter sans me mettre à sangloter. Mes parents me font porter un badge jaune « Touche pas à mon pote » (1985) : je deviens populaire auprès des animateurs.
Comme nous sommes partis comme des voleurs avant la rentrée de CE1, nous revenons l’année suivante à Pau dire bonjour (et adieu) à l’ancienne maîtresse. Je suis terriblement gênée, parce que si ma mère me prend à partie pour porter cette institutrice aux nues, je n’ai en ce qui me concerne pas grand chose à lui dire, et surtout pas en présence de ma mère. Madame Darrou flottera longtemps dans mon esprit comme inégalable, une vraie légende, celle qui m’a appris à écrire pour la première fois.