23. Lycée Renoir (Limoges, sept.-déc. 1989)

Lycée Renoir, 1992 - Par Frédérique Voisin-Demery —

Après les vacances d’été commence une nouvelle vie. J’ai 11 ans et je vais au Lycée Auguste Renoir, un immense établissement polyvalent qui se trouve à deux pas de chez moi. J’intègre la 6ème 1, la première d’une longue série de 6èmes.

Nous sommes appelés classe par classe à l’aide d’un porte-voix. Je sais que Sandra est quelque part, et même Marion et Alexandre, mais ils ne sont pas avec moi. Mon père a « gagné » pour le choix de la première langue vivante, ce sera l’allemand, une langue déjà mal-aimée qui me sépare des autres, et un choix que je m’efforce d’agréer ; ce n’est pas difficile, on me l’a bien vendue. Avec les copains, nous nous croisons sans avoir le temps de nous parler, nos récréations ne se déroulent pas dans les mêmes cours ni au même moment. Le midi, on pourrait, mais c’est trop grand, on peine à se retrouver. On a aussi soif de nouvelles têtes. Ce lycée est une ville dans la ville, avec ses 1800 élèves. Dans la cour, il y a de jeunes majeurs vêtus de grosses vestes Levi’s avec « col fourrure mouton » qui tirent sur leurs clopes. « Qu’est-ce qu’ils sont p’tits les sixièmes cette année ! » entend-on dans les couloirs. Petits et immatures : à défaut de s’enfumer, on préfère ramasser des bogues de marronniers pour se les jeter dessus d’une cour à l’autre. Cela fait mal, c’est très grisant, mais cela ne dure pas. Les pions et les profs sont sévères, et j’ai envie d’être bien vue. Pour la première fois, je décide consciemment de m’y mettre et d’arrêter le dilettantisme.

Notre prof d’Hist-Géo réussit à terroriser les 32 élèves que nous sommes grâce à un odieux subterfuge. L’un d’entre nous laisse échapper un hoquet, elle hurle : « Qui a le hoquet ? » On est trop abasourdis pour répondre. « J’ai demandé : qui a le hoquet ?! Vous répondez ou vous avez une punition générale ! » Un garçon lève la main. « Votre nom ? Si je vous entends encore une fois … (et elle ne dit que le nom de famille!), vous êtes viré ! » Le silence s’épaissit, angoissé et haineux à la fois. Elle attend la dernière minute du cours pour nous expliquer que la peur est l’un des moyens de faire partir le hoquet, et que la preuve, hein… Le moyen de faire avaler beaucoup de couleuvres aussi.

Le prof de mathématiques me met K. O. dès la première semaine avec son cours sur les ensembles. Il trace des pommes de terre au tableau, au début c’est donc vraiment à ma portée. Ensuite, quand il ajoute d’une écriture de médecin quelques lettres grecques aux formes intéressantes, je me dis que ça va le faire, j’aime bien les codes secrets. Mais au bout de trois tubercules remplies de lignes de codes, je perds l’entendement. J’essaie de me raccrocher à ce qui est écrit en lettres romanes et que je devrais comprendre : par exemple le mot « réel », je le connais celui-là, mais posé comme ça sur ce tableau il ne correspond à rien de réel… C’est trop abstrait pour moi, je n’ai pas « l’esprit mathématique » et je lâche les derniers brins de sapin auxquels je pendais encore – dans le vide. Ce sera pour une autre fois, je ne suis pas prête. Et je préfère encore les cours d’athlétisme aux mathématiques, même quand on nous fait courir 45 minutes sur l’herbe givrée. D’ailleurs, à cette époque, plus c’est contraignant, plus je réponds positivement (voir Scouts).

Pendant qu’à la maison les soirées se passent de plus en plus mal (voir Violence.s), je me fais élire déléguée de classe (sur une idée de ma mère) et j’inaugure avec Vincent V. une sorte de stratégie de drague minimaliste que je tire de je ne sais où, sans doute aussi d’elle. Vincent est le plus petit de la classe (ou sommes-nous à égalité ?), ce qui ne l’empêche pas d’être très chic : il a une jolie raie sur le côté, ambiance catalogue 3 Suisse enfants (les pages « Mariages & Baptême »), et surtout il obtient les meilleures notes en tout, ce qui me le rend irrésistible.

Mais hélas, je découvre à peine que j’ai des pouvoirs magiques avec mes quinquets que je dois partir brusquement, sans avoir eu le temps de m’y préparer (voir Mère). Je me débrouille tout de même pour lui faire passer un message par une copine (par lettre postale) : je lui donne rendez-vous un mois plus tard dans le hall du Lycée. Limoges se situe sur la N20, entre Châteauroux, ma nouvelle résidence, et Brive, où nous descendons un weekend sur deux. Mon père accepte de me déposer devant le lycée et de m’attendre dans la voiture. Comme je ne suis plus inscrite, je n’ai plus l’autorisation de franchir les secondes portes de l’établissement, et lui n’a pas le droit d’en sortir. Il arrive, c’est lui, Vincent. Il s’est fait très beau. Je suis intimidée. Le type de la loge nous observe. Il passe ses bras autour de mon cou et m’accroche une chaîne plaquée or avec un cœur, il dépose un baiser sur mes lèvres. Nous ne nous disons rien, nous nous séparons au ralenti, comme dans les films. Adieu.

Je retourne à la voiture, dévastée. Je n’exagère pas. Mon père, tout en conduisant, me pince la nuque (je comprends que c’est une sorte de « câlin ») et affiche une grimace de compassion. J’ai mis des années avant de revenir à Limoges. Il m’a fallu un paquet de boucliers pour « ne plus flancher à Limoges ».

(Photo : Frédérique Voisin-Demery)