Le collège Touvent a été construit par les soldats américains présents dans l’Indre entre 1951 et 1967. Pendant plus de dix ans, les enfants des employés de la base aérienne de La Martinerie y ont été scolarisés. Touvent, c’est le nom du quartier, exposé à tous les vents. Gage de folie, s’il en est. Entièrement de plain-pied, c’est un collège où s’orienter est facile ; avec une vingtaine de classes seulement, on y est presque en petit comité. Mais le matin, j’ai toujours peur de passer la grille où traînent des jeunes en mobylette. Ils sont encore là à 16 heures emportant je ne sais où, mais contre eux, des filles aux cheveux permanentés qui le veulent bien.
Dans mon nouveau collège, je ne suis pas tout à fait une inconnue car mon père y a enseigné l’année précédente. Contrairement à ce qui se passe d’ordinaire, c’est lui qui a un avis sur mes profs. Il évoque dans un portrait acide « les mémères qui amènent leurs tricots dans la salle des profs », et les autres qui racontent leurs grossesses et accouchements (j’ai un avis aujourd’hui sur ce genre de jugements, mais à l’époque, je n’en pense rien). C’est quelque chose que je peux comprendre, déjà enfant, ce manque de générosité intellectuelle qui isole et fait souffrir au travail. Mme Truc se dit prof d’Histoire-Géo alors qu’elle ne cesse de déblatérer des âneries sur l’actualité, Mme Bidule est prof de français mais n’a certainement pas ouvert un bouquin depuis l’école primaire.
De son côté, naturellement, il s’est fait une réputation dans l’établissement en emmenant une de ses classes en… Tunisie. A tout le moins, c’est un original. Je ne dirais pas que cette image a compté dans la façon dont j’ai été moi-même vue par mes professeurs, mais à quelques moments, le fait d’être identifiée a pu jouer. Par exemple comme ce jour où un professeur me demande d’aller chercher quelque chose à l’administration et que j’ouvre à peine la bouche que je me fais aboyer dessus par le Principal adjoint, une énorme montagne de chair et de graisse qui m’horrifie. Le fait est que quelque chose ne va pas, puisqu’il me déverse, dans le cagibi où je l’ai trouvé et où nous voilà enfermés tous les deux, toute sa hargne en me traitant d’insolente en long, en large, et en trois dimensions (sous une pluie de postillons). Je n’ai pas compris ce qui m’arrive, je suis terrorisée. Le soir, mon père reçoit un coup de fil du type (vraiment ça n’en valait pas la peine) pour l’inviter à me faire la morale. Un parent a alors plusieurs façons de réagir, et je sens que mon père, même s’il n’accorde pas une grande confiance au gars, et même si cela reste confus dans son esprit puisqu’il n’était pas présent, ne m’accorde pas entièrement sa confiance. C’est un drôle de sentiment, un avertissement, une petite fêlure qui ne s’est jamais refermée malgré les années, et qui provoquera chez moi, sans vouloir utiliser un vocabulaire médical inapproprié, des crises de paranoïa incessantes dirigées contre lui.
Je suis un peu bavarde en classe et un peu légère sur la question des devoirs et leçons, je fais à peu près le minimum. Alors que j’avais décidé de me mettre au travail, l’attrait du jeu me reprend. Je ne suis pas en cours pour travailler, mais avant tout pour m’amuser. Je n’ai absolument pas la maturité pour comprendre l’intérêt de ce qu’on me fait faire et je ne possède aucune motivation naturelle pour relire mes leçons. Mon père a beau être prof, il ne s’inquiète pas de mes mauvaises notes, tant qu’elles ne sont pas catastrophiques. Je ne souffle pas dans les sarbacanes, mais je suis prête à fabriquer les boulettes s‘il faut des munitions.
J’apprécie énormément le cours de Technologie où le professeur, un gentil monsieur proche de la retraite, nous fiche la paix et nous permet de travailler en chantant. On néglige de plus en plus aujourd’hui l’intérêt pour un élève de connaître ce genre d’enseignant dont on n’attend rien de plus qu’une transmission affectueuse et bienveillante.
Comme nous avons la même prof pour le français et l’histoire-géo, elle essaie de mêler ses objectifs pédagogiques dans des lectures littérairement vides, « alittéraires ». Elle nous propose des ouvrages d’Odile Weulersse et de Michel Peyramaure… Je fais semblant de lire. Mon père ne m’y oblige pas, il a aussi son idée sur ce sujet et, comme j’ai déjà été collée une fois pour devoirs non faits, il me dicte même le contenu d’une fiche de lecture ou deux.

Dans ce nouveau collège où je vais rester un peu plus de deux ans, de 11 à 13 ans, je suis très rapidement intégrée à un petit groupe de filles dynamiques, de bonnes élèves avec qui s’amuser et réviser les interros à la dernière minute. Aucune d’elle ne sait que je loge avec mon père dans un 9 m2, ni même pourquoi soudain j’arrive dans leur classe avec quatre mois de retard. Nous nous retrouvons au milieu de la pelouse ou sur un banc et passons nos récréations à discuter ; notre groupe se forme et se déforme au gré des histoires (amourettes, jalousies, disputes d’un jour ou d’une semaine). Il y a A., la charmante danseuse dont le port de tête fait tourner celle des profs quadragénaires ; B. la ronde musicienne que le père appelle en sifflant, ce qui alimente bien quelques jours de bavardage ; parfois C. nous rejoint, sensible et timide. Toutes, elles se connaissent depuis très longtemps, et je ne comprends pas vraiment la nature de leurs relations, liens d’amitié ou familiaux. C’est avec Béné que je ris le plus. Nous menons des joutes verbales pleines de jeux de mots qui ne font rire que nous. Pour au moins deux raisons, nous ne pouvons toutefois être aussi complices qu’espéré. La première tient dans l’espèce de compétition qui existe entre nous et qui justement naît de nos ressemblances. La seconde est plus difficile à décrire. Des enfances différentes justifient-elles que nous ayons de telles difficultés à entrer dans le monde de l’autre ? Ou alors est-ce davantage une question de milieu social ? Ou même d’éducation genrée ? Tandis qu’elle a eu une enfance plutôt douce, passée à faire parler des poupées Barbie (auxquelles elle joue à l’occasion !), mes « petites affaires » tiennent dans mon cartable ; tandis qu’elle participe en tant que danseuse à l’enregistrement d’une émission du Club Dorothée, j’essaie de rouler sur la roue arrière de mon MBK ; tandis qu’elle alterne des vacances de saison à la Turbale et aux sports d’hiver, je passe les miennes à la campagne, à explorer de vieilles baraques ; tandis qu’elle peut m’inviter parfois chez elle pour jouer à la Nintendo (j’ai tué des canards en plein vol en croyant vraiment les viser !), elle ne vient pas une seule fois voir comment c’est chez moi, mais ce n’est pas de sa faute : je ne l’ai pas invitée. Tandis qu’elle est très sérieuse, sage et tout en retenue pendant la classe, j’aime m’asseoir au fond à côté des trouble-fêtes, en toute confiance, adoptée car bon public.

Devant les salles de cours, par contre, quand nous attendons de pouvoir entrer à notre tour, rangés officiellement par deux, mais en réalité agrégés dans une sorte de houle vivante, je préfère rester tout devant pour espérer échapper aux coups de cartables, de coudes, de tête, de genoux… C’est un âge où les garçons se tapent dessus constamment, se roulent par terre à deux ou trois, se collent et se frottent, et tant pis pour celui ou celle qui se prend dans un pied ou une main. J’aime bien ça aussi, des fois, me rouler dans l’herbe avec eux comme dans un grand câlin brutal.
Dans la cour, c’est un concours de fringues de marques. Je n’échappe pas à la tentation. Quand ma grand-mère m’offre à la fin de la 6ème un jean Levi’s et une paire de Nike noires et roses, je suis aux anges. Je vais enfin « appartenir ». Ma dernière journée shopping s’est déroulée en mai dans les rayons d’un Carrefour où ma tante paternelle, me voyant fringuée comme rien, entasse dans le caddie des tas de vêtements un peu plus au goût du jour, sous les yeux de mon père impuissant qui a le sentiment d’y laisser sa paye. A l’époque dont je parle, les adolescents à la mode portent des Bombers, des jeans Levi’s, des pulls Benetton torsadés, des Nike Air, des doudounes Chevignon, des sweats Creeks, Chipie, ou Poivre Blanc, des tee-shirts Waïkiki…. Enfin, je n’oublie pas deux accessoires très en vogue, mais seulement chez les 3èmes (autant dire : une autre génération), et m’en souvenir me procure un grand plaisir : les fers de protection sous les chaussures pour les faire claquer, et la « bolo-tie », un cordon de col fermé sur le devant par une figurine, tête de sioux ou tête de mort. Exquis.
« On » (mais pas moi, à vrai dire, puisque nous vivons dans un microclimat musical où ne passent que France Inter/ Musique/ Culture), on écoute Vanessa Paradis tout en la moquant, Elmer Food Beat (« Le plastique, c’est fantastique »), Roch Voisine (« Hélène »), Pauline Ester (« Le monde est fou »), Patrick Bruel (« Place des grands hommes ») et les premiers Boys Bands préfabriqués. Les chansons des Inconnus sont rejouées par cœur dans la cour, (« Salut/tu/vas/bien ») et Patricia Kaas fait une belle percée dans la cour du collège avec « Mon mec à moi ». Quand, dans la voiture, vient à passer « Au fur et à mesure » de Liane Foly, je regarde mes pieds.
Toute notre petite bande de filles participe à la chorale de l’école dirigée par notre professeur de musique, Monsieur N., qui nous emmène même en représentation, vers Tours peut-être. C’est toujours un plaisir immense de chanter en groupe. A la fin de la 6ème, notre professeure principale programme une sortie scolaire dans le Lot, à Rocamadour. Mon père refuse net, quelle absurdité !, de payer pour un voyage se déroulant à deux pas de la maison de Corrèze où nous sommes toutes les deux semaines ! L’année précédente, en CM2, je n’avais pas non plus eu la possibilité de participer à l’excursion de fin de primaire, pour des raisons économiques également. Ce qu’il faut préciser, c’est que mon père a toujours payé une pension à ma mère, alors que cette dernière a refusé tout net de le faire, une fois le transfert effectué. Il a abandonné l’idée de les lui réclamer de façon plus formelle, craignant de devoir à nouveau supporter des frais d’avocat et encaisser ses mots toxiques à elle en retour. Tel que je le connais, je pense aussi qu’il a craint de la blesser. Mais voilà, avec le crédit de la maison et l’insécurité matérielle causée par la mort de ses parents, le budget est plus que serré.
Je crois que je suis vraiment heureuse tous ces mois à Châteauroux. Je laisse de côté avec une facilité d’enfant tout ce qui me gêne : les violences, la mère, le petit frère, les examens psychologiques et sociaux pour décider « avec qui la petite voudra vivre ». Mon intimité à nouveau protégée, mon corps se libère et je m’autorise à me casser des os, d’abord le poignet, puis la jambe. Mon père nous dépose le matin chez Béné avant de partir au travail, mes béquilles et moi. Sa mère nous emmène en voiture au collège quelques jours par semaine. B. me raconte des années plus tard que la mère de Béné m’en veut énormément, qu’elle m’a trouvée, je ne sais plus les mots exacts, « mal élevée » ou « impolie ». Je reste interdite, j’attends la suite, je faisais tout pour ne pas déranger ! Comment est-ce possible ? Qu’on ait parlé de « moi à 11 ans » derrière mon dos, et que quelqu’un soit resté avec cette fausse idée de moi pendant des années ! (Tenter d’être indifférente à ce que pensent les autres n’est pas encore à l’ordre du jour.) C’est l’histoire d’un croissant, un croissant qu’elle me propose un matin dans la voiture et que je refuse de recevoir, obstinément, jusqu’au silence. Je me cale contre la vitre, surtout qu’on ne m’en propose plus, c’est une vraie torture cette insistance. J’ai été élevée comme ça, à refuser, parce que mes parents ne pouvaient pas rendre. Et quand l’un ou l’autre devait, par la force des choses, mais jamais avec plaisir, accepter un don, il fallait vite l’oublier pour ne pas être redevable. Bien sûr qu’en refusant cette viennoiserie j’avais heurté cette maman ! C’est qu’elle me rendait déjà service en me menant à l’école plusieurs fois par semaine, je n’allais tout de même pas accepter un croissant, et devenir dans ce geste l’égale de sa fille assise à côté de moi, parce que je ne pouvais pas me permettre de le laisser penser. Apprendre à recevoir m’a pris encore bien des années.
Le plâtre à la jambe, que je garde presque quatre mois, m’immobilise et restreint mes sorties. Par conséquent, je recommence à travailler avec plus d’assiduité, ce qui me vaut les félicitations du Conseil de classe. Je découvre avec bonheur l’anglais et le latin, de quoi me refaire une image et monter ma moyenne d’un coup. On nous prête un appartement en vrac dans lequel nous faisons plus ou moins du camping. Il y a une petite télé en noir et blanc. Je fais mes devoirs devant « Giga », une émission d’Antenne 2. Ma grand-mère m’offre une Game Boy et avec mon père, nous faisons des compétitions de Tetris et de Dr Mario. Dans le noir, le soir, je capte la Cibi avec un vieux talkie-walkie ou bien j’écoute Fun Radio par petites touches. Ce sont les débuts de Difool et le Doc, une version audio de tous ces magazines féminins que je trouve déjà stupides dans leur version pour jeunes filles. La Cibi et cette émission s’entremêlent dans ma mémoire. J’ai peur que les chauffeurs de poids-lourds me repèrent sur leur tableau de fréquences et frappent à la porte. Je découvre Michaël Jackson, je trouve cela affreux. Mon père m’initie aux chansons des années 20 à 40 dont le ton joyeux illumine mes oreilles, je deviens imitatrice d’Arletty. En privé seulement.
En décembre, je pars une semaine avec la classe de mon père en Allemagne. Je rencontre là de nouveaux élèves de la campagne, mes futurs camarades de cour ; je croise mes doigts dans ceux de Romain, je lui prête mon béret et mon père immortalise et colle dans son album la photo de ce jeune garçon aux cernes grises sous la neige de Rothenburg.
Les trois derniers mois à Châteauroux se passent plus ou moins bien socialement. Je me fabrique de bonnes raisons d‘être heureuse de changer d’air. A force de changer d’établissement, la mécanique est bien huilée. Un peu de « On s’en fout, on n’est pas d’ici », que disait le père de Marguerite Yourcenar à sa fille quand ils voyageaient en France. C’est plus facile que de partir la larme à l’œil. Même si elle roule quand même.