Edma fait ma connaissance peu de temps après ma naissance. Son fils, Jean, prend des cours de piano avec mon père comme professeur. D’origine pied-noir, elle et son mari Pierre ont quitté l’Algérie en 1962 (exactement de la façon dont on le voit dans les documentaires : par bateau, jusqu’à Marseille, leur voiture volontairement trempée dans l’eau du port par les dockers) pour s’installer à Brive-la-Gaillarde. Lui ingénieur en électronique, elle institutrice d’école maternelle. Devenu coopérant, mon père reste en contact avec la famille, et c’est ainsi que de Noël en vacances d’été, nous sommes accueillis chez Edma et Pierre, dans leur grand pavillon, la ruine paternelle étant ouverte à tous les vents. Je lui ai longtemps dit « Vous », comme mon père, puis j’ai demandé à la tutoyer. Ce n’était pas important pour elle. J’ai donné à notre fille son prénom.
J’aimais Edma, et je la craignais. Femme à la fois enveloppante et autoritaire, j’ai souvent ressenti un grand privilège à me sentir considérée par elle, à l’entendre dire que j’étais de sa famille, sans avoir à en supporter les inconvénients. L’atmosphère de son foyer pendant les vacances évoquait tout ce que mes parents n’étaient pas. D’abord les choses demeuraient et les personnes que j’y avais rencontrées un été revenaient d’une année sur l’autre (il n’y avait pas de divorce). Personne n’était particulièrement violent, ni ne jetait de la vaisselle en travers de la pièce. Les enfants recevaient parfois des « roustes », mais c’était juste. Les gens de cette famille étaient, pour l’enfant que j’étais : fiables, stables, et reposants pour les nerfs.
Par ailleurs, alors qu’eux-mêmes se sentaient pieds-noirs et enfants de pieds-noirs (autant dire : déracinés), ils menaient, comparés à nous, une vie très « française » ! Je les trouvais aussi très ancrés dans le présent, tandis que mes parents s’étaient « établis » dans les années 1970. C’est chez eux que j’ai découvert nombre de « produits » et de comportements dont je n’avais pas connaissance chez moi : l’apéro (c’est à se marrer pour un Français, mais personne dans ma famille ne fait d’apéro !), avec des bouteilles de Suze, Martini ou Campari, les bols remplis de cacahuètes, l’Oasis pour les mouflets, tout cela disposé sur une table basse devant un ensemble canapé/fauteuils face à la télé (mes parents n’ont jamais eu ni canapé ni télé, ni table basse, ni alcool ni café). Ils avaient un billard et un grand chien de berger qui s’appelait Roxanne. Les repas étaient copieux et traditionnels, avec la salade et le fromage placés juste avant le dessert. Pierre trônait en chef de table et n’utilisait que son propre Laguiole. On servait du vin dans des verres à pieds et le café dans les mêmes verres à la fin du repas. Les C. regardaient le foot, le rugby, le tennis, ils avaient Canal, et ils enregistraient des émissions, des films, incroyable ! Chez eux, grâce à eux, je me suis fabriqué mon « étalon de vie normale à la française », mais aussi ma référence « mère normale », ce qui, je pense, a constitué le radeau de sauvetage qui m’a permis d’échapper tout à fait à la reproduction des schémas violents. « Que dirait Mémé Edma, dans cette situation ? » Comme toujours : « Te fais pas de bile, fille, tu verras, ça va se décanter. »
Quand j’ai été une grande adolescente, elle et moi avons pris l’habitude de discuter des heures, de ma famille, mais surtout de ma mère, elle insistait. Je sentais combien ces moments comptaient autant pour elle que pour moi. Pierre en était le complice, disparaissant du salon un long moment pour nous laisser le temps de parler sans peur, ou c’est elle qui l’incitait à partir, comme le font toujours les femmes dans les couples que je connais (« Pierre, tu veux bien aller arroser les fleurs ? »). Au fil du temps elle est devenue ma confidente, mais avec réserve, et mon premier soutien, inconditionnel. Elle m’a coachée à 11 ans pour savoir parler à ma mère, m’enseignant des éléments de langage efficaces dont le but était de me placer en position de personne autonome pour ne plus être manipulée. Elle me répétait : « Toi, tu as ta vie à construire, ce n’est pas ton problème ; elle, c’est déjà une femme vieillissante, elle a sa vie derrière elle, tu as autre chose à faire que de t’occuper d’elle. Elle a fait ses choix, toi tu as besoin de force, tu as l’école, des examens à passer, et la vie devant toi. Tu n’es pas une poupée qu’on peut jeter et reprendre. » Quand je réussissais mes partiels, c’est elle que j’appelais. Et quand je devais prendre le dernier train parce que ma mère avait changé ses plans, raccrochant aussi au nez des gens dans la vraie vie, c’est Edma et Pierre, deux silhouettes toujours liées, que je voyais attendre sur le quai de la gare de Brive-la-Gaillarde (« deux minutes d’arrêt ») pour venir me chercher à 22 h 58.
Elle me cuisinait rapidement un œuf cocotte. Elle était toujours soucieuse de savoir si nous aimions sa nourriture : salade juive, paella, côtes d’agneau, couscous, bugnes, croquants aux amandes… Au soir de sa vie, elle a laissé à chacune des femmes de sa famille, dont moi, la copie dans un beau carnet de ses recettes préférées. Elle a aussi écrit à la main ses mémoires en deux volumes qu’elle a patiemment recopiés et illustrés quatre fois, pour ses trois belles-filles et pour moi. Elle disait toujours que les femmes sont des racines, qu’elles transmettent l’histoire, et que les cultures andalouse, juive et espagnole se retrouvaient dans sa nourriture, donc dans nos veines. Un jour, une voisine s’est exclamée : « Une salade juive ? Allons, il ne faut pas dire ça ! – Mais comment je dois l’appeler, cette salade ? Je l’ai toujours nommée ainsi ! – Tu devrais l’appeler Salade hébraïque ! » Je riais de l’absurdité de notre monde, elle était outrée qu’on n’ait plus le droit de dire « salade juive » sans avoir de procès d’intention. Les mots qu’on contourne révèlent notre manque d’engagement dans la société et notre défaut de confiance envers notre humanité.
Des fois, elle me demandait de venir à côté d’elle sur le canapé pour regarder la télé. Elle prenait ma main, ou mon bras, et me caressait avec de petits mouvements concentrés sur le même carré de peau. Je n’osais pas bouger, même quand ça finissait par me brûler. Je ne la regardais pas, je n’osais pas, je n’arrivais pas à me concentrer sur ce que je voyais à l’écran, je ne voulais pas que ça s’arrête. Je me sentais prisonnière de cette caresse à laquelle je ne m’abandonnais pas. Comme s’il fallait que ça se fasse, comme si elle me rééduquait. Contre mon gré. Comme un animal.
Elle n’avait pas vraiment d’humour, pas de noirceur, pas de cynisme. Elle commençait souvent ses conseils par un inoffensif (pour l’ado que j’étais) « peut-être que tu devrais/pourrais… ». Elle me répétait comme un mantra que l’on s’était trouvées, que l’on s’était reconnues, que la vie nous avait fait nous choisir, que j’étais sa petite fille comme les autres, mais différemment aussi, qu’avec moi elle pouvait parler mieux qu’avec aucun de ses enfants ou petits-enfants. Elle m’a écrit pendant plus de vingt ans et me rappelait constamment combien je comptais pour elle. Et progressivement, je l’ai crue. Elle m’a en quelque sorte « soignée », sans que je m’en rende compte et malgré moi, car je n’aurais sans doute pas accepté de l’être ; en effet mes blessures étaient tout ce que j’avais, mon privilège unique.
A la côtoyer, j’ai fini par accepter d’être autre chose qu’une déracinée, j’ai consenti à baisser la garde et à être un peu banale, un peu « française », un peu ordinaire. J’ai poli une partie de mes reliefs les plus aigus et montré plus de tolérance de façon générale envers les autres et moi-même. Accompagnée dans la vie par deux parents très exigeants, très à part, très blessés, comme les miens, être moins radicale m’a demandé des années. J’ai choisi mon camp : quitte à être, je serais juste là, à exister, sans consacrer trop d’énergie à me rendre différente.