21. Ecoles (1982-1985)

« Elle s’adapte très vite », ça, tout le monde le dit. Quand tu dois, tu dois. Jusqu’à mes 18 ans, j’ai fréquenté : 3 maternelles, 2 élémentaires, 5 collèges, 1 lycée. Sans oublier cette année où j’ai fait l’école à la maison. J’ai toujours eu des rapports très ambivalents avec l’école, ou, pour être plus précise, avec l’autorité. Je l’adore, la crains, la remets en cause, l’admire, l’entretiens, lui bats froid.

Il me reste de ces années d’école élémentaire quelques souvenirs, mais je me rends compte que, beaucoup plus que le déroulement ordinaire de la classe, ce sont les expériences sociales qui dominent ma mémoire : apprendre à partager, à se faire aimer, à louvoyer pour ne pas se faire rejeter, à gérer un territoire de cour, à garder ses copains… Ce qui se passe dans la cour est tellement plus excitant que ce qui se passe en classe !

C’est mon souvenir le plus ancien dans une école. J’ai 4 ans, et je souffre d’otites chroniques. Je suis allongée sur un banc de bois sous le préau, les mains écrasées sur les oreilles. C’est la récréation, les autres enfants jouent et leurs cris me transpercent les tympans. C’est une douleur intolérable qui me fait me recroqueviller sur le ventre.

J’ai 5 ans, la maîtresse lit une histoire qui ne m’intéresse pas. Avec une camarade, nous décidons d’aller nous cacher dans le toboggan tunnel de la mezzanine (comme si elle n’allait pas nous voir), mais très vite nous sommes rappelées à l’ordre. Elle n’est pas fâchée, mais j’apprends qu’elle sait tout. Une autre fois, me voici assise dans le bureau de la directrice. Elle me touche le front et décide d’appeler ma mère qui vient me chercher en taxi. A l’arrière du véhicule, je pâlis, Katerin prévient le chauffeur que je suis malade en voiture. Il est désagréable, je vomis sur la banquette, il gueule, arrête le véhicule, ma mère ouvre rapidement la portière, et m’emporte avec elle en courant. Elle me demande : « Il nous poursuit ? » C’est qu’elle est partie sans payer ! A la fin de cette même année, je dois quitter la classe avant les grandes vacances pour prendre seule un avion vers l’Algérie. La maîtresse a proposé aux enfants de me faire un dessin en guise d’adieu. Je suis debout près d’elle, c’est un peu solennel, elle fait un discours et les autres viennent, un par un, me remettre leur feuille et m’embrasser. Ah ! Non ! Je ne veux pas ! Elle met un peu trop de temps à le comprendre. Je serre les poings, je deviens « rouge de colère » (c’est un leurre, je ne fais que bloquer ma respiration pour faire affluer le sang sur mon visage, je sais que ça impressionne), je n’aime pas les bisous, je jette toutes les feuilles à terre, hors de moi, je me mets à pleurer, toute cette démonstration télécommandée me révulse. Une fois à la maison, je prends le paquet de dessins et je le détruis.

Je débarque en CP avec un petit « sac de dame » en skaï blanc Tartine et Chocolat que je pense certainement approprié pour un premier jour à la grande école. Comme il en fallait un, je deviens ce jour-là l’exemple parfait pour illustrer le propos de la maîtresse : « Les enfants, voici le genre de sac jouet qui est inapproprié pour l’école ». Elle s’appelle Andrée Darrou, elle a des cheveux bouclés noirs et porte en guise d’uniforme une chemise de bûcheron à carreaux rouges. Son mari, René, dirige les niveaux suivants dans la salle de classe d’à côté. Je retrouve sa trace sur Internet dans de vieux numéros de la revue L’Educateur, éditée par l’Institut coopératif de l’école moderne (ICEM). Ils appliquent les préceptes du courant Freinet. Moi, évidemment, à l’époque, j’ignore tout de cela, et ma mère cite souvent avec fierté ce nom de « Freinet », car c’est elle qui l’a choisi. Quand je me renseignerai, je comprendrai pourquoi cette pédagogie me convenait : autonomie (les élèves suivent un plan de travail individuel), auto-édition (les supports de travail sont créés par les élèves eux-mêmes) et collectivité (l’élève est inscrit dans la communauté civile dont il partage les biens, il peut influer sur elle en exprimant ses besoins à l’adulte qui l’accompagne). Je suis bavarde et dissipée, rapporte le bulletin scolaire. Un signe de bonne santé scolaire. Nous écrivons beaucoup de textes collectifs que nous alignons, plomb par plomb, dans le corps d’imprimante. Nous n’avons pas de table attribuée et pas de trousse. Je suis maladroite pour faire mes lettres, j’y passerai donc un certain temps, la langue tendue. Nous apprenons à réaliser des objets en argile (processus complet, de l’extraction en forêt – avec la guide qui dit : « La terre est délicieuse, goûtez-la, les enfants ! » et moi qui passe la langue sur la petite boule de terre nichée au creux de ma main -, jusqu’à la cuisson), des pots en papier mâché, des cadres en métal repoussé, nous apprenons à enfiler le fil dans le chas et à respirer par le ventre. Nous observons dans une bassine des têtards évoluer jusqu’au grand jour où il faut les appeler autrement. C’est vraiment une belle année. Je ne pense jamais à mon petit frère, je m’amuse à la récréation avec Carole et Hélène.

Un soir, ma mère téléphone à la maîtresse : je viens de lui avouer que je voudrais qu’elle m’achète une jupe-culotte. Ah, bon ? Et pourquoi donc ? Je lui réponds que c’est parce que mon camarade Sébastien aimerait mieux pouvoir me toucher la culotte. Je lui ai dit non pour la jupe, il ne faut pas exagérer, mais si la jupe-culotte peut faire l’affaire, tant mieux. Je la manipule, cela fait un moment qu’elle me tanne pour m’acheter une robe, ou au moins une jupe-culotte. Avec un peu de chance, je vais pouvoir satisfaire tout le monde. C’est raté, ma franchise la déroute. La maîtresse va nous surveiller d’un peu plus près en récréation. Je découvre tout de même que des mondes que je croyais imperméables l’un à l’autre peuvent communiquer. Les adultes, parce qu’ils ont la tête très haut placée, peuvent se parler par dessus les murs d’enceinte de mes mondes.

Un jour nous faisons une excursion vers un village voisin où nous donnons des présents à nos correspondants. On nous fait asseoir dans la cour, des haut-parleurs ont été disposés sous le préau. Une maîtresse nous explique que nous allons apprendre une chanson et la chanter ensemble. La musique démarre et j’ai une sorte de choc, je suis horriblement émue à en pleurer d’entendre ici cette chanson, que j’entends à la maison parce que ma mère passe la cassette tous les matins. Comment peut-elle exister ailleurs ? Comment est-ce possible que des gens que je ne connais pas chantent justement « Embrasse-la » de Pierre Bachelet (1983) qui passe tout le temps dans ma maison, ma sphère intime ?

A la cantine, les surveillants nous font souvent chanter « On va s’aimer », de Gilbert Montagné (1984). C’est très émouvant, ce réfectoire qui s’égosille. Aujourd’hui encore, je ne peux regarder des enfants chanter sans me mettre à sangloter. Mes parents me font porter un badge jaune « Touche pas à mon pote » (1985) : je deviens populaire auprès des animateurs.

Comme nous sommes partis comme des voleurs avant la rentrée de CE1, nous revenons l’année suivante à Pau dire bonjour (et adieu) à l’ancienne maîtresse. Je suis terriblement gênée, parce que si ma mère me prend à partie pour porter cette institutrice aux nues, je n’ai en ce qui me concerne pas grand chose à lui dire, et surtout pas en présence de ma mère. Madame Darrou flottera longtemps dans mon esprit comme inégalable, une vraie légende, celle qui m’a appris à écrire pour la première fois.

18. Gaza 1995-1996 (3)

Nous profitons des rares moments de congés inaliénables de mon père (l’Aïd, Pâques et Pessah) pour faire un peu de tourisme en Israël, dans ces villes nouvelles implantées près de la bande de Gaza pour des raisons géostratégiques dans les années 1950-1960 (Kiryat Gat, Ashkelon…), et tout à coup on se croirait en URSS en 1986 : grandes barres de béton gris, aires de jeux désaffectées, et migrants russes issus de la classe ouvrière. La société israélienne est multiculturelle et peine à s’unifier. Les Ashkénazes et Séfarades ne sont que les deux groupes ethniques les plus connus, mais ce ne sont pas les seuls. Les Juifs éthiopiens, par exemple, se retrouvent après leur Alya (immigration en Israël) tout en bas de l’échelle sociale, pas besoin de lire une thèse pour s’en rendre compte, toutefois beaucoup de choses m’échappent, alors et maintenant, tant la hiérarchie communautaire est complexe, et se modèle selon le pays d’origine de l’émigré (Europe de l’est, Afrique, Asie), sa place dans la société (étudiant talmudique ou militaire, en gros) et même sa « teneur » en judéité (père, mère, grands-parents juifs ? converti ?).

Une rue de Mea Shearim

Je passe des heures à Jérusalem, en haut de la longue rue Haneviim (rue des Prophètes), à attendre Lyse à la sortie du Lycée français. Je m’assois sur un muret et lui écris une ultime bafouille, ou bien j’erre dans les rues perpendiculaires. Le quartier Méa Shéarim commence pas loin, mais je ne m’y aventure pas. Des idées loufoques me viennent. Je rêve de soulever les perruques des dames avec une canne à pêche et de faire rouler comme des cerceaux les « chapeaux-pneus » des hommes. Je me demande ce qu’il y a sous la « robe de chambre » noire des ultra-orthodoxes et sous les collants opaques de leurs épouses. Je voudrais tirer sur les ficelles qui pendent le long des pantalons pour voir où elles sont accrochées et quand je vois des Tephilin, je pense à des prothèses de mutants. Je lis pour le Bac le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau et forcément j’en prends de la graine. Un soir de Shabbat, nous nous égarons sur la route du retour et sommes pris en étau par une foule d’extrémistes qui nous jettent des canettes sur la voiture.

Haredim se rendant à la synagogue à pieds pendant Shabbat (Wikipedia)

J’aime aller boire un thé en terrasse avec Lyse, j’aime sauter de rocher en rocher au parc, j’aime me rendre au disquaire d’occasion quand je l’attends. J’aime rentrer chez elle en bus, nos mains sous nos écharpes. J’apprends à dire « ken », « lo », « toda raba ». Et « shalom » bien sûr. Je suis très peu curieuse de la ville. Il y a trop de quartiers où nous savons qu’il vaut mieux ne pas mettre les pieds. Une nuit, nous décidons de faire le mur pour aller boire un pot en ville. Les rues sont plus ou moins désertes, mais au centre, c’est la vie ordinaire d’une ville l’été, avec ses terrasses bruyantes et enfumées, ses éclats de rire. On se presse pour marcher, on se fait un peu peur quand il faut traverser le parc, mais rien d’affolant. Lorsque nous rentrons ses parents nous attendent tous deux assis sur le canapé dans le noir. Nous n’en reparlerons pas avec eux. Il ne me vient pas à l’esprit qu’ils ont dû être transis de peur, eux qui portent déjà le deuil d’un enfant.

A Hébron, on se promène dans la vieille ville sous un filet de nylon installé par les habitants, las de recevoir les déchets jetés directement de leurs fenêtres situées au-dessus du souk par les quelque 600 colons que compte la ville, pour une population de près de 200 000 habitants. A Bethléem (littéralement la « maison de la viande »), j’ose sortir mon appareil photo et photographie… une boucherie. A Massada, je suis comme au Grand Canyon. A Netanya, au nord du pays, je passe en juin 1996 l’épreuve de basket. Les équipes sont formées de façon arbitraire par les examinateurs qui nous appellent au porte-voix. J’ai encore de beaux restes même si je constate déjà l’effet de la cigarette sur mon endurance. Je dribble, pivote, et passe le ballon à une Abigaïl à qui je n’ai jamais parlé. Je rentre en car vers Jérusalem, seule, depuis la gare routière. Un de mes rares moments d’autonomie, de liberté…

Bill Clinton, Yitzhak Rabin, Yasser Arafat à la Maison Blanche, 13 sept. 1993

A cette époque, il y a souvent du gratin en visite à Gaza : des anciens ministres, des consuls, des parlementaires. Mon père s’occupe d’aller les chercher à la frontière, de les loger, de leur trouver un interprète qui sache aussi les conduire deci delà. Gaza attire de nombreux curieux. De mon côté, grâce à une Française dont le mari travaille pour l’Autorité palestinienne, je pars à la rencontre de la femme de Yasser Arafat, Souha, dans sa villa, et je suis prise en photo avec leur fille qui vient de naître (à Neuilly-sur-Seine). C’est une femme gentille et douce, qui se vante d’avoir étudié à la Sorbonne, et qui pose pour nous devant un portrait de son mari. Bien plus tard, un soir, on vient nous chercher à la maison, le grand jour est arrivé : nous avons rendez-vous avec le chef. On ne nous bande pas les yeux comme dans les séries Netflix, mais on nous emmène au sous-sol d’une villa qui ressemble à la nôtre. On dit qu’il vit dans les souterrains, et qu’il dort chaque nuit dans un endroit différent. Yasser Arafat est un homme souriant, petit, en uniforme militaire, coiffé du chèche palestinien, tel que sur les photos. Il nous serre la main, sa peau tire franchement sur le vert, il a l’air malade. Une photo souvenir doit être quelque part dans mes affaires.

Nous recevons aussi l’Abbé Pierre sur un podium, tout vieux et tout tremblant déjà, mais il fait un discours poignant. Il est accompagné de Bernard Kouchner, transpirant dans une chemisette rose pâle, que je salue d’une poignée de main. Je rencontre aussi des journalistes dont les noms nous sont familiers à l’antenne de Radio France. J’ai bien le sentiment de me trouver là où l’histoire se fait, trépidante. Et mon histoire intime me bouleversera d’autant plus qu’elle évoluera dans ce chronotope si particulier (mot d’analyse littéraire qui désigne l’espace-temps romanesque).

Photo de Steve Johnson sur Pexels.com

Je ne tiens pas de journal à Gaza. Mais je monologue tous les jours avec Lyse, comme dans les grands romans d’amour. Je lui écris mes souvenirs et mes pensées, je lui offre mon présent, ce temps de séparation et de solitude que je ne supporte plus. J’apprends mes cours avec elle, je lis avec elle, je prépare mon bac avec elle, pour elle. Et le soir, quand la lumière s’éteint dans la chambre de mon père, je ressors fumer dans le noir, et j’écoute les bruits de cette ville surpeuplée et bouillonnante qui donnent à mes pensées un caractère plus lourd. Parfois, je voudrais qu’il disparaisse (la voix passive me permet de formuler ce souvenir honteux). Je suis très en colère à 17 ans, et je pense que cette colère n’est pas encore passée. Pour m’apaiser, j’écoute de la musique plus énervée que moi et je crie dans l’oreiller.

L’année suivante, à la fac de Toulouse, une fille aux ongles vernis se retourne et me demande d’où je viens, je dis « Gaza », elle me répond : « Casa ? Casablanca ? », et la conversation s’arrête. Mais ça m’est égal, je me méfie des filles manucurées.