15. Koweït, 1992-1995

Nous arrivons à l’aéroport de Koweït tard dans la soirée, un jour de la fin octobre. Premières impressions d’un pays : le sol de l’aéroport est luisant et des hommes en dishdasha blanche semblent glisser par symétrie sur du marbre que balaient en continu une nuée de silhouettes asiatiques (des Philippins). Nous prenons un taxi et nous rendons à l’adresse que mon père a notée sur un petit carnet Rhodia, à l’extérieur de la ville. A l’époque, il n’y a ni portable ni Internet et on ne prépare pas un voyage comme on le fait aujourd’hui. Il est 22 heures, on a une adresse, et puis voilà. Le taxi qui nous emmène est pakistanais, les Arabes que nous croisons ne sont pas koweïtiens, mais nous ne décodons pas immédiatement cette organisation de la société. Je me sens curieuse de tout. J’ouvre grand mes yeux sur l’intérieur du véhicule (moquette rose sur le tableau de bord, chapelet qui se balance au rétroviseur). Il nous dépose près de l’Université et après quelques palabres, nous passons la première nuit chez des Polonais qui auront la gentillesse de nous faire un lit, alors qu’il est déjà tard.

Logements des universitaires, Koweït, Schuwaikh, aujourd’hui. Nous voyons la supérette depuis notre appartement. Les « barres blanches » de part et d’autre représentent des places de stationnement couvertes.

L’appartement qui nous est attribué est immense et, hormis les pièces d’eau et la cuisine, le sol est intégralement recouvert de moquette. C’est un meublé, avec banquette et fauteuils d’inspiration scandinave. Nos malles sont arrivées de France, et elles ne contiennent que le strict minimum, en tout cas pas suffisamment pour investir le reste du mobilier qui restera vide. Près de l’entrée, on trouve sur la droite une petite pièce sans fenêtre, c’est la maid’s room, la « chambre de bonne », mais là aussi nous mettrons un certain temps à le comprendre. J’occupe la dernière pièce au bout du long couloir. Je dessine rapidement le plan de l’appartement pour l’envoyer à ma grand-mère, il est tout en long, et si grand ! La climatisation centralisée tourne presque toute l’année, nous n’avons pas à nous plaindre.

Nous sommes arrivés là avec nos codes européens : habitant « en ville », nous pensons n’utiliser que les transports en commun pour nous déplacer. Les premiers jours, nous sortons explorer les environs à pied, mais c’est difficile, il n’y a pas de trottoir et encore moins de chemins de traverses, nous sommes tout seuls, et ça pue le souffre. Le port est à deux pas, mais la mer, elle, reste inaccessible. Il y a bien un bus, le 11 ; nous l’essayons, il va en vieille ville, ce qu’il en reste. De façon surprenante, dans ce bus ne sont assis ni Koweïtiens, ni Occidentaux, ni enfants, ni femmes, mais une trentaine d’ouvriers « indiens » (ou bangladeshis, ou sri-lankais, ou pakistanais) qui nous regardent en silence. Qu’à cela ne tienne, nous le prendrons tous les mercredi soirs (équivalent du vendredi français) pour nous changer les idées, jusqu’à ce que mon père ait les moyens d’acheter une voiture, une Nissan Bluebird.

Il reste encore en vieille ville quelques ruelles de souk, avec des lambeaux d’artisanat local, mais dans l’ensemble c’est un bric-à-brac de petits centres commerciaux climatisés éclairés au néon inondés de marchandises chinoises, de vendeurs de shawarma (le kebab local qui n’a pas encore fait son entrée écrasante en France) et de bars à chicha. Le Koweït est indépendant depuis 1961 et est passé en quelques années d’un village de pêcheurs à une capitale pétrolière d’importance. Les gens mangent par terre dans des petits palais bâtis à l’image du Panthéon ou du château de Versailles. La guerre du Golfe est terminée, et nous en achetons tous les produits dérivés siglés POW’s (Prisonners of War) : cartes postales de puits en feu, de ciels noirs au-dessus de la ville, de bâtiments mitraillés ; cassettes collector à la gloire de Georges Bush ; petits drapeaux… Il se dit que nous respirons toujours des poussières d’uranium. Le samedi, la ville se remplit de Philippins qui sortent de l’église. Assis un peu partout, déracinés, ils sont des milliers à se reposer ensemble, à discuter, certains même demandent une photo avec nous devant une belle voiture, pour la famille, pour la légende, c’est toujours la même histoire qui se répète de par le monde. J’achète pour rien des tonnes de fausses cassettes dans des boîtiers souples, une véritable aubaine, et me concentre sur ma lecture de Vox.

Un vendredi, jour de repos, nous attendons le bus du retour qui ne vient pas. Une Chevrolet paquebot s’arrête à notre hauteur et un homme se propose de nous ramener. Pour le remercier, et pour le garder encore un peu, car c’est un vrai Koweïtien (une perle !), mon père le fait monter à l’appartement et, avec un petit dictionnaire arabe-français, une conversation rudimentaire s’engage où le Koweïtien pose tout un tas de questions habituelles auxquelles mon père répond plus ou moins n’importe quoi (Tu es marié ? Non, divorcé. Tu as des enfants ? Oui. Combien ? 10. Et ta fille, elle est mariée ? etc.). Le type laisse son numéro et s’en va. La semaine suivante, je suis seule à la maison quand ça sonne, c’est lui, je le fais entrer, s’il veut bien attendre. Le bougre parle encore moins bien anglais que moi, alors je vais chercher le même dictionnaire. C’est assez confus dans mes souvenirs. Je lui fais un thé. Il tourne les pages et me montre des mots comme « jolie », « désir ». Je suis flattée, mais je n’interprète pas du tout ce que tous ces mots pourraient signifier pour la suite de la visite. Je comprends toutefois que je dois la jouer fine : mon père est absent, et j’ai un Arabe sur les bras à éconduire. Je m’y connais un peu : j’ai déjà vu mon père décliner plusieurs fois mon achat contre un troupeau de chèvres. Et cela fait déjà plusieurs semaines que j’ai troqué ma mini-jupe contre un pantalon léger. Le type a une vingtaine d’années. Je fais très jeune, et c’est là-dessus que je compte : mon absence de poitrine, mon absence de hanches. Il veut me toucher, je lui montre le mot « judo ». Il veut m’enlacer, je lui fais une prise, nous tombons par terre, ça le fait rire. Il n’est pas du tout agressif. Il finit par partir et ne revient pas. Par la suite, mon père l’appellera pour sympathiser et ne saura jamais pourquoi l’autre ne donne pas suite. Ce n’est que la première et la plus « mignonne » d’une longue série de dangers écartés, du bout des lèvres ou du bout d’une paire de Doc Martens coquées. Là encore, j’en reparlerai.

Chevrolet Caprice Classic

Pour aller au lycée, on s’associe avec trois autres familles pour organiser un transport commun en taxi. C’est une vieille Chevrolet Claprice Classic aux suspensions plus que souples et aux banquettes de velours bordeaux. Tous les matins pendant deux ans, cette voiture stationnera au pied de l’immeuble à 6 h 30 et devant l’école à 14 h 10. Pendant un temps, nous logerons à sept dedans, sept insupportables gamins pataugeant dans plusieurs langues. Nous appelons le chauffeur « ‘ammo » (oncle), j’apprends à dire « saker el bab » (ferme la porte), et je chante une berceuse bosniaque. Je voudrais écouter Bryan Adams dans le taxi, mais ce n’est qu’Amr Diab, ce chanteur égyptien increvable.

J’ai 14, puis 15 ans, et je me sens prisonnière. J’ai essayé, pourtant, de rencontrer des gens, de vraies gens, des « individus », un concept qui n’existe pas au-delà des frontières resserrées de l’Europe. Notre quartier (« block ») est constitué de cinq immeubles comme le nôtre, en forme de « plus », de 11 étages de 8 appartements chacun. Tout le personnel universitaire non koweïtien est logé ici, en majorité des Égyptiens, mais on trouve aussi des Américains, des Tunisiens, des Marocains, des Polonais… C’est l’automne quand nous arrivons, je suis en tee-shirt et je sors me promener seule autour des immeubles, espérant tomber à un moment ou un autre sur un enfant, une famille, soyons fous, mais tout le monde se terre à l’intérieur. Au-delà du campus, c’est le désert et la mer, avec l’autoroute (« ring ») comme seule issue et le supermarché comme oasis. Je suis enclavée, c’est le mot.

Mon père me donne sa machine à écrire électronique ; c’est l’époque des premiers ordinateurs portables IBM, je lui apprends à taper C:// et à manier la souris sans la soulever. J’écris en écriture automatique à la suite de Michaux, le lis des biographies qui se passent à Paris, et si seulement je pouvais trouver de l’absinthe… Au bout de la première année, je ne suis plus moi-même, je m’adapte, j’en prends mon parti, j’attends, je deviens moi aussi une ombre qui glisse. Aux fenêtres qui ne coulissent plus que difficilement à cause du sable, une moustiquaire intégrée renforce mon sentiment d’enfermement. Je n’ai jamais passé autant de temps dans un appartement.

Mon père travaille beaucoup et n’est pas très heureux lui non plus. Ce n’est pas qu’il voulait absolument venir au Koweït (d’ailleurs c’était ça ou l’Ouzbékistan et il a choisi un pays avec un lycée français), c’est qu’il n’en pouvait plus de Châteauroux. Et puis être dans un pays arabe lui convenait bien, c’est ce qu’il espérait de ses vœux, pensant retrouver au sein de la communauté musulmane soutien maternel ou fraternel. Au contraire, la société koweïtienne agit à cet égard comme un repoussoir : racisme, ségrégation, quant-à-soi, sexisme, et mène mon père à une grande déception puis à une certaine déprime. Une fois par an, nous voyageons dans les environs, d’abord en Syrie où nous faisons un tour du pays dans une voiture avec chauffeur, puis en Oman, enfin à Dubaï. On essaie de voir le bon côté des choses, tout de même, tout de même (je l’écris deux fois exprès). Moi, ça ne m’est pas égal, j’étais heureuse dans l’Indre, j’avais des amis, des petits amis, et peu d’horaires.

Dans cet appartement, nous passons un certain temps à dormir, la nuit, mais aussi de 15h30 à 17 heures, tous les jours, pour la sieste. Je fais des rêves. Des cauchemars de femmes entièrement recouvertes de tissu noir qui veulent me tuer. Nous recevons, rarement, des collègues de mon père. Il n’y a rien à faire en-dehors du lycée, pas de copains à aller voir qui soient à portée de vélo, pas de parc où traîner, pas de cinémas, pas de cafés, pas d’activité. Notre sortie préférée, c’est « Pizza Hut », tous les jeudis. Mais nous fréquentons aussi Sbarro, Arby’s, Wendy’s, KFC, Baskin Robbins… On devient des professionnels du fast-food.

Capture d’écran du clip de Janet Jackson, « That’s the way love goes », 1993

A l’âge où je devrais passer mon temps à l’extérieur avec mes amis, je vis « en couple » avec mon père (c’est la psy qui l’a formulé comme ça), aussi dépendante qu’une bonne épouse du Moyen Orient. Je me plonge un peu plus dans la lecture et l’écriture, dans le Pink Floyd, Queen et les Beatles. Je fais mes devoirs devant MTV, la langue pendante (c’est la première fois que j’ai la télé et je suis très impressionnée par tous les vidéoclips américains des années 1990, tout ce désir qui dégouline, Bon Jovi, Janet Jackson, Whitney Houston…). Je vais faire trois courses à la supérette en face et commets des larcins. Je vole de tout, n’importe quoi, une lampe de poche, une radio, des Chicklets, je range tout dans mon tiroir. Et je découvre à cette occasion la cigarette, qui me permettra de conserver une petite part de contrôle sur ma vie. Je fume allongée dans le salon en écoutant les albums des Guns’n’Roses, dont j’apprends les paroles par cœur. Je tourne en rond, ou en volute, en tout cas je ne tourne pas bien. Je me laisse grossir quelques mois avec des barres chocolatées, puis me prends en main et monte et descends au pas de course les 9 étages qui me séparent du rez-de-chaussée. Le jour de l’élection présidentielle de 1995, avec deux-trois copains du lycée, nous faisons des expéditions punitives autour de l’Ambassade de France : avec une pince coupante nous séparons les bouchons de radiateur des Mercedes, Chevrolet et Jaguar garées dans les rues, mais bien vite, il faut courir car les chauffeurs, qui dorment souvent dans leur véhicule, se réveillent en sursaut et nous poursuivent. Nous grimpons sur le mur d’enceinte d’une mosquée, c’est amusant. Au lycée, nous séchons toutes les heures de sport (de toute façon, c’est du n’importe quoi, ce sport) pour les passer au Sultan Center où nous nous bourrons les poches de friandises, de cigarettes, et de déodorant pour recouvrir le tout. On ne s’ennuie pas, le registre de langue est inapproprié : on se fait carrément chier ! Je ne prends pas du tout conscience que ça ne va pas.

Photo de Basil MK sur Pexels.com

Mon père se plaint continuellement de « faire le taxi », ce qui me force à décliner les invitations et me maintient dans la solitude, à sa botte. Il ne se rend absolument pas compte de mon désarroi. De toute façon, je ne m’inscris dans aucun groupe. Nous habitons trop loin, et n’étant pas « expatriés », nous n’avons pas accès à certains « clubs » aux tarifs prohibitifs où je pourrais passer éventuellement le temps. Je sors vite des radars. Je ne fréquente plus que des fils de profs. Je m’isole, je commence à faire croire à tout le monde que je n’aime pas les groupes. Le téléphone est gratuit, mais j’en profite peu. Et si je m’excluais toute seule avant de l’être ? Et si je disais que je déteste tout le monde avant qu’on me déteste ? Et si je disais que je veux disparaître pour qu’on m’aime ?

Au bout de deux ans d’une telle vie, mon père a enfin l’opportunité de déménager dans le centre, dans un petit appartement proche du lycée. C’est mille fois mieux, et c’est ainsi que j’échappe à une heure de voiture par jour et regagne un peu d’autonomie. Je vais à l’école à pieds avec Weezer ou Offspring dans mon walkman, fume toujours une cigarette par jour, la nuit, face aux lumières verdâtres d’un minaret et devant la moustiquaire. J’ai choisi une marque, ce sera Chesterfield. La nuit est ponctuée par les appels à la prière qui sont un peu plus forts qu’avant. Quand la climatisation centralisée tombe en panne, on étouffe, littéralement écrasés sur nos matelas. Il fait plus de 45 degrés d’avril à novembre. Quand il a plu, une fois, on était en classe et on a eu le droit de sortir pour sentir l’eau sur sa peau. Quand c’est Ramadan, je le fais aussi, c’est plus simple pour tout le monde. Quand le ciel devient orange, on a du sable plein la bouche et même dans la culotte. Quand on me propose du vin, mon père de sa main couvre mon verre. Quand je veux me faire jolie, lui encore d’un claquement de lèvres m’intime de refermer le deuxième bouton de ma chemise.

Il faut faire ce qui est permis et seulement cela. Il faut se comporter correctement. Il circule un certain nombre d’histoires sur des Occidentaux qui ont dû être renvoyés du pays. Nous allons quelques fois à la plage, au printemps et en automne, quand le sable est encore tiède. En ville, il y a aussi une plage, mais elle n’est pas pour nous : ne s’y baignent que des familles tout habillées. Nous allons plus loin, à 70 km, sur une plage gratuite, hors de portée de jumelles de la jeunesse locale, nous allonger en maillot sur des serviettes, avec quelques autres Blancs.

Nous nous faisons les mollets dans des malls luxueux, plein de marbre et de dorures où ça sent incroyablement bon ce parfum d’encens précieux appelé bukhur. On mange dans des restaurants d’hôtels où on me pousse la chaise dans le dos, et rentre dans des villas résonnantes avec interphones internes et une maid dans chaque pièce. J’assiste un jour, dans mes petits souliers, à l’arrivée de convois de boys et maids indiens, le badge autour du cou, bien rangés dans un couloir de l’aéroport. Dans les journaux, ces agences de recrutement de servants placent des publicités pleine page avec présentation « catalogue » (« Photo A, Bengladesh, Femme, 24 ans, célibataire, ménage, enfants, cuisine »). Je ne supporte plus le traitement infligé aux Hommes par d’autres, pas une semaine ne passe sans qu’un article de journal relate le jugement d’un homme ayant violé sa servante. Je ne supporte plus le rapport aux femmes non seulement des Koweïtiens, mais des Arabes en général, cette galanterie paternaliste me plombe.

Je hais ce que le Koweït a fait de moi, je ne vais pas bien et je n’ai personne à qui le dire. Il est hors de question pour ma mère de me reprendre, ma grand-mère accueille déjà mon cousin, et mon père n’a pas les moyens de me mettre dans un Internat.

Faute d’alcool, mes camarades français se font des trips avec des recharges de briquets, certains se scarifient les bras, d’autres errent dans un état second dans les couloirs du lycée. On ne peut pas fumer dans la cour, mais la surveillante ferme les yeux. Apparemment, je ne suis pas la seule à souffrir. Mais apparemment, ce n’est pas encore assez, puisque je continue à donner le change. Je fais du baby-sitting chez le Proviseur, je signe toutes les deux semaines mes articles dans le Kuwait Times. C’est l’année où je découvre Morrissey, L7, Liz Phair et les Beastie Boys. Je creuse des trous dans mes jeans. Je parle couramment anglais. Je ne vis que pour écrire des lettres à Julietta, et de jeudi en jeudi je guette ses lettres au courrier de la valise diplomatique, à chacun de ses mots je m’accroche et tente d’y lire ce que j’y cherche. C’est la fin de l’année scolaire, bientôt le bac français, je ne sais pas parler de ce que je lis, je ne sais pas parler. Je sombre en fin d’année scolaire dans une sévère déprime, et décide de sécher tous les cours de français. Je reviens à la maison et passe ces heures prostrée dans ma chambre à dessiner et écouter Nevermind à fond, en alternant hurlements de sauvage et sanglots. C’est dans cet appartement de Salmiya, à 16 ans et demi, que je reviens enfin et sans prévenir sur ce que j’ai vécu enfant. Je perds le sommeil pour toujours.

J’ai pleuré à chaque déménagement. Mais mes yeux sont restés secs en quittant Koweït. Il était plus que temps de partir.

198 753 révisions

Je continue de réviser mon texte sur Koweït. C’est sans fin. Les souvenirs les plus précis ne sont pas forcément les plus précieux. D’autres s’imposent à moi que j’avais oubliés alors que j’effectue ma 198 753e révision. Je ne sais qu’en faire, je dois trancher pourtant. J’efface, je copie-colle, je déplace. J’ajoute du sentiment. Les faits ne sont rien sans émotion. Une pièce où j’ai eu peur n’est pas la même chose qu’une pièce où j’ai pleuré.

Le souvenir vient, accompagné d’images, c’est quelqu’un, c’est une sensation, c’est une micro-histoire, arrachée d’un continuum. On parle souvent du « fil des jours », mais la vie n’est pas un fil en deux dimensions, c’est une pâte épaisse, un empilement de sensations, des causes et des conséquences. La vie, c’est le matelas de la Princesse au petit pois.

Ma petite voix me dit que je devrais tout de suite relire le début des Essais de Montaigne…

Arrachée

J’essaie d’écrire sur notre arrivée au Koweït au début de l’automne 1992, un casque sur les oreilles branché sur deezer, quand la voix si mélancolique de Rufus Wainwright sur « Going To A Town » (une reprise de Georges Michael) me tire des larmes… « Making my own way home./ Ain’t gonna be alone/ I have a life to lead, America.. » et je suis soudain brutalement arrachée à l’écriture. My home is where my heart belongs, and that’s from where I’m writing today… C’est à Koweït que j’ai appris à parler l’anglais pour la première fois.

Je lis le Journal de l’année 1991 de Pierre Bergounioux. Je suis troublée par ses réflexions sur son travail d’écrivain, et me reconnais dans sa méthode de relecture et de réécriture, ses déconvenues. En 1991, il a exactement mon âge aujourd’hui. Il parle de 1991, et moi aussi. Je lis dans un commentaire Amazon que c’est un « imposteur doué ». Encore heureux.

14. Indre, 1990-1992, 2 ans, 4 adresses

Quand j’arrive chez mon père, tout est d’emblée plus simple. Une bêtise suivie d’un aveu n’en est plus une, et le mensonge, qui était un rouage nécessaire à ma survie à Limoges, devient une faute grave. Chez mon père, on se fait complètement confiance et on ne fouille pas dans les affaires l’un de l’autre. En outre, de façon générale, il a un a priori toujours bienveillant sur les autres humains. Il ne pense jamais « à mal », candide en toutes circonstances ou presque. Quand ma mère nous intime de ne plus respirer au moindre coup de sonnette, mon père de son côté ne ferme jamais les portes à clé, ni celle de la voiture ni celle de la maison, ni le jour ni la nuit. « Les voleurs n’auront aucune raison de tout casser pour entrer, de toute façon il n’y a rien à voler. » Il n’y a pas de consigne pour masquer la vérité, et pas de secret à laisser derrière la porte. Si quelqu’un s’annonce, on lui ouvre et on discute, quelle que soit la taille de l’appartement. D’ailleurs, là où nous vivons n’est pas important : avoir « un abri » prend le pas sur le reste. En Corrèze, nous passons de bons moments où l’essentiel ne réside pas dans le confort matériel, mais dans la sécurité affective. Sans eau courante ni chauffage, sans toilettes ni cuisine, il est hors de question de « chichiter ». On se serre telles des marmottes dans leur tanière, dormant, mangeant, lisant et travaillant dans la même pièce. Même tarif pour les invités de passage qui doivent s’abriter entre nos quatre murs. Oubliées les lessives (il n’y a pas de machine à laver), les douches quotidiennes obligatoires (il n’y a pas d’eau chaude) et les corvées de ménage. C’est fou le temps pour moi que je regagne.

Le travail de mon père est si précaire que nous devons déménager chaque année ou demi-année sans en avoir les moyens, donc on bricole. Après le demi-garage de 9 m2, on nous prête un logement de fonction désaffecté au sein du collège de type Edouard Pailleron de la ZUP Saint-Jean à Châteauroux. La Principale adjointe est sensible à notre situation et permet l’acheminement depuis la cave de l’établissement de meubles scolaires désuets en métal gris massif. J’hérite d’un immobile bureau de fonctionnaire avec tiroir pour dossiers suspendus. La moquette est tâchée dans ma chambre, mais ce n’est pas grave. On est au pied de feu la « Tour 18 », haute de 18 étages. Quand mon père se gare la première fois près du collège, il reçoit des œufs sur le pare-brise. Il se pense protégé par un autocollant sur son pare-brise arrière qui représente une calligraphie du Coran, alors le lendemain il recommence. Même problème, même punition. Certains soirs, nous voyons passer dans le jour laissé à dessein au bas des fenêtres des silhouettes munies de barres de fer. C’est la castagne un peu plus loin, on se fait tout petits, déjà que nous ne devrions pas être là. On s’habitue. La voisine du dessus est la femme du C.P.E., elle est folle de François Feldman, son fils se prénomme Valéry. Nous échangeons peu.

L’année suivante, mon père est envoyé à une cinquantaine de kilomètres de Châteauroux et une collègue nous prête en urgence un appartement pour quelques mois. Nous nous déplaçons avec un sac de sport chacun, nos meubles sont comme ceux de « Pirouette Cacahuète », en carton. La fin de l’année, nous la passons à La Châtre dans un studio chambre/cuisine distribuées sur deux niveaux avec un escalier abrupt. Avec mon père, on est en camping toute l’année. On dort dans un sac de couchage et on mange des boîtes, des soupes en briques et de la purée mousseline tous les mercredis. On n’a qu’une table en formica, et je fais mes devoirs sur la moquette. Mais cela n’a aucune importance, je suis tout le temps par monts et par vaux, avec les copains, ce qui ne va pas durer, puisque notre déménagement à Koweït changera la donne, et je serai forcée de troquer ma liberté contre un 160 m2 et ma sociabilité débutante contre un isolement de plomb. Quatre ans, cinq collèges.

13. A Limoges, sept. 1985 – janv. 1990

C’est ma tante Nancy qui nous accueille à Limoges où elle réside déjà avec son fils et son nouveau compagnon. Elle nous fait un peu de place dans sa vie, nous prête sa nounou pour mon frère pendant que je suis à l’école, et balade ma mère de-ci de-là, qui pour un travail ou une formation, qui pour un logement. J’ai raté la rentrée du CE1 et je n’aime pas du tout la méthode de la nouvelle maîtresse. Je dois aller me coucher dans une chambre que je ne connais pas. Il fait encore jour et je ne m’endors pas facilement. Je voudrais, mais n’arrive pas à attirer l’attention de ma mère sur le fait que je ne me sens pas bien. J’épuise un à un tous les prétextes pour me relever (boire, pipi, dent qui bouge, mal aux jambes). Je décide de frapper plus fort, car elle ne comprend pas : je me tape la tête contre le mur, de plus en plus fort, jusqu’à sentir le sang couler. Là, c’est mieux, un nez qui saigne, ça a de la gueule. Je peux me diriger vers la lumière avec une bonne raison au milieu du visage. Ma tante n’aime que les bébés et les garçons, je ne risque pas de lui faire de l’effet. Le lendemain, grâce à l’épaisseur de papier de ces murs de HLM, j’écoute une conversation au téléphone entre ma tante et ma grand-mère. Je crois comprendre qu’elle a hâte que nous partions, et c’est ce que je rapporte à ma mère le soir-même, Elle devient furieuse et a une explication avec sa sœur, moi je me dis « quand même, c’est bizarre qu’elle donne autant d’importance tout à coup à ce que je lui dis ». Vingt-quatre heures plus tard, nous posons nos valises dans un foyer pour familles en difficulté. Nous avons une chambre avec des lits superposés et mon frère dort en bas dans son lit-parapluie. C’est une période étrange, avec de nouvelles personnes qui me parlent dans les couloirs, beaucoup de bruits nouveaux. Je ne sais pas combien de temps nous restons là, quelques semaines tout au plus sans doute.

Et tout à coup, c’est fini, on a un logement ! La capacité de retournement de ma mère est extraordinaire. En cela, elle se comporte vraiment comme une louve qui soulève des montagnes pour protéger ses petits (deux clichés en une phrase). Elle a harcelé l’Office HLM pour qu’on nous attribue un appartement dans un quartier proche de l’école que je fréquente déjà. C’est au rez-de-chaussée de la rue de la Conque, dans un ensemble de deux immeubles bâtis en L autour d’un terrain de jeux et d’un parking. On ne croise pas les voisins, on écoute à la porte et on regarde par l’œilleton avant de sortir : il ne faudrait surtout pas atteindre un niveau d’intimité tel qu’on se sentirait assez à l’aise pour nous poser des questions. Le voisin du dessus s’en pose, des questions. Je le sais. Ma mère coupe court. Nous n’avons pas le droit de lui parler. Elle a à la fois peur pour nous et de nous.

La vie qu’elle mène est par ailleurs compliquée : un divorce en cours, deux enfants en bas âge dont l’un présente des besoins particuliers, des cours de conduite, une formation de secrétaire à l’Afpa en cours du soir, un boulot de standardiste, de la famille qu’elle ne peut contourner dans ces moments où elle a besoin d’un soutien financier, ce qui la rend dépendante, plus mordante. Pour accéder à l’autonomie, elle développe des plans complexes qui font intervenir des « aidants repoussoirs » (la mère, la sœur, l’arrière-grand-mère), des ex-maris à sa botte qu’elle manipule finement pour obtenir d’eux non seulement les pensions dues, mais aussi divers coups de main (bricolage, peinture, transport de meubles), de nouveaux entrants de passage enfin qui lui apportent tendresse, soutien moral et matériel. Elle a 31 ans et beaucoup de ressources.

Dring ! Qui va là ? C’est Mamy qui vient nous garder une semaine pour une double varicelle (elle m’avoue aujourd’hui qu’elle a dû elle-même produire un faux certificat médical pour s’absenter de son travail). Elle fera le ménage, le repassage et la cuisine, et tout cela dans ses petits souliers en marchant sur des œufs (et bim, deux expressions consécutives !). Dring ! Qui va là ? « C’est un copain, il s’appelle Hugues, il vient me chercher pour le meeting du PS ». C’est qu’on soutient à fond la campagne de Mitterrand en 1988. Je remettrai même une rose à Lionel Jospin en personne. Dring ! Qui va là ? C’est mon père, dit David. « Ah non ! Celui-là me dégoûte !, il attendra dehors ! » Dring ! Qui va là ? Je suis seule. C’est mon père. Mais j’ai reçu la consigne de ne pas lui ouvrir. Mon père, qui a fait le trajet depuis Brive à cent kilomètres de là, restera à la porte. Je serai inflexible. Lui non, il repartira en me laissant derrière la porte, en larmes tous les deux.

Je peux encore décrire le décor, tracer le plan de l’appartement, faire le portrait-robot de chaque pièce et y placer les meubles aux bons endroits… Il y a du papier-peint des années 1960 dans le salon, et toujours une grande table en bois, ma mère qui fait ses comptes ou qui révise sa sténo, un grand ficus, des papyrus, des fauteuils en osier qui viennent d’un troc, un pouf marocain, deux étagères en pin vernis qui soutiennent des livres, des vinyles et la chaîne hifi. Il y a une petite table en marbre dans la cuisine, des tabourets en métal perforé, du lino jaune pâle. Je partage une chambre avec mon frère, il y a des volets roulants métalliques qui au soir tapissent les murs d’une pluie fine de lumière. Rue de la Conque, quand la porte s’ouvre, ça sent fort un mélange détonnant de Skip/ Vigor/ Cif/ Javel, on pourrait manger par terre.

Dans cet appartement, il y a quelques moments sombres, des épisodes banals d’enfants ordinaires (vomis, pipis, sable dans les chaussures, objets qui se cassent, coin de papier peint qui se décolle, rayures sur la commode anglaise…) qui, sous les cris et les coups, se transforment en cauchemars et aboutissent à des privations finalement répétitives et ennuyeuses. Il y a aussi des moments lumineux associés à de la musique, comme quand ma mère se lève soudain de table, entraînant mon frère dans ses bras pour danser sur du Dire Straits, du Bowie ou sur « Avec mon cœur de Rockeur » de Julien Clerc ; comme cette fois où, laissée seule, je m’abandonne dans une danse endiablée en écoutant « Les murs de poussière », de Francis Cabrel. L’appartement de la rue de la Conque a longtemps été celui où j’ai passé le plus de temps : quatre ans et demi, de 7 à 11 ans, cette période que les psys appellent « l’âge pur » en raison des sentiments dénués de toute hypocrisie qui s’expriment pour la première et dernière fois. Ce n’est plus la petite enfance, ce n’est pas encore l’adolescence, c’est l’enfance. La seule qu’on ait. Je veux bien croire les professionnels, mais je demande consciemment à vivre « en pureté » plus longtemps. A 12 ans, je fais le serment que je chercherai toujours la vérité, et que je bannirai le mensonge. Ce n’est pas un caractère, c’est un principe.

L’appartement de Limoges, c’est le lieu d’exécution des menaces proférées sur le chemin du retour, au moment de remettre son manteau, ou dans la voiture : « Tu vas voir à la maison, tu auras (c’est selon) une gifle/des coups de ceinture/pas de repas ! ». Les larmes perlent à mes yeux. Je regarde par la fenêtre, le paysage qui défile berce mon chagrin, le soir tombe, il y a des embouteillages, le trajet se prolonge, et je finis par oublier. A la fois la bêtise et la menace. Elle se gare, nous sortons sans un mot, elle ouvre la porte, nous entrons, elle la referme, se retourne et bam ! La gifle me renverse, c’est que je l’avais oubliée celle-là, c’est idiot je ne suis même plus capable de dire à quel forfait elle correspond.

Quand le 25 décembre 1989 elle part en me laissant sur les marches de l’immeuble avec un sac de sport, je ne comprend pas encore ce qui m’arrive. Dans le sac, elle a fourré tout ce qu’elle a compté avoir acheté avec la pension de mon père, mais pas le reste. J’emménage avec lui, mais cela se fait en plusieurs fois, en un mois de janvier un peu haché où je manque quelques jours de collège. Ma mère restera encore six mois à Limoges, puis nous prendra tous de court en déménageant à Villepinte dans l’été. Inutile de dire que j’ai laissé là plein de choses que j’ai oubliées maintenant. Un jour, elle m’a rendu les cartes postales qui m’étaient adressées, et notamment celles de mon père, et très tard, la vingtaine passée, j’ai reçu un jour par la poste un carton contenant mes cahiers de CP Freinet.

Cassos, moi, jamais !

Ce n’est pas parce que ma mère s’est enfuie avec nous sans boulot et en volant mon petit frère à son père qu’on est des « cassos » !
Ce n’est pas parce qu’elle a échappé aux services sociaux qu’on n’est pas des « cassos » !

Ce n’est pas parce que j’écris cette histoire qu’elle gagne en noblesse et perd en… « cassossité » ?!

Mais, tout de même, de bonne foi : mais si ! « Graaave » !

12. Appartement de Pau, 1983-1985

Entre 1 an et 18 ans, j’ai déménagé onze fois, sans compter les logements qui nous étaient prêtés pour quelques mois, le temps d’une transition. Genoux qui se frottent, corps qui se déplacent et qui chutent, ombres qui effraient le soir quand les contrevents sont tirés. Le carrelage et le béton écorché d’Algérie, le plancher des Pyrénées atlantiques, la moquette rêche et le lino jaune pâle des appartements de Limoges à Châteauroux, la moquette dorée synthétique de Koweït, le carrelage mosaïque et les nattes en plastique de Gaza. Je ferme les yeux et je sens contre ma peau tous ces matériaux sur lesquels j’ai joué, chanté, rêvé, pleuré. Sur mes genoux, je passe mes doigts dans les stries roses laissées par la moquette rase sur laquelle je fais un puzzle en 1983, les mêmes stries laissées 13 ans plus tard par les tapis de plage qui nous servaient d’îlots à Gaza.

L’appartement de Pau est au deuxième ou troisième étage et donne sur le château. Je suis retournée dans la rue d’Etigny il y a peu. Rien n’a changé : le quartier s’est naturellement délabré avec le temps. Le bois des portes d’immeubles a gonflé, les crépis se sont écaillées, les vitres des fenêtres se sont ternies, les contrevents ont pourri. J’ai trouvé un quartier vaguement abandonné, humide et bruyant : déclassé. Dans mon souvenir, l’appartement du no 26 est vaste et chic : il y a du parquet massif, des volets intérieurs, une double-porte vitrée à petits carreaux. Ma mère a fraîchement décoré la chambre de mon frère avec du papier-peint Laura Ashley illustré d’algorithmes de paires de cerises, des centaines de petites boules rouges que je regarde pour m’endormir. Asthmatique, David tousse et se réveille toutes les nuits. C’est un bébé qui demande beaucoup d’attention. Moi, je commence mon cours préparatoire dans une classe Freinet où je me sens bien. En feuilletant mes cahiers d’école, je m’aperçois que Laruns, Saint-Jean-Pied-de-Port, Gabas et Arudy font partie de mon imaginaire, de mes Noms de lieux.

On me fait dormir dans la chambre des parents quand le lit est vide. Il arrive souvent que mon beau-père Serge rentre tard (ou ne rentre pas) de son travail dans la montagne. Ma mère devient une mère au foyer à temps complet et commence sans doute à trouver le temps long. Les trajets vers l’école le matin, les courses qui font ployer la poussette sur le chemin du retour, le petit frère qui demande tant de soins. Elle voudrait socialiser, il y a eu quelques tentatives, mais à la moindre contrariété les portes se referment sur nous. Elle me dit plus tard avoir demandé à Serge de passer son permis de conduire, il lui répond (et j’écris sciemment « répond » au lieu de « aurait répondu » car je ne peux pas m’appuyer sur le conditionnel qui se tort et m’aspire dans une insupportable béance d’insécurité mémorielle), il lui répond : « Non, tu n’en as pas besoin, je conduis, moi ». Quand elle le quittera, elle prendra illico des leçons de conduite.

Il y a sur le chemin de l’école une maison de la Presse dans laquelle nous entrons régulièrement. C’est là que je prends un stylo plume Waterman que je lui offre pour la fête des mères 1985. Elle n’est pas du tout « très contente ». Je le sais, déjà à l’époque je le sais : cette bêtise, qui est une vraie bêtise pour une fois, n’est pas réprimandée par ma mère avec toute la bonne foi qu’il eût fallu. Je l’entends dans son discours de morale, quand elle dit que c’est la honte, qu’elle va devoir rapporter l’objet volé et expliquer que c’est sa petite fille qui l’a volé ! Elle me dit : « Si tu recommences, c’est toi qui devras aller rapporter les choses au marchand et t’excuser ! » Le stylo, blanc avec des motifs de cartes à jouer, disparaît de l’appartement de Pau, et réapparaît l’année suivante dans celui de Limoges, bien mignon dans son pot à crayons.

Dans cet appartement, je m’occupe de dégager les souris mortes des pièges posés dans les toilettes (peintes en orange, chasse d’eau suspendue, il y fait toujours très froid), et je fais une horrible blague à ma mère. Elle a si peur le soir quand elle est seule ! Elle aura toujours peur des coups inattendus frappés à la porte. Est-ce l’un des deux pères qui a décidé de se venger ? Est-ce un employé des services à l’enfance qui, averti, viendrait à l’improviste ? Est-ce, et je brode, là, une entreprise de propreté qui viendrait vérifier que les ampoules sont bien dépoussiérées ? Je joue sur cette peur pour frapper discrètement à la porte-fenêtre de la chambre qui se trouve face à la double porte d’entrée. Je fais semblant de dormir. Elle s’approche à pas de velours, je peux sentir sa peur. Je retiens ma respiration. Elle s’éloigne. Je recommence ce manège plusieurs fois. J’ai tout à fait conscience de lui faire du mal, même si je n’en mesure pas les conséquences. J’ai 5 ans et c’est la première fois que je garde un secret que je ne vendrai jamais.

Tandis que j’apprends à faire du vélo sans les petites roues, mon frère apprend à marcher dans cet appartement. Puis à courir. C’est vrai que les pièces sont gigantesques et qu’on peut se permettre. Il court tant et si bien du mur à la fenêtre opposée que celle-ci se brise. Il ne passe pas par la fenêtre, mais c’est une possibilité qui s’envisage. On lui interdit de courir.

Ma mère décide de peindre la porte-vitrée en blanc, puis d’éliminer les traces de peinture à la lame de rasoir. C’est un travail fastidieux et effrayant. Elle a toujours peur que nous nous blessions, alors elle nous éloigne d’elle. Finalement, c’est elle qui se coupe et que je vois pleurer dans le séjour, à son bureau. Elle a déroulé un rouleau de papier absorbant et me demande d’appeler le médecin. Ce que je fais. Je le connais, il n’habite pas loin, en haut de la côte, dans cette rue où, me raconte-t-elle, elle s’est fait agresser par des voleurs qui l’ont mise par terre alors qu’elle était enceinte, ce qui explique la présence à son porte-clés d’un sifflet en métal.

Mon beau-père me fait marcher la nuit le long du couloir pour faire passer mes douleurs articulaires, ma mère jette mes jouets dans un sac bleu après un coup de fil avec ma grand-mère, mon frère casse une vitre, ma mère m’envoie seule à l’école avant de me mettre sous une douche froide, mon frère tousse, chaussée de gants roses, j’arme et désarme les tapettes à souris et fourre les cadavres dans un sac poubelle noir, dans le hall du château il y a une carapace de tortue géante qui a servi de berceau à Henri IV, ma mère à son bureau fait ses comptes, entourée de dizaines de gros papyrus. Le soleil recadré par la fenêtre caresse le plancher. C’est Pau, mais il faut partir maintenant. De nuit. Dans un camion. Sans le dire à personne. On s’enfuit. Rentrée 1985 : vol de bébé et translation secrète de 450 kilomètres vers le nord.

11. Les « scouts »

Dès l’âge de 7 ans, ma mère m’inscrit aux « scouts », enfin, c’est comme cela qu’elle appelle ces groupes indépendants de loisirs. Il y a eu trois essais contrastés.

Les scouts « bras cassés »

Ma mère se renseigne et contacte un groupe de scouts à Limoges. Elle a très vite un faible pour le responsable qui s’appelle Schneider, je crois même qu’il appelle à la maison. Je pars en camp à l’été 1985. Je me souviens des culottes blanches Petit Bateau que je bourre dans mon sac (un vieux Lafuma de ma mère). Quand elle les sortira à la fin du séjour, elles auront pourri. Et puis il en manquera quelques-unes. Les moniteurs ne s’occupent pas de nous. On marche des heures sous le soleil, je saigne plusieurs fois du nez. On fait nos besoins n’importe où. Le séjour se termine avec la visite d’un parc d’attraction. Nous voici tous assis sur des vélos disposés en cercle sur un rail. Il suffit de pédaler pour faire tourner ce manège écolo avant l’heure. Je suis très excitée. Mais catastrophe, mon lacet se prend dans le pédalier et ma cheville tourne sur elle-même. Le temps que tout le monde entende mon cri et que le manège s’arrête, il est trop tard. J’ai une belle torsion et je ne peux plus marcher. Alors quelqu’un prend mon sac à dos, on me porte et on me fait marcher quand même. C’est la poisse. On m’emmène chez le médecin. J’en garde une faiblesse à la cheville gauche, peut-être le petit moins qui m’empêchera de réussir le « ollie » en skate-board.
Un jour, après une journée chaude de balade, on nous enjoint de nous déshabiller entièrement et de nous ranger en file indienne pour l’examen des tiques. Petits, et grands. A cette époque, je me fiche encore de mon corps nu et de celui des autres. Mais si ce souvenir est resté gravé dans ma mémoire, c’est que quelque chose ne tournait pas rond. Lors de la présentation aux parents du film du camp, je me vois vêtue d’un débardeur à rayures rouges, en train de faire la tête. Les parents présents dansent sur « Je te donne » dans la petite salle municipale.

Les scouts « olé-olé »

Avec la trop légère prise en charge de ma cheville, c’en est fini de la fascination de ma mère pour ce Schneider. Elle me change de groupe, mais on est encore loin de Baden-Powell. En effet, nous sommes laissés très libres. Je m’y rends quelques fois en week-end ou pour des camps, et j’y retrouve mes deux copains Armelle et Alain. Il règne dans ce groupe une atmosphère assez étonnante de « luxure ». Les moniteurs, dont nous arrachons les tentes un matin, se révèlent nus et enlacés par deux. Dans notre trio, emmené par Armelle, c’est aussi très fesse. Elle propose toujours à Alain de faire l’amour dans son sac de couchage. Il est blond et il a un tout petit zizi, comme celui de mon frère. Il ne m’intéresse pas. Elle est marrante, sauvage, elle m’effraie un peu, mais j’envie ses baskets, des Stan Smith usées qui me font rêver. Juchée sur les branches basses d’un chêne, je joue avec des gendarmes en les regardant en coin. Ma mère ne sait rien de tout cela, je ne dis rien. Il me reste quelques souvenirs marquants, en-dehors de ces attouchements puérils : une nuit passée dans la paille dans une grange, ou quand nous avons ébouillanté et plumé des poules, puis dépouillé un lapin suspendu à un crochet. C’était sans doute le même été 1986. J’avais 8 ans.

Les « scouts toujours » !

Mon troisième groupe de scouts, c’est du sérieux, bien autre chose que ces antennes Bohème de troisième zone. Ce sont les ENE pour « Éclaireurs neutres européens », avec uniforme et insignes, carnet de chants et carnet de progression, hiérarchie, lever de drapeau et non mixité dans les tentes. Ce groupe était dirigé par un homme ventripotent à la tonsure de moine, que tout le monde appelait Toto. Il avait adopté un garçon asiatique qu’il logeait dans sa tente double et qui ne faisait pas partie du groupe, un peu comme s’il était venu en vacances avec son fils.

Certes, j’aimais les jeux de nuit, trop rares à mon goût, et la possession d’un Opinel et d’une lampe de poche me comblait. Je prenais aussi un immense plaisir à chanter autour du brasier qu’élevaient les éclaireurs les plus âgés. En-dehors des chants traditionnels à la gloire de nos pieds vigoureux et de nos paysages inégalables, nous chantions aussi des morceaux plus « profanes », comme du Moustaki, du Brassens, Hugues Aufray, Yves Duteil… Question « Promesse » et tout le bazar de hiérarchie, je n’ai pas réussi à obtenir quoi que ce soit, je n’y comprenais rien, et ma mère me privait de trop de sorties pour avoir une quelconque crédibilité là-dedans. Je loupais parfois deux ou trois mois d’affilée et j’étais à nouveau une étrangère. J’ai ainsi stagné des années en louvette, sans étoile à mon béret. Mais peu importe. Je portais comme les autres ma jupe-culotte de velours, ma chemisette bleue avec patte d’épaule pour y glisser le béret, et mon foulard noir et rouge, sans bague de cuir, réservée aux aînés. Je dormais dans une tente avec 5 autres filles dont je ne connaissais rien et à qui je ne parlais pas. Les monitrices ne m’adressaient pas vraiment la parole non plus, et il arrivait bien souvent que j’errasse seule des heures entières autour du campement. Tous les jeux étaient centrés autour du livre de la Jungle (car tous les adultes d’hier et d’aujourd’hui partent du principe que les valeurs se transmettent plus facilement par la bouche d’une louve, ou d’un Maître Renard). L’une des deux cheffes s’appelait Akela, l’autre Bagheera, ou encore Kaa. J’ai oublié leurs vrais prénoms. Mais Toto, c’était Toto. Et lui n’était pas dans le Livre de la Jungle. Il était présent aux levers des couleurs, le soir aussi quand on rentrait de nos promenades, assis en short beige sur une chaise pliante. Il était gentil, avec ses grosses cuisses blanches couvertes de taches de rousseur. Il souriait tout le temps, bonhomme, ne se fâchait pas. Il faisait parfois asseoir un enfant sur ses genoux. Moi aussi, une fois, mais je me souviens très bien de m’être sentie mal à l’aise, une fesse sur sa cuisse, l’autre non, en déséquilibre. Il y aura des histoires dans la presse, plus tard, autour de ce Toto, mais moi je n’ai rien à rapporter.

J’ai eu l’autorisation de participer au camp de l’été 1990, alors même que je n’avais pas fréquenté le groupe depuis l’année précédente. J’étais motivée pour y aller, car quitter les Scouts en catimini et contre mon gré me déplaisait, même si je n’avais personne à qui dire au revoir. Le camp durait 3 semaines, et c’était un événement car il avait lieu en Allemagne, à Gunzenhausen plus précisément, une ville jumelée avec Isle, près de Limoges. Cela aussi me plaisait. J’avais commencé l’allemand depuis un an et j’avais très envie de voir à quoi les Allemands ressemblaient. La ville nous logeait dans un centre d’hébergement, dans mon souvenir une vieille maison avec un escalier en bois. Le groupe des louvettes auquel j’appartenais était logé en sous-pente. Qu’avons-nous fait durant ces 21 jours ?

Il ne m’en reste que trois souvenirs. Le premier s’appelle Katharina Winter, une fille à peine plus jeune que moi chez qui j’ai logé pendant deux jours, avec ses parents et son frère, Johannes. Ils avaient un grande maison avec jardin, au bord du lac. Une photo nous montre toutes les deux le soir de mon arrivée, moi en uniforme et béret sur mes boucles brunes. Je suis restée longtemps en contact avec Katharina, c’était ma correspondante, comme on disait. Elle m’a fait une cassette, avec les Prinzen en face A et Pur en face B. Moi, sur les conseils de mon père, je lui ai envoyé une cassette de Michel Sardou. Nul. Mon père et moi avons passé un repas de Noël chez eux l’année suivante. Il y avait une multitude de décorations très fines en bois et une énorme Weihnachtspyramide, c’est-à-dire une crèche montée sur un plateau, tournant à l’aide d’une hélice propulsée par la fumée de 6 bougies blanches et rouges. C’était vraiment magique. A 13 ans, j’y ai encore passé 10 jours en été, ils sont venus me chercher à Strasbourg, dans leur grosse Merco. Lors de ce séjour, j’ai été difficile. J’ai eu des insomnies et réclamé de la musique pour m’endormir. J’ai eu mes règles pour la première fois et demandé encore de l’aide. J’adorais sa mère, j’aurais voulu que ce soit la mienne. Je la trouvais aimante, douce, et très chic. La langue a toujours été une barrière entre Katharina et moi et je n’ai pas su lui dire tout ce que j’aurais voulu.

Le deuxième souvenir s’appelle « poux ». J’en avais une quantité considérable, j’imagine, puisque le soir, je les cherchais dans mes cheveux pour les lancer sur le parquet où nous dormions. Je suis rentrée de vacances avec une surface glabre de 6×6 cm sur le côté gauche. Mais ça ne se voyait pas : j’avais beaucoup de cheveux.
La nuit, entre deux auto-épouillages, je m’endurcissais à coups de sentences scout (loyauté, persévérance, aumône laïque). Je me positionnais droite dans le sac de couchage, rigide comme debout, le bras droit plié et la main inclinée vers ma tête, la main formant le salut scout, les trois doigts levés et bien serrés, et le pouce sur l’auriculaire car « les plus grands protègent les plus petits ». Je veillais aussi à la position de mes pieds, forçant sur le gauche pour le remettre dans le droit chemin, persuadée qu’il suffisait de faire ce geste tous les soirs pour corriger n’importe quelle anomalie physique. Je portais des semelles.

Je priais aussi, les mains jointes, mais pour qui et quoi je ne sais plus.

Le troisième souvenir, et non des moindres, de ce séjour, s’appelle Laurent V. Il a presque 17 ans, et moi presque 12. Nous ne nous sommes jamais parlé avant. Seulement regardés de loin, pendant les repas. Tout commence par un petit mot qu’il me donne en cachette. « Je t’aime ». Un rendez-vous. Il signe « Renard ». Je descends l’escalier. Il est là. On s’embrasse sans se parler. Je caresse son dos et sa nuque. Tout est dans l’ordre des choses : cet amour doit rester secret car nous avons une grande différence d’âge ; il communique par petits messages ; je me dis qu’il est enfin là l’homme plus âgé qui pourra m’aimer comme une grande. Il y a du bruit en bas, du chahut. Parfois, on se pousse sur le côté, on se cache un peu, on se sépare quelques instants, on s’y remet, il caresse mon visage avec sa main. Il me prend dans ses bras et je caresse son cou avec mes lèvres. Si je comprends bien, les grands ont endormi Toto en lui mettant un somnifère dans son verre. On se revoit plusieurs soirs dans l’escalier, c’est pratique : on est à la même hauteur. On ne fait que s’embrasser, mais dans mon souvenir, cela dure très longtemps. Je vis des moments hors du temps. Je n’ai pas d’âge, je n’ai plus de conscience.

Quand je revois les deux photos de moi datant de cette époque, je suis étonnée : je ne suis pas du tout formée, ni réglée, et j’ai la tête toute bouclée d’une enfant de 10 ans. D’après le mot qu’il m’écrit le lendemain, il est conscient que nos 5 ans de différence risquent de choquer ; moi, grand cœur, je le rassure : l’amour est plus fort que tout et ce sont des choses qui arrivent. Ma mère m’a au moins appris ça : je n’ai pas de convention.

A la fin du séjour, nous échangeons nos adresses. Il m’écrira quelques fois de son lieu de vacances, il y a le mot « Beausoleil » dans son adresse. Il m’écrit sur du papier bleu d’une belle écriture d’adulte. Il me dit qu’il m’aime, que tout lui semble irréel. C’est mon amoureux de vacances. D’une seule fois.

En butte

Plus je tourne autour de cette petite fille que j’étais, plus elle m’échappe. Il était tellement plus facile de parler des autres, parents, grands-parents… Je ne parviens pas à la saisir, comme si elle manquait d’épaisseur, comme si elle avait pu exister sans responsabilité ni indépendance morale. Comme si tout ce que je pouvais écrire était faux. C’est que je ne veux pas m’en mêler. J’ai essayé de poser comme principe à cette recherche la neutralité. Juger aujourd’hui des souvenirs au travers des strates du temps et du tamis à géométrie variable de ma mémoire, je ne l’accepte pas. Déjà qu’une part de moi le fait rien qu’en choisissant des mots pour parler de ce qui reste de ce temps-là, déjà qu’une pointe de culpabilité me pique quand je relis certains passages, il ne faudrait pas que je perde toute vigilance et que je regarde cette enfant avec de quelconques sentiments.

10. Enfance

Jusqu’à mes 10 ans à peu près, je me vois comme une autre, une marionnette à fils, une enfant programmée, avec des ratés dans le texte. Je me glissais dans les espaces que j’avais le droit d’investir. J’étais ce qu’on voulait que je sois. J’étais là, et ma mère me disait (parfois même sans parler !) ce qu’il fallait que je sois, les amis que je devais fréquenter, les activités qu’il me fallait avoir et qui avaient pour objectif secret de rehausser son prestige de mère – seule, face aux services sociaux dont nous craignions toujours la visite -, mais aussi de sœur, de femme également qui n’avait pu accéder à ce qu’elle pensait mériter. Alors comment parler de mon vrai moi dans ces conditions ? A la prime adolescence, je n’étais que révolte et soif de liberté ; je rongeais mon mors, je rongeais les rêves de ma mère, jusqu’à ce que je rejoigne mon père et sa forêt de codes touffue, cette lourde architecture de principes qui m’ont à leur tour déformée et éloignée du bonheur. Je suis passée de « l’enfant battue » à « l’enfant inaccessible, hautaine », originale jusqu’à la perte de moi-même. Ma grand-mère m’a dit : « Ton père te laissait tout faire », ce n’était pas tout à fait vrai. Tant que j’étais un autre lui-même, tout m’était offert. En réalité, ce sentiment de liberté ne venait que de son égoïsme forcené. Il avait « son » monde et je n’en faisais pas partie. Chacun chacun.

Littérature

La littérature n’avait pas beaucoup d’importance à l’époque. Les rayons jeunesse n’avaient pas été inventés et les enfants lisaient encore suffisamment pour qu’on n’en fasse pas un « problème de société ». Je n’ai aucun souvenir de ma mère ou de mon père me lisant une histoire, alors que l’un comme l’autre avaient constamment un livre à leur chevet. Quand j’ai su lire, j’ai eu des livres. J’ai commencé avec quelques Bibliothèque Rose (un Oui-oui ennuyeux, un Fantômette que j’ai lu entier, ô gloire), puis ma mère m’a offert des Tintin que je faisais semblant de lire, alors que je préférais de loin Tom-Tom et Nana ou Gaston Lagaffe. Je lisais des albums à mon frère, nous allions à la bibliothèque. Ma mère m’avait abonnée à Mikado, je lisais surtout la partie « bricolage » et réalisais de fantastiques avions en papier. Ce qui me faisait rêver, c’était un Jeunes Années qui traînait dans notre chambre, avec ses cabanes, son patron pour réaliser un cerf-volant, ses bandes dessinées qui parlaient d’aventure.

Jeunes Années, 1982

Mon père m’a rapprochée des livres, d’abord parce que nous allions en librairie régulièrement et qu’il m’y laissait totalement libre, explorant pour sa part les rayons pour adultes et me laissant choisir un livre de mon côté ; mais aussi parce que lui-même prenait sans complexe le temps de lire en ma présence. A 11 ans, je lisais tous les Alice, Club des Cinq ou Six Compagnons qui me tombaient sous la main. Quand je rendais visite à ma mère et que mon frère était chez son père, elle m’ouvrait son lit et je lisais à ses côtés, avec entre nous un pot de Nutella sorti du frigo. C’était déjà de vieux livres qui sentaient la cave à l’époque. J’aimais ces histoires d’aventures avec des adolescents sans parents, et je souligne, qui décidaient de leur emploi du temps estival, conduisaient à l’occasion des coupés décapotables et résolvaient des mystères sans grand intérêt. J’ai découvert à la bibliothèque municipale les Pieds Nickelés ou encore Alix. Je m’appliquais à choisir des livres un peu abandonnés, comme si je sentais une accointance avec eux. Et puis, le concept de mainstream n’existait pas encore, mais la pression de ne surtout « pas faire comme les autres » pesait déjà dans mes choix culturels.

C’est à ma mère que revint la responsabilité de m’inviter à lire, voire de me l’imposer même. Elle ne savait comment m’y amener et ce furent des moments difficiles où je m’efforçais, dans un temps compté, de tourner les pages pour faire croire que je lisais. Je décodais, très bien même, mais lire ? Il ne m’en reste rien. Lorsque, à 11 ans, j’ai eu la permission de me coucher une demi-heure plus tard que mon frère, je me suis lancée dans la lecture de l’Ancien Testament. Comme je n’y comprenais rien, j’ai commencé à recopier la généalogie, j’en étais fière, c’était long et mystérieux, incompréhensible. Plus tard, vers l’âge de 15 ans, j’ai lu un par un tous les textes de l’anthologie Mitterand pour le XIXe siècle. Ces textes étaient de grande valeur, ils le devaient puisqu’ils figuraient là, qu’ils avaient passé l’épreuve du temps et étaient même étudiés. Je ne les comprenais pas bien, mais je me préparais pour plus tard, à la manière d’un gymnaste qui tire tous les jours sur ses tendons pour les rendre plus souples.

Anthologie de littérature du XIXe siècle, dite Mitterand

A 12 ans, je lisais un livre par jour. J’avais une routine. Je rentrais du collège, passais par l’appartement où je « prenais » 2 francs dans le porte-monnaie de mon père. Puis j’allais à la boulangerie m’acheter un croissant avant de filer à la bibliothèque. Nous habitions dans la ZUP de Châteauroux et la bibliothèque de quartier était très peu fréquentée. Je visais l’étagère sur laquelle étaient rangés les livres de l’Ecole des Loisirs, puis revenais à la maison m’affaler sur le lit et lire tout mon soûl. Il est arrivé plusieurs fois que mon père, rentrant de cours, me trouve les larmes aux yeux. J’adorais ces moments solitaires d’intense émotion. C’est durant la même période que j’ai emprunté Les Misérables dans la collection « J’ai lu ». Enfin un vrai livre ! Je l’ai lu très lentement : je ne comprenais rien. C’était un défi, comme arrêter de fumer, perdre 20 kilos ou apprendre une langue rare. Il fallait que j’aille au bout, coûte que coûte. Qu’y avait-il à trouver dans ces livres si difficiles et écrits si petits, qui apportait tant de joie aux gens que j’écoutais à la radio ? N’avais-je pas autant d’intelligence que ces gens-là ? Le papier était si fin que c’en était décourageant. J’ai fini Les Misérables, en ayant sauté quelques passages avec culpabilité. Si je n’ai rien retenu du contenu, j’ai appris la puissance de la persévérance.

Lire des ouvrages plus grands que moi. Avoir les yeux plus gros que l’esprit. Cela m’est arrivé à plusieurs reprises. A partir de 13 ans, j’ai commencé à lire la littérature de la jeunesse de mes parents : Sartre, Colette, Hervé Bazin, Hector Malot, Jules Verne, Maupassant… J’avais toujours un livre avec moi. A 14 ans, au Koweït, je me suis rendu compte que j’étais la seule à lire en-dehors des ouvrages imposés par le programme. Nous nous rendions chaque semaine à la bibliothèque du CCF (Centre culturel français). J’étais libre de lire ce qui me plaisait. Une biographie de Perec, tout Duras, La Bicyclette bleue, tout Sophocle, etc.

A dix-huit ans, j’ai reçu une liste de livres à lire pour aborder la première année de Lettres modernes. J’ai dévoré neuf siècles de littérature, lisant Le Voyage au bout de la nuit sept fois, ratant mon année pour mieux m’y préparer. J’ai découvert des auteurs auxquels aujourd’hui je dois de m’avoir maintenue debout et en éveil. Balzac, Proust, Celine sont de ceux-là. Mais aussi Virginia Woolf, Et ce sont encore eux que je conseille quand on me demande un avis.

J’ai noté avec application la liste des livres lus. Tout comme celle des films vus, des CD écoutés. Des lettres envoyées et reçues, des coups de téléphone, même. Je ne sais plus où se trouvent ces documents qui m’éclaireraient aujourd’hui sur mes envies d’alors.

Chanson

Petite, je ne jouais pas beaucoup. J’avais peu de jouets et de toute façon je n’aimais pas les poupées et je ne savais pas jouer avec des figurines. Mais je savais m’ennuyer. Le dos sur la moquette grise, j’écoutais des cassettes, je chantais. A 7 ans, ma mère nous a offert un lecteur-cassette. On pouvait enregistrer sa voix ou à partir de la radio. J’adorais « faire » des cassettes, une passion qui a persisté jusqu’à la disparition complète des cassettes (et des mini-cassettes). Ado, j’enregistrais des émissions entières de Macha Béranger, des concerts de Bernard Lenoir ; des monologues fleuves à l’attention de mes amours platoniques, des micro-trottoir… A 5 ans, j’avais deux cassettes : l’une de comptines (Mon âne, mon âne…), et l’autre de la Bande à Basile. Je les écoutais sans cesse. Ensuite, j’en ai reçu une autre, de Steve Waring. Et puis on me faisait écouter la « Petite Josette » sur 33 tours. La musique a toujours été très présente dans ma vie, me procurant bien-être et repères spatio-temporels. Je me revois en train de chanter intégralement la vingtaine de chansons que contenait mon carnet de chants scouts, puis d’enchaîner avec le carnet à spirale de colo de mon père où je révisais le répertoire de Moustaki (« Ma liberté »), Françoise Hardy (« La maison où j’ai grandi »), Le Forestier (« Education sentimentale »), Barbara (« Le mal de vivre »), et Hugues Aufray (« Céline »). Je suis heureuse et combative avec les chansons de Renaud, je me laisse aller à la mélancolie avec « Mais moi j’ai rien dit » de Pierre Bachelet. J’utilise les chansons pour me mettre dans certains états.

Quand ma fille a grandi, j’ai partagé avec elle ces textes et défait une à une les malédictions qui s’y rattachaient..

Mon père a proposé de m’offrir une cassette par mois. Je plongeais la main dans le bac des cassettes à prix réduit des Nouvelles Galeries. Mon premier choix, plein d’appréhension tant j’étais consciente que c’était là un sacrifice, s’est porté sur une cassette des plus grand succès à la Flûte de Pan. Je n’ai pas pu ne penser qu’à moi et à mes goûts (que je n’avais pas, de toute façon), puisque je savais que, vivant dans une seule pièce, nous allions tous les deux en profiter. Ma musique, au lieu de le déranger, devait « l’arranger ». Ensuite, j’ai eu d’autres cassettes : Hugues Aufray, Michel Sardou, puis une compilation de chansons italiennes, Boney M et finalement une cassette de Queen à 13 ans. Pour partir au Koweit la première fois, je me suis copié une cassette de Leonard Cohen et une autre de Jean Ferrat. Là-bas, je me procurais ce qui me tentait, et en premier lieu toutes les « fausses » cassettes de Pink Floyd dont les couvertures m’attiraient comme des aimants. J’apprenais l’anglais en lisant Q et Vox, deux magazines britanniques de musique pop. Je m’obligeais à tout écouter, voire même : je me forçais. Si la presse spécialisée le disait, c’est que c’était vrai : si je ne trouvais pas d’emblée l’intérêt d’un CD des Smiths porté aux nues, c’est que je devais encore apprendre et former mon oreille. Ce que j’ai fait pour le grunge, d’abord, puis pour le métal. La force de la persévérance… J’ai essayé de comprendre tous les mots que je lisais et de les associer à un courant, un son. Je remplissais des classeurs d’images et d’articles sur les groupes et chanteurs que j’avais en quelque sorte « étudiés ». A force de discipline, je suis devenue capable de lire un article des Inrocks, et d’ailleurs je m’y abonnai à l’aube de mes 16 ans. Lorsqu’une double page centrale en français a été inaugurée dans l’édition du vendredi du Kuwait Times, j’y ai participé en écrivant toutes les deux semaines la critique d’un album.

L’ironique magazine de musique Vox

Le lecteur CD était toujours allumé et je pouvais écouter le même album, en continu, pendant plusieurs jours. J’avais aussi un walkman, pour aller au Lycée.

Jouets, jeux, bricolages

A chaque Noël, ma mère m’offrait une boîte de Lego. Des maisons, des voitures, des vaisseaux spatiaux, puis les Lego techniques sont arrivés sur le marché. Et les Playmobil. Mais avec le déménagement chez mon père, cette activité a diminué et s’est arrêtée. Bien sûr, j’insistais régulièrement pour faire un Mille Bornes, un Baccalauréat ou un Master Mind, voire même une bataille navale, mais dans l’ensemble, je ne m’occupais plus de cette manière.

Je dessinais, peignais ou faisais des collages. Il y avait dans cet appartement de fonction de Châteauroux une pièce que nous n’occupions pas et dont mon père se servait à l’occasion de studio photo. Il tendait un tissu noir et photographiait quelques portraits de personnes qui le voulaient. J’y avais installé mon matériel de peinture sur une grande table blanche. C’est la première fois que je pouvais passer autant d’heures seule. Je n’ai jamais appris à dessiner, donc je suis toujours, toujours déçue par ce que je produis. Mais j’ai découvert l’hébétude de la création, sans l’obligation de tout nettoyer tout de suite, sans la crainte de voir tout disparaître à la poubelle.

Ma mère, y voyant un avenir possible, m’a emmenée aux portes ouvertes de l’ENSAD, à celle des Beaux-Arts de Paris. Elle se souciait sincèrement de mon orientation. Mais je refusais tout ce qui venait d’elle. C’est dommage, peut-être, parce que de l’autre côté, mon père ne me proposait rien et n’a jamais eu d’ambition pour moi, comme s’il n’avait jamais cherché à me connaître et à m’envisager un jour comme une adulte. Alors, je me suis contentée de peu, et j’ai suivi la seule voie possible, la sienne, l’université, les Lettres Modernes, le voyage… Je ne le regrette pas : nous avons tous plus de cordes à notre arc que ce que nous imaginons et il est tentant d’imaginer que nous aurions pu être quelqu’un d’autre, et, lorsque les choses se dégradent, lorsque l’ennui vient au travail, d’accabler nos parents en les rendant responsables de notre destin.

Loisirs organisés

GRS

Ma mère m’a inscrit à diverses activités desquelles, pour une raison ou une autre, je me suis retirée assez rapidement. En CE1, je suis allée deux fois au théâtre. Mais dans mon souvenir, l’ambiance était débordante et je faisais face à des enfants turbulents qui avaient bien plus d’idées et de coffre que moi. Je m’y sentais inexistante. Ma mère m’y avait inscrite parce qu’elle trouvait que je faisais bien le clown. Mais un clown n’a pas de patron, un clown suit ses propres règles et j’ai souvent pensé par orgueil que je pouvais me passer de chef et être exemptée d’apprentissage. A 10 ans, ce fut la GRS. Une vingtaine de jeunes filles en juste-au-corps dans une grande salle de gym, à Limoges. Nous tirions de gigantesques rideaux verts : il courait le bruit qu’un exhibitionniste rôdait aux alentours. C’était l’époque de l’année où il faisait nuit très tôt. Je me souviens nettement des injonctions de ma mère pour me protéger des hommes (cheveux dans le manteau, ne regarder personne, ne répondre à personne, presser le pas). Encore une fois, je n’ai pas tenu très longtemps, un trimestre tout au plus. Je me forçais, pour ma mère. Cette troupe féminine de chignons et de maillots ne me concernait pas. J’avais un corps d’athlète, avec des mollets de cycliste, je me disais que les autres devaient être gracieuses. Un mot que je ne comprenais pas vraiment, mais que je rangeais à côté du mot « nunuche » dans mes représentations mentales.

Au collège, j’ai pu pratiquer toutes sortes de sports grâce aux unions sportives. C’est ainsi que tous les mercredis je me rendais au Lycée Jean Renoir, puis au Lycée français. J’ai aimé tous les sports, même si je les ai pratiqués avec un succès mitigé : le football, le handball, le volley, le badminton et surtout le basket, cet héritage de la colonisation américaine dans le Golfe.

Activités en extérieur

Mes activités favorites étaient celles que je pouvais pratiquer dehors, avec mon petit frère, puis seule dans ma bulle. Des échanges de ballon, tout simples, ou des exercices de passes, de têtes, de tirs au but. Du vélo acrobatique, du skate, des explorations dans les carrières de schiste ou de simples balades en solitaire sur les chemins de randonnée de Corrèze pendant les vacances.

9. Famille

Si je tourne un regard de naturaliste vers le passé de ma famille, je distingue un certain nombre d’événements perturbateurs qui ont conduit d’abord mes parents, puis moi-même, à être ce que nous sommes. Ces déclencheurs ont ainsi tracé des limites invisibles autour d’eux et de leurs possibles ; ils ont tenté sans doute d’y échapper, mais en vain.

Mon père, par exemple, considère comme logique et suffisante l’explication selon laquelle, ayant perdu son père jeune, il ne sait pas lui-même être père avec moi. De même qu’il explique le fait de ne jamais m’avoir offert de jouet par celui de n’en avoir jamais reçu lui-même.

En parallèle, si ma mère frappe, c’est naturellement parce qu’elle a été frappée. L’un comme l’autre n’ont finalement pas pu prendre d’autres voies que celles qu’ils connaissaient, même s’il est vraisemblable qu’ils aient envisagé différentes façons d’aimer les enfants, ne serait-ce que parce que l’époque avait changé.

Mais combien de temps et combien de mon énergie ai-je donné pour ne pas être avec mon enfant ce qu’ils ont été avec moi ? Et quel niveau de lâcheté faut-il atteindre pour, le moment venu, se décharger de toute responsabilité sur ses aïeux ?

Mon cousin (le fils de mon oncle Ryszard, frère de ma mère, j’en parlerai plus loin) réfléchit aussi en termes d’atavisme quand il refuse d’avoir des enfants, persuadé de leur faire du mal, comme son père avant lui. Est-ce réalisme, prudence… ou paresse ?

Dans ma famille, il y a de la violence, des tromperies, des divorces, beaucoup de gens qui ne se parlent plus. Il y a aussi des adoptions, des beaux-parents, des rapports de psychologues, et des disparitions.

Mon arrière-grand-mère maternelle a vécu jusqu’à 96 ans. Elle s’appelait Suzanne M.. Issue d’une famille parisienne plutôt bourgeoise (son père travaillait comme comptable pour la société des Bateaux-Mouches), elle voit le jour en 1905. Elle a une grande sœur, Marguerite, qu’on appelle « Tata Guiguite ». La famille vit plutôt bien, et suit l’actualité littéraire, en témoigne la bibliothèque qu’elle laissera à sa mort : Barrès, Proust, Louÿs, Hugo, Daudet… Les économies sont à la banque. Mais en 1929, c’est le krach. La banque fait faillite et la famille se retrouve sans le sou, obligée de « descendre » en Province, et en campagne, où le père prendra une affaire, un garage. Suzanne épouse Amédée Braud et le couple s’installe à Saint-Hilaire-de-Villefranche, non loin de Saintes et de Saint-Jean-d’Angély. Pour une Parisienne, l’exil en province est amer et cette amertume nourrira l’arrogance de mon arrière-grand-mère sa vie durant. Elle aura toujours le sentiment d’avoir rétrogradé sur l’échelle sociale en épousant ce petit fonctionnaire de campagne, turfiste invétéré.

L’ogresse dans Hänsel et Gretel

De temps en temps, l’été, on allait voir pépé et mémé dans leur maison mitoyenne, avec jardinet-couloir. Dès que j’apercevais mémé, je me mettais à hurler et me débattais dans les bras de ma mère pour ne pas avoir à l’embrasser. Elle portait une étole sur les épaules qui me dégoûtait, et avait une allure de sorcière. Leur maison, très sombre, n’avait pas bougé depuis les années 50, je la trouvais sale. Le vieux réfrigérateur, la table et les chaises en formica, les meubles massifs d’ébénisterie qui trahissaient un héritage bourgeois, tout me faisait peur. Elle sortait toujours une boîte de galettes Saint-Michel qu’elle versait en tremblant dans une assiette : à l’époque, c’est comme si je rendais visite à la sorcière de Hansel & Gretel. Mon frère vivait les choses différemment. Il caressait la peau toute fine du bras de mémé et disait : « C’est doux, mémé, ta peau ».

Mes rapports avec mémé étaient donc mitigés. Elle appelait tous les dimanches en fin de matinée. On savait que c’était elle, ma mère me demandait de décrocher : « Dis-lui qu’on va sortir ! » Il fallait toujours inventer une matinée de dimanche de famille parfaite : ma mère inventait des recettes compliquées (à base de viande) qui la retenaient en cuisine, j’avais des notes fantastiques et j’adorais le pull qu’elle pensait que ma mère m’avait acheté avec l’argent qu’elle avait envoyé ; nous étions sages comme des images et prévoyions bien entendu des visites culturelles pour l’après-midi, bref, il fallait brosser le portrait d’une famille harmonieuse, vivant, grâce à ses dons, des dimanches bons pour le corps et l’esprit. C’est que nous lui étions redevables.

Pour les grandes occasions, je devais lui écrire une carte. Je n’en ai retrouvé qu’une seule de sa part, écrite vers la fin de sa vie, avec une écriture très tremblante.

Je n’ai rien à dire de pépé. Je ne le craignais pas. Quand il est mort, j’avais 12 ans. Mon père est allé à l’enterrement. Je suis restée à la maison et tout le monde lui en a voulu de ne pas m’avoir amenée. Les médecins ont estimé que Suzanne B., l’épouse, n’en aurait que pour quelques semaines avant de mourir à son tour. Alors, pour sa fin de vie, on a jugé bénéfique qu’elle s’installe chez sa fille Jacqueline qui venait d’accéder à une retraite paisible. Mais les semaines ont duré des années, dix ans pendant lesquels elle a décliné, physiquement et psychiquement, ce qui fut le plus difficile à supporter pour l’entourage. Elle racontait à tout le monde que sa fille l’affamait, elle mangeait du flan et criait que c’était du papier. Elle signait des chèques au crédit de l’aide-ménagère qui s’occupait d’elle et qui abusait de sa perte de facultés.

Tout le monde s’accorde pour dire que Suzanne adorait Rudolphe, le mari blond et ambitieux de sa fille. Et, plus tard, constatant chez sa petite-fille, ma mère, la présence d’un orgueil qui communiait avec le sien, elle la prend financièrement sous son aile. Je dis « orgueil », mais peut-être que ce n’était pas cela, ou peut-être pas seulement cela. Il y avait aussi sans doute une pierre de touche, un sorte de don commun pour la manipulation, l’ambition à tout prix, la méchanceté. J’ai su très tôt qu’elle traitait injustement ses petits-enfants. Ma mère était sa préférée, ce qui me l’a rendue très tôt suspecte : on ne peut être complice d’une ogresse tout en gardant son innocence. Mais surtout, cela provoquait de la jalousie dans la fratrie, des regards en biais, des petites phrases qui me culpabilisaient et faisaient de moi, à mon tour, la complice de ces deux femmes.

Suzanne met au monde deux filles, à la maison, à Saint-Hilaire. La première est appelée Jacqueline ; la seconde, Camille, naît trois ans plus tard, c’est ma grand-mère.

Le parcours affectif des deux jeunes filles épouse le contexte de la France de l’époque. Tandis que Jacqueline se marie avec Constant, un footballeur Guyanais qui lui fait 7 enfants avant de mourir d’une hémorragie cérébrale à 33 ans, Camille tombe dans les bras d’un militaire polonais, « il était blond avec les yeux bleus », dont elle tombe enceinte plus tôt qu’espéré et avec lequel elle doit s’unir à moins de 18 ans. De cette union naîtront Katerin et Ryszard la même année 1954, puis Nancy six ans plus tard.

J’ai toujours du mal à me représenter ma grand-mère jeune fille, avec deux enfants si petits à la maison, elle que j’ai toujours connue travailleuse, brigade des Telecom par monts et par vaux. Katerin, ma mère, est née à l’aube de l’année 1954, dans cet hiver si rude qu’il en est devenu une marque, une référence, celle de l’appel de l’abbé Pierre pour les plus démunis. La pauvreté, mamie, elle sait ce que c’est. Pas tant la sienne que celle des autres, quand il fallait aller donner la soupe aux indigents. De même que les envies contrariées, l’adaptation aux dictats d’un milieu, d’une époque. Nous trouverions aujourd’hui injuste de devoir cesser nos études en raison d’une guerre ou des besoins matériels d’une famille, injuste de se marier avec le premier type qui vient, pour des questions de bienséance. Ma grand-mère Camille ne supporte pas que l’on parle de misère au sujet d’enfants issus de l’émigration qui se baladent aujourd’hui en chaussures de sport qui coûtent le prix d’un demi-salaire. Elle ne supporte pas de participer, par son travail, aux aides sociales apportées aux plus pauvres qu’elle juge fainéants et capricieux. C’est qu’avant, être pauvre signifiait avoir faim et froid. Et quand elle voit le développement des épiceries solidaires, elle en est très contrariée, elle qui a manqué de jeunesse, supporté son destin, épousé par bienséance et par force un homme qui s’est révélé violent. C’est que c’est une grande force de caractère, une grande travailleuse, qui place l’entretien de sa maison au rang de morale, et tout son honneur dans la taille de son compte d’épargne. Elle ne peut compatir avec nos « pauvres » contemporains.

Dans les moments les plus difficiles, elle est bien allée frapper à la porte de sa mère en espérant quelque soutien, mais en vain, car après tout, d’après sa mère, les maris violents sont ce que les femmes qui les épousent méritent. Et Rudolphe avait toute la confiance de sa belle-mère…

Ryszard naît la même année que sa sœur, 11 mois après. C’est un homme que je ne connais pas. Je l’ai bien aperçu quelques fois quand j’étais enfant, mais je n’en garde aucun souvenir de première main. Je sais de lui qu’il est grand, qu’il vit comme un marginal, entre de vieilles voitures qu’il répare et une maison qu’il a construite de ses mains, à 10 minutes de chez sa mère. Il a épousé une femme de 50 centimètres de moins que lui et a eu deux fils avec elle, Damien et Christophe, mes cousins. L’un petit, l’autre grand. Il a été violent avec eux, femme et fils. Insultes, coups et humiliations, ça, je le sais de mon cousin, et de ma grand-mère. Je sais aussi que plus jeune, il était fasciné par l’Amérique, la musique, la mécanique. Il jouait de la guitare. Il ne parle plus à sa mère depuis bien longtemps et change de trottoir s’il vient à la croiser. Ce qui la fait pleurer. Il ne parle plus aux autres non plus.

La petite sœur de Ryszard et Katerin naît en 1960 ; c’est Nancy, elle est très différente des deux autres en ce qu’elle a conservé un lien fort avec sa mère, et a fondé une famille de trois enfants qui, de loin, me semblent « banals », équilibrés. Nancy m’a offert deux cadeaux mémorables dans mon enfance : mon premier petit carnet pour écrire, à 7 ans, et ma première montre, à 11 ans. Je n’ai pas le souvenir d’avoir passé de bons moments, simples et affectueux, avec elle. On la voyait peu. Une fois, on est allés regarder « La Boum » à la télé chez elle. Une autre fois, une émission avec Léonard Cohen, à la sortie de l’album « I’m your man ». Ma mère la ridiculisait régulièrement, l’accusant de plagiat, la testant même un jour sur ce point-là, triomphante. Ma tante a fait une partie de ses études d’infirmière à Bourganeuf. Quand elle était au volant, ma mère se moquait des conducteurs immatriculés en Creuse (« Les 23, ils sont lents, mangent trop de pâtes ! »), c’était une accusation directe envers sa petite sœur. Infirmière (essentiellement de nuit et de jours fériés), elle travaillait à des heures irrégulières, était de garde ou de repos, embauchait et « débauchait » très tôt ou très tard, comme on disait, et sa vie me semblait particulièrement pénible à vivre. Je ne voyais ma tante que quand ma mère ne pouvait faire autrement, pour des questions de baby-sitting. C’était une femme qui me posait toujours des questions privées, comme « Alors, tu as un petit copain ? », et si j’avais le malheur de dire oui : « Et tu l’as embrassé ? » On eût dit que c’était le seul aspect de moi qui pouvait l’intéresser. Ma mère était pareille, intrusive et indiscrète, annonçant à des collègues inconnus de moi, mais en ma présence, mes échecs et mes réussites.

Ma mère ne se moquait pas gentiment, mais ardemment, cruellement, de sa sœur. Enfant, et même plus tard, elle était ma référence « don’t do it ». Je savais que si, par mégarde, il me prenait d’avoir les mêmes aspirations qu’elle, j’allais décevoir ma mère, mais mon père également. De ma tante Nancy nous vient le terme « Nancyland » qui désigne tout lotissement de type « Bouygues » en bordure d’agglomération. Don’t do it : vivre dans un Nancyland, avoir un chien, une clôture en tuyas, une voiture neuve, aimer les garçons en brosse, etc.

Depuis toujours Nancy n’a aspiré qu’à une chose : avoir la vie la plus « normale » possible. Comme on dit : sur des rails, jusqu’au bout. Mais dire cela est à tout le moins une forme d’exagération, si ce n’est de mépris, car personne, vraiment personne n’est épargné par les contingences de la vie. Ma grand-mère raconte que quand elles étaient enfants, la grande sœur haïssait déjà la petite, lui cassant ses jouets et déchirant ses affaires. Était-ce le tribut à payer pour n’avoir pas subi la présence du père ?

Nancy adorait les bébés. Romain, son premier fils, est né la même année que mon frère. Une critique de ma mère voyant l’enfant à la clinique fait partie des griefs dont on se souvient encore : « Mais, il louche ! ». A l’encontre du tempérament finalement plutôt Flower Power 1970 de ma mère (du moins en apparence), Nancy s’est tournée vers tout ce que ma mère abhorrait. Elles avaient bien quelques points communs (Léonard Cohen, les Poppy’s, l’amour des langues étrangères ou des couettes vs. les draps), mais pour ma mère, tout cela ne pouvait être qu’une vorace jalousie de sa sœur envers elle. Apparemment, Nancy faisait tout ce qu’il ne fallait pas faire. Elle coupait les cheveux de ses garçons en brosse, ne les habillait qu’en jogging et ne cuisinait que des pâtes agrémentées de Ketchup. Nancy a épousé en secondes noces un infirmier d’hôpital psychiatrique, Yves. Le mariage, plein de truffes et de foie-gras, s’est déroulé en Dordogne. Peu de temps après, ma mère a décidé de couper court à toutes relations, autant avec sa sœur qu’avec sa mère. C’est donc à l’âge de 10 ans que j’ai cessé de voir ma tante et de fréquenter mes trois cousins. Lorsque mon père a pris le relais, il s’est astreint à quelques visites et chaque été, ma tante, son mari et leurs trois garçons nous ont rendu visite en Corrèze. Une journée par an, pour graisser les relations.

Un été, le premier où j’habitais avec lui, mon père a programmé un voyage en Algérie, pendant lequel j’ai passé dix jours chez ma tante, à Limoges. J’en garde un mauvais souvenir : tout me paraissait suspect, j’avais l’impression de toucher de près la médiocrité, mais je n’avais pas le choix. Ce séjour serait sans doute resté sans séquelles, si, un jour, dans les rayons d’un supermarché, ma tante ne m’avait asséné un : « tu es bien comme ta mère ». Plus tard, alors que j’avais 26 ans et que nous vivions à Paris dans une pièce de 16 m2 avec ma compagne, elle a demandé à venir me voir. J’ai refusé : une hernie discale me clouait au lit et je trouvais l’espace trop exigu pour l’accueillir. Pour être totalement sincère, je n’étais pas non plus à l’aise avec le fait qu’elle pénètre dans ma vie privée et constate que je vivais avec une femme. Elle a sans doute mal interprété mon refus, puisqu’elle a décidé de ne plus avoir de contact avec moi. Même sanction pour mon père, comme ça, sans prévenir, comme si elle n’attendait qu’un signe.

Et puis il y a peu (parce qu’on a tous peur de mourir seuls ou sans avoir dit ce que nous voulions), je l’ai revue, elle est venue accompagner ma grand-mère à la maison. Elle m’a aussi téléphoné pour que je lui envoie des photos de nous pour faire faire un calendrier pour sa mère (quand j’ai vu son numéro s’afficher, je l’ai reconnu de quand j’étais petite et j’ai pensé : « Ca y est, il est arrivé quelque chose à mamy ») ; j’en garde le souvenir d’une grande précipitation dans la parole et cette phrase, amusante, que j’aurais pu sortir des archives langagières du siècle dernier : « et tu sais, tu peux aussi nous envoyer une photo de M., on est ouverts, on n’a rien contre, hein ! » Ce qui m’a permis de comprendre que ma famille à moi pouvait encore déranger.

Il reste que dans la famille, que ce soit voulu ou non de la part des protagonistes, on « parle sur des œufs » et nombreux sont ceux qui ne se voient plus. Alors les enterrements sont tout à coup l’occasion d’un beau moment familial où chacun observe où en est le vieillissement des autres, leur compte en banque visible dans les chaussures ou les tailleurs. C’est en général le moment d’en mettre plein la vue pour faire croire aux autres que, sans eux, la vie est quand même plus chic.

J’ai gardé des liens forts avec Damien. Le fils de Ryszard, né quelques mois avant moi. Nous nous sommes très tôt reconnus comme enfants maltraités. Nous n’osions pas en parler, de peur d’avoir à décider qui de nous deux subissait le plus. Notre communion d’âmes se matérialisait dans des rapprochements physiques précoces irrépressibles. Nous nous considérions comme des « amoureux cousins ». Je le trouvais beau, j’étais fière d’être désirée par lui. Il n’y avait pas d’amour en termes de fidélité ; les moments que nous passions ensemble étaient hors du monde et la jalousie n’avait pas sa place.

Sa mère était défaillante, mais je ne le savais pas. Plutôt fort en thème, il quitte l’école à 14 ans, les vicissitudes de sa vie l’ayant poussé à la dépression. Il fréquente des amis qui le poussent à fumer du haschich, s’intéresse lui aussi à la mécanique des véhicules de collections. Il est pris en charge par ma grand-mère, il passera quelques années chez elle. Il effectue son service civil en tant que brancardier à l’hôpital. Elle lui ouvre un compte d’épargne à la Poste et lui achète des nems, car « il n’aime rien ». Elle peste de l’avoir à la maison, veut qu’il range ses affaires, se lève, aille au boulot. Mais elle l’adore, et son départ constitue un moment difficile pour ma grand-mère. Elle oscille entre la fierté d’avoir été là pour lui et la plainte de s’être occupée de lui alors qu’elle n’en était que la grand-mère. Mon cousin passera un CAP, puis un BEP de tonnelier, ce qui lui permet encore aujourd’hui de trouver du travail dès qu’il le désire. Cela étant posé, il ne supporte pas d’avoir un patron et évite aujourd’hui de travailler trop longtemps. Alors il effectue de brèves missions d’interim. Parfois il fait n’importe quoi, ou il donne un coup de ping, ou il se bat avec une petite amie et se retrouve avec elle à la gendarmerie. Souvent déprimé, il avoue régulièrement ne pas être aussi bien, aussi fort, aussi aventurier que moi. Mais je sais ce qu’il veut me dire, qu’il n’a pas réussi à surmonter ses angoisses. Il ne veut pas d’enfants, par peur de reproduire. Il continue à rendre visite à ma grand-mère. Nous la taquinions souvent : « Mais que vous êtes sots tous les deux ! » s’exclamait-elle.

Je ne me souviens pas de nombreux rassemblements familiaux. Un Noël chez ma tante, mon père était présent dans mon souvenir, mais est-ce possible ? A un moment, tout le monde a ri parce que mon père mangeait du pain avec tout, même avec les pâtes. Mon père pousse la nourriture avec son pain. Plus tard, aux « déjeuners de l’ambassadeur », il ne le fera plus, maîtrisant sur le bout des doigts l’étiquette de Nadine de Rothschild.

Et puis il y avait cette histoire concernant le premier mari de ma tante, Jean-Pierre, qui travaillait chez Kodak, un grand chauve appelé Potvin : on racontait qu’il avait le ver solitaire, et qu’il « chiait » des anneaux en forme de nouilles. Cette image s’est imprimée en moi de façon très forte.

Ma mère utilisait aussi un tas d’expressions fleuries qui se sont fixées durablement dans ma mémoire, tout simplement parce que mon esprit se les représentait en images : queue d’âne (que dalle) ; « quand on tire trop sur la corde, elle casse » ; « j’ai du mal à joindre les deux bouts » (je voyais les deux bouts d’une banane, allez savoir pourquoi) ; « c’est un vrai branleur » (pour un crâneur) ; « je vais aux chiottes » ; « putain » (à tout bout de champ) ; « tu es une garce » (je voyais un garçon, au féminin) ; « tu es une teigne » (je voyais une grosse mante religieuse)… Quand je suis arrivée chez mon père, il a fallu me défaire de certaines expressions que mon père trouvait vulgaires ou inexactes (on ne dit pas « la lampe a cramé », mais « la lampe a brûlé » ; on ne dit pas « repartir à zéro », mais « repartir de zéro », etc.).

Récemment, j’ai appris deux événements très similaires sur mon père, par ma grand-mère d’une part et par ma grand-mère de cœur d’autre part. Un jour, chez la première, il est sorti acheter quatre yaourts viennois (son « pêché mignon »), il les a rangés dans le frigo et en a mangé un par jour tout au long de son séjour, sans m’en proposer un seul. Une autre fois, chez la seconde, il est revenu de la pâtisserie avec une boîte de gâteaux. Il les a mangés seul, de la même façon, alors que j’étais présente. Ces deux histoires remontent à bien longtemps et elles ont marqué mes deux grands-mères. Pour elles, elles sont la marque de son égoïsme exacerbé. Aujourd’hui, mon père remplit son frigo et ses placards avant notre arrivée. Il met même quelques viennoiseries dans son four en prévision du premier petit-déjeuner. On pourrait croire que son caractère s’est amélioré, mais à peine finalement, parce que tout est calculé au repas près et s’il arrivait par malheur que l’une d’entre nous mange un gâteau de plus que ce qui est prévu, alors il serait contrarié et prendrait mal le fait de laisser sa part.

8. Le beau-père

Serge aborde ma mère dans un café au Maroc, c’est ce qu’il raconte, émoustillé par la vision de « son petit cul sexy » dans un pantalon blanc. Rien qu’en disant cela, il se pose comme l’opposé de mon père. Amoureux de la nature, il est lui aussi très « nature ». Il n’a pas de tabou. Ma mère m’en parle comme d’un homme qui n’a pas de manières, qui est « sale », et qui donne à tout le moins le mauvais exemple aux enfants. C’est vrai que, comme exemple, il se pose là : il pisse debout la porte ouverte, pète à table en soulevant son derrière de droite ou de gauche et affirme que se retenir est mauvais pour la santé ; et laisse ses poils dans la baignoire en guise de traçage de territoire. Tant lui est égale la coquetterie qu’il s’habille toujours de la même manière : un pull Saint James bleu boutonné de côté, un jeans Levi’s avec un boutonnage braguette à la fermeture hasardeuse, et une chemise blanche (de temps en temps, il « monte » à Paris en acheter quelques-unes). Il chausse ses pieds de grosses chaussures de marche ou de Paraboot, modèle Michael. Quelle que soit son activité, été comme hiver, Serge ressemble à Serge.

Il fume continuellement des roulées, même dans sa 4L, boit des demis, écoute les Doors et les Rolling Stones, et possède une photo de ma mère sous le pare-soleil côté conducteur. A l’arrière de sa voiture, quand mon frère n’est pas encore au monde, il y a un siège à peine fixé, d’où je peux voir la route défiler sous mes pieds.

4 L blanche combi

Il aime Rimbaud et nous offrira, à mon frère et moi, des contes chinois que j’ai du mal à comprendre, une cassette de Touré Kounda et une autre des Rita Mitsouko que, à 7 ans, je n’écoute que très rarement.

Serge aime la nature, disais-je. Il dépend du département de biologie de l’Université de Bordeaux. Docteur, il fait partie du CNRS. Nature, il se balade nu dans la maison, possède une souris dans du formol qu’il garde sur son bureau, attrape des rongeurs ou des chauve-souris qu’il bague, observe les vautours et compte les nichées chaque été dans les Pyrénées. Tout cela dégoûte ma mère qui me laisse même gérer l’armement et le nettoyage du piège à souris des toilettes.

Un jour, je les surprends au lit, sous la couverture, c’est une image marquante.

Serge part travailler à l’observatoire de Gabas et ma mère respire le tee-shirt bordeaux qu’il a laissé sur l’oreiller, avant de l’enfiler. Elle me rapporte des années plus tard (ou est-ce ma grand-mère qui me le confie ?) qu’il lui a promis de faire de moi son dessert, question sport en chambre. Mais je ne la crois pas vraiment, j’écoute toujours ses phrases d’une oreille endormie, car Serge m’apporte beaucoup et, 35 ans plus tard, je me rends compte à quel point il a contribué à la formation de ma personnalité. Il rétablissait l’équilibre. Le chlore de ma mère contre les bactéries de mon beau-père. L’innocence contre la civilisation. La nature contre la culture. L’âge d’or contre l’âge de fer. Il a accepté son rôle de « substitut » et l’a rempli avec entrain, et je dois dire que je ne l’appelais pas « beau-père » pour rien. Mon père étant loin, en Algérie, Serge a compensé.

Quand ma mère le quitte, à son insu, nous effectuons une translation de 450 kilomètres vers le nord. Le divorce est prononcé et Serge obtient, comme la majorité des pères de cette époque, un droit de visite équivalant à un weekend sur deux et la moitié des vacances ; il perd son autorité parentale conjointe et n’a plus que ses yeux pour pleurer. Pendant 10 ans, il fera courageusement les trajets deux fois par mois, en voiture, de Pau à Limoges, puis de Pau à Paris.

Ainsi, quand nous habitions Limoges, il arrivait le samedi midi après l’école et ramenait Jonathan le dimanche soir pour 18 heures. Il n’était pas rare qu’il m’embarque aussi. Il louait une chambre d’hôte à la campagne. J’ai le souvenir que nous jouions au foot pendant des heures, avec lui ou juste tous les deux, David et moi.

Serge me fait un peu peur. Il me file des « torgnoles », et a une grosse voix, mais ça va. C’est, à bien y repenser, le seul être « transparent » dans mon entourage. Tandis que ma mère alterne cajoleries et menaces pour nous manipuler, tandis que mon père cache ses origines d’enfant adopté (ma mère vend la mèche alors que je suis déjà bien grande) et dissimule les véritables raisons pour lesquelles il n’essaie même pas de venir vivre plus près de moi, m’abandonnant à une femme qu’il sait malsaine et violente (« Je pensais que tu serais mieux avec ta mère qui reconstruisait une famille, et ton frère… », bla bla bla), Serge était bien présent dans mon quotidien, de 3 à 7 ans. C’est lui qui m’apprend à faire mes lacets et passe des heures de son temps libre à guider mes premiers coups de pédales dans le parc du château d’Henri IV, à Pau. Lui qui me fait découvrir « Riders on the storm » et m’initie à la « culture française » dédaignée par mes parents : bière à la terrasse des cafés, une pièce dans le flipper, feu de camp et viande grillée, arrêt clope tous les 100 kilomètres, bouquin corné en cours de lecture dans le vide-poche, des gros mots de temps en temps, et le droit, l’immense droit enfin, de ne pas être tiré à quatre épingles. Pour la faire courte, heureusement qu’il a traversé mon enfance, sinon je serais devenue pire que je ne suis.

Le soir, après la pomme qu’il m’oblige à croquer avec la peau (« c’est bon pour faire tomber les dents de lait »), il me lisait parfois des histoires. Je voudrais noter ici que ni ma mère ni mon père ne l’ont fait et lui rendre hommage. Il s’occupe de mes bobos (les genoux couverts de Mercurochrome, c’est lui) : il retire les échardes de mes pieds avec une aiguille qu’il stérilise à la flamme et va même chercher le bâton qu’il me demande de mordre pendant l’opération.

En grande section, mes tibias crûrent dans d’affreuses douleurs. Le soir, il me massait les mollets et me faisait marcher dans le corridor en comptant mes pas, jusqu’à épuisement.

Il m’a appris à m’endurcir, à faire des efforts et à patienter. Je n’ai pas encore pu lui dire le tribut que je lui dois. Il m’appelait Cosette, je ne savais pas trop pourquoi. Si nos relations s’étaient maintenues, nous aurions peut-être eu l’occasion d’échanger sur ce pan de ma vie. Bien trop tôt, alors que je n’avais que 16 ou 17 ans, je l’ai revu quelques jours chez lui, en vacances, avec sa femme, ses enfants et David. Il s’est permis de dire des choses négatives sur mon père. Moi, je n’étais pas prête du tout à les entendre. Et de toute façon, les comprendre et les accepter aurait signé la fin de ma relation avec lui. Alors mieux valait laisser glisser et m’éloigner un peu.

Quand j’ai de la fièvre, je suis PDG

Quand j’ai de la fièvre parce que je me défends contre le vaccin, je reste à la maison. Je pense à tout ce que je pourrais faire si je n’étais pas scotchée au coussin chauffant. Je suis plutôt productive quand je procrastine ainsi : je crée sans effort un deuxième blog que je consacrerais uniquement à la partie « réflexions quand j’écris », un peu à la manière de Christa Wolf, quand elle écrit Trame d’enfance. Ou bien (et je peux facilement revenir sur ce que je viens de penser) je pourrais aussi conserver ce blog-ci pour les réflexions et en créer un autre pour les « Mémoires ». Ou est-ce une autobiographie ?

Sans y consacrer une éternité, je renomme aussi tous mes titres d’articles sans leur attribuer de numéro. Ils ne servent à rien, ces numéros, puisque j’ai à peine travaillé mes enchaînements. Et puis il faut que j’en profite maintenant, puisque je ne suis pas indexée sur les moteurs de recherche.

Cerise sur le gâteau (et je me réjouis d’avoir pu n’y consacrer que quelques secondes, rien de plus léger qu’une pensée passagère) : je crée rapidement des liens internes entre les personnes citées, les lieux, pour créer plus de profondeur en utilisant cette technique tridimensionnelle qui rend la navigation plus amusante, mais aussi plus durable.

Et tant que j’y suis, en parlant de liens, je pourrais aussi faire des renvois entre les deux blogs, ce qui améliorerait à coup sûr un éventuel référencement.

Quand je suis allongée sur ce coussin chauffant, forcée de ne rien faire, j’ai des idées de chef de projet. Je comprends l’utilité des canapés dans les bureaux des PDG.

Mises au point

J’écoute Billie Eilish.

Je relis les trucs plats que j’écris. Plats comme les phrases de Christiane Rochefort. On se demande même comment c’est possible d’écrire aussi froidement des événements aussi troublants. Comme si ce n’était rien, ou comme si j’étais insensible. C’est que je ne suis pas là pour faire pleurer. Je ne suis pas non plus, mais alors pas du tout, la reine de l’intensité émotionnelle. D’abord, faut pas croire, j’ai déjà des litres de larmes qui ont coulé sous les ponts de pas mal de villes dans le monde, et puis, hein, j’ai déjà raconté ces choses-là. C’est bien pour cela qu’il n’y a pas d’ordre dans ce que j’écris. Enfin, mettons les choses au clair une seule fois : je n’ai pas de scandales à révéler, je n’écris pas pour aller porter plainte, et ce blog n’est pas une répétition avant le grand Metoo des maltraitances infantiles. J’ai déjà, d’une façon ou d’une autre, dit les choses à ceux qui devaient les entendre.

7. Le frère

Mon frère naît à l’été 1983. J’ai presque 5 ans et on m’a mise en « vacances », en attente, pourrait-on dire, à Hendaye, dans la famille de son père. Je n’ai aucun souvenir du jour où on me le présente. C’est mon demi-frère, mais l’un comme l’autre, nous décidons de ne pas abuser de cette expression réductrice. Il porte également un prénom composé : David-Samuel, dit Dav’s pour son père, P’tit Da pour le mien et Dav’ pour moi. C’est un enfant aux sourcils et à la tignasse fournis. J’ignore pour quelle raison il est ainsi stigmatisé « ancien testament ». Nul n’est juif chez nous et son père ne l’est pas non plus. C’est un « petit Serge », dit ma grand-mère en le redécouvrant à l’âge de deux ans. Cette comparaison avec son père, un an après la séparation, rendra ma mère furieuse et comptera au nombre de ses rancunes tenaces. J’ai donc un frère : une boule marbrée qui tousse gras, que l’on baigne dans du permanganate, que l’on nourrit aux antibiotiques puis à l’homéopathie. Asthmatique, gringalet, agité, provocateur… Les souvenirs que j’ai de mon frère petit évoquent son inadéquation avec le monde. Maladroit, il bénéficie pendant plusieurs années de rééducation au CMP de Limoges. A l’école, une classe d’adaptation est proposée à l’issue de la maternelle. C’est un succès : il apprend à lire et écrire merveilleusement bien. Fort de ce succès, il est réintégré dans une classe ordinaire ; il sera toujours à la ramasse. Mais je ne sais plus ce qu’il en est parce que, déjà, je n’habite plus avec lui. Il a 6 ans et je ne sais plus rien de ses jeux, de ses envies, de ses amitiés, de ses colères et tristesses. Ce que j’apprends de la bouche de ma mère, ce sont plutôt ses échecs, ses problèmes et les soucis qu’il cause. « Ton frère a cassé la portière de la voiture. » « Je viens de découvrir que ton frère jette depuis longtemps ses assiettes de salade de tomate par le balcon. » « Ton frère a joué aux billes en visant la télé, il y a une grande fissure en travers de l’écran. » Je m’émerveille de ces bêtises, pour certaines gigantesques. Je me dis même qu’il le fait exprès, parce que, quand même, vu la mère qu’on a… Mais il est souvent livré à lui-même. Notre mère travaille maintenant à la Défense et mon frère reste de longues heures seul à la maison. Il a un copain ou deux. Mais sinon, il est surnommé « Miel pops » par ses camarades à cause de ses oreilles cireuses, ou « David le con », par assonance avec son nom de famille.

Je commence à considérer mon frère quand il devient intéressant pour la grande fille que je suis, vers deux ans environ. Nous commençons à jouer ensemble, je lui lis des histoires, on chante, on rigole.

Chaque fois que nous nous sommes revus après, et pendant toute notre adolescence, nous avons crevé la distance par un corps-à-corps ritualisé, un passage absolument nécessaire pour désamorcer toutes nos craintes et nous reconnaître de nouveau comme frère et sœur. Nous nous voyons peu souvent, surtout à partir du moment où mon père et moi déménageons au Koweït. D’ailleurs ce déplacement à des milliers de kilomètres marque le début de la fin de notre relation. Je ne peux plus le protéger dans cette période difficile. Mais je ne le veux pas non plus. Moi d’abord. M’en sortir. Chacun son histoire.

Tout le monde constate qu’il grandit lentement. Enfant, il traverse une longue période de « touche-zizi » et descend son pantalon à tout bout-de-champ pour montrer son petit oiseau. En 1988, au bureau de vote où ma mère participe au dépouillement de l’élection présidentielle, mon frère n’a de cesse de mettre la main dans son slip. Un vieux débile lui lance : tu arrêtes ou je te le coupe ?!, ce qui le laisse pantois, les yeux écarquillés de frayeur. A 6 ans, il faudra encore se fâcher pour qu’il remonte son pantalon dans la rue. Ivre, totalement ivre d’un drôle de rire.

Un peu plus tard, ma mère lui fait consulter des médecins. Elle prend toute la responsabilités de ces prises en charge, parce que son père n’est pas d’accord. Il pense que tous les problèmes de David viennent de son environnement. Elle a un peu raison, et lui aussi : qui de l’œuf ou de la poule ? Qu’est-ce qui ralentit la croissance ? Qu’est-ce qui provoque asthme et eczéma ? Qu’est-ce qui influence le cerveau de manière durable, voire définitive ? A l’école, dans les classes ordinaires, il sombre, mais tient tout de même la barre jusqu’en Troisième. Après, ce sera un BEP boulangerie. Il échoue. Il ne sait pas faire son nœud de tablier dans le dos. Il recommence. Il échoue à nouveau : il ne se présente même pas à l’examen théorique. L’adolescence s’en mêle. Rémunéré pendant ses périodes d’apprentissage, il dilapide l’argent en chaussures de sport. Finalement, dans un lycée privé, il obtient une formation en force de vente. Il a été longtemps caissier chez Carrefour Market, au centre de Bordeaux.

Ses collègues de travail ignorent sans doute tout de son parcours. A l’adolescence, on lui injecte des hormones de croissance. Sa moustache pousse. Le résultat n’est pas totalement à la hauteur de ses attentes. Il déclenche la maladie de Crohn.

Très sensible à la musique, ma mère l’inscrit au conservatoire dès le CP. Un après-midi, ma mère le surprend dans la cour en train de jouer au foot avec son sac à dos, celui qui contient son lecteur-enregistreur à cassettes. Un an plus tard, il choisit l’alto et en jouera pendant quelques années, jusqu’au jour où il s’assoit sur son instrument (de location). D’après son père, il aurait fallu des cours de piano pour le contraindre à l’immobilité. En tous les cas, il aime chanter et adore Renaud. J’ai une cassette que mon frère a enregistrée un après-midi. Il a environ 11 ans et s’ennuie.

A 12 ans, il dit à ma mère qu’il ne veut plus vivre avec elle, mais avec son père. Je suis jalouse de son courage. Il a été franc, il a osé dire ce qu’il voulait vraiment. C’est que moi, je ne voulais pas particulièrement vivre avec mon père. Disons que ça ne m’est pas venu. Je pensais plutôt à la fuite et à l’école buissonnière, mais vivre avec mon père, l’idée ne m’a pas effleurée. Et alors ? Il lui a dit, et elle a été d’accord.

Avec son père, il a le droit de tout faire. Enfin non, pas tout. Il aura le droit plus tard : « A 18 ans, tu feras ce que tu veux », lui répète Serge qui préfère être appelé par son prénom que « papa ». A 18 ans, mon frère fume et boit, il a bien attendu, c’est juste, non ? En tout cas, avec son père, très progressivement, il n’a plus ni asthme ni eczéma.

6. Ce que mes poings font

Cette violence sourde, ou exprimée, avec les mains ou les dents, sous la forme de brimades ou de coups, a des conséquences sur ma façon de voir les autres et sur celle de traiter mon petit frère David.

D’abord, je me considère très tôt comme différente. Je ne suis pas du tout populaire à l’école. Imperméable aux tentatives d’amitié, je refuse de laisser entrer quiconque dans ma bulle : personne ne doit savoir. Et puis j’ai des ordres : je ne dois pas raconter ce qui se passe à la maison. J’imagine que je suis à tout le moins secrète (« mystérieuse », écrira la maîtresse de CM2 sur le livret scolaire). Je me débrouille pour n’avoir besoin de personne, surtout qu’aucun lien ne se tisse. Un matin, alors que j’attends l’ouverture de l’école maternelle où je dois déposer mon petit frère, une maman qui attend avec nous engage la conversation : « C’est ton frère ? » J’applique immédiatement la leçon maternelle et lui réponds un cinglant : « Ça ne vous regarde pas. » Les cartes sont brouillées, cela n’a pas de sens de répondre cela, mais à ce moment-là, je suis droite dans mes bottes : j’ai obéi. Et si j’ai obéi, je ne risque rien.

J’ai mis des années à comprendre que ces injonctions de ne rien raconter de notre vie privée avaient pour but de la protéger, elle. Si j’avais su à quel point ce qui se passait à l’intérieur du foyer était mal, j’aurais peut-être levé le voile plus tôt et n’aurais pas encore aujourd’hui le sentiment que, quelque part, je méritais ce qui arrivait.

Marelle

A l’école, je ne me bagarre pas. Mais tout de même, il ne faut pas me chercher. C’est ainsi que je finis par frapper Christophe, un garçon qui m’avait agressé un an auparavant. C’est un moment dont je me souviens très bien. C’est l’été, la cour est lumineuse, nous portons tous des bermudas. Il y a peu de monde dans la cour, cela se produit après le repas. Il est appuyé contre un mur, je marche vers lui et je lui donne un bon coup de pied dans le tibia. Je m’éloigne, morte de trouille à l’idée de me faire punir. A l’époque, je sais que j’ai raison d’avoir fait de geste, et que ma mère m’approuverait en privé.

Une autre fois, je suis accroupie et joue aux billes toute seule au pied des tuyas, quand Géraldine arrive. Nous avons une drôle de relation. Elle a aussi un secret et peu d’amis. Elle apporte un walkman à l’école et passe ses récrés à écouter une cassette de Michel Sardou, c’est le chanteur préféré de sa mère. Parfois, une camarade se greffe à son oreille pour écouter. Elle a toujours l’air triste. Avec la pointe du pied, elle joue avec la bordure de mon « trou » fait de branches mortes de tuyas, elle le déforme. Je lui dis d’arrêter. Elle continue. Je me lève et lui assène un coup de poing dans le nez. Elle saigne. J’ai peur qu’elle me dénonce. En plus elle est dans ma classe et la maîtresse va le voir et la questionner. Mais elle n’en fait rien.

Je suis, à ce moment-là, aux portes de l’adolescence. Je commence à être à la fois justicière et rebelle et rêve de motard en perfecto qui viendrait m’enlever. Je m’imagine avoir me battre physiquement pour tout, je construis le soir des scénarios de fuite pour le cas où l’on voudrait m’attraper. Je suis en train de devenir particulièrement dure et obstinée. Dans le noir, je me muscle les abdos et les jambes pendant des heures. Comme une détenue, je prépare mon évasion.

Quand j’arrive chez mon père, je suis si marquée par ces années de violence arbitraire que je lève les mains devant mon visage dès qu’il s’approche de moi.

Ce qui devait arriver arrive. Un jour, c’est moi qui frappe ma mère. J’ai 11 ans, presque la demie. Je hurle tous les soirs. Je n’arrive pas à dormir. Pour ne pas déranger mon frère, ma mère m’oblige à dormir par terre devant la porte d’entrée, à même le lino jaune. Je pleure un peu, je la maudis à voix basse. De son côté, elle est dans sa chambre, seule ou avec Eric C., son petit copain, standardiste au Conseil régional. Je l’aime bien, Eric. Il m’a fait découvrir Soupault, Rimbaud… Il a une 2cv bordeaux. Sa présence sans doute me rend jalouse, parce qu’elle ferme sa porte quand il est là… et ne répond plus aux enfants. Mais le fait qu’il soit là me sert aussi à donner l’alerte. Je cherche à attirer leur attention, je crie. Ce sont des jours de grande, grande souffrance, qui mèneront à quelque chose. D’abord à une hospitalisation début janvier pour maux de ventre complètement fictifs, avec un lavement à la clé (mais qu’a-t-elle bien pu raconter aux médecins pour que j’aie un lavement ?), accompagnés d’un herpès géant qui me mange la moitié de la joue ; puis à un déménagement définitif pour chez mon père.

Comme je crie et qu’elle ne sait pas faire autre chose que ce qu’elle a toujours fait, elle me tire par les cheveux vers la baignoire. Eric se tient juste derrière elle. Il lui parle, pour qu’elle cesse ce qu’elle est en train de faire. Nous sommes tous les trois dans la salle de bains maintenant. Elle essaie de me baisser pour que je rentre dans la baignoire. Eric tente une dernière fois de l’arrêter. Elle lui intime de s’en aller. Elle essaie de me gifler, mais j’esquive le coup et, plutôt « posément », vu les circonstances, j’essaie « un truc » : je lui tire les cheveux. Juste un peu, ni fort ni longtemps. Je rougis immédiatement de mon audace. Au point où j’en suis, quand j’y pense… Soit elle me tue, soit je la tue. Je m’entraîne pour ce genre d’événement.

Elle n’a plus levé la main sur moi après cela. Eric l’a quittée peu de temps après. J’ai fait des recherches sur Internet, mais malheureusement je ne l’ai jamais retrouvé.

A la maison, je passe de longues heures avec mon frère les mercredis. Nous avons 9 et 4 ans. Ma mère qui, auparavant, engageait une baby-sitter, a décidé de ne plus y recourir. Je dois dire que nous errons dans l’appartement. Plus tard, l’année suivante, nous aurons le droit de sortir et de jouer sur le terrain de la résidence. Mais ce n’est pas encore le cas, alors nous nous ennuyons à bloc. Nous n’avons pas de télévision, mais un lecteur cassettes. Nous créons de petites représentations avec une bande sonore préenregistrée, que nous montrons à ma mère au retour du travail. Avec mon frère, je suis comme ma mère est avec lui. Je lui crie dessus, le houspille. Ma mère prévoit que plus tard il me détestera. Je ne sais pas si c’est ce qu’il ressent aujourd’hui à mon égard, mais nous avons du mal à nous comprendre, on ne se sent pas à l’aise. Finalement pas à cause de ma violence envers lui qui a cessé du jour où je n’ai plus été en contact avec elle, mais plutôt justement parce qu’en partant je l’ai laissé seul face à elle et que notre histoire est différente.

5. Violence.s

Je dois admettre que je n’ai pas de souvenirs de violence avant l’arrivée de mon frère. Jusqu’à mes 5 ans. Malgré tout ce que j’avais dû voir depuis ma naissance, je me sentais plutôt en sécurité et libre de faire certaines bêtises sans crainte du pire.

Mon père m’a donné quelques gifles, mémorables car elles furent rares. Un jour, je suis dans ma chambre en Algérie. Je dois avoir 4 ou 5 ans. Je joue et soudain j’ai une envie pressante. Mais au lieu de prendre le chemin des toilettes, j’avise une carte postale que j’ai reçue quelques jours auparavant. Je m’accroupis et la positionne côté écriture (faudrait pas gâcher l’image) de manière à ce qu’elle forme une coupelle sous mes fesses. Je me libère enfin copieusement, espérant sans doute que le liquide curieusement tiède soit absorbé par le papier ou retenu par les bords. Je reçois une belle gifle.

Une autre fois, je me mets derrière lui pour l’imiter en train de prier, il finit l’air de rien ses prières, se retourne et m’en colle une. Quel âge pouvais-je avoir ? 7 ou 8 ans, pas davantage. Je suis rouge de honte devant tant d’injustice. Je reçois la dernière gifle de mon père à l’âge de 11 ans lorsque je lui dis, pure provocation car il ne le mérite pas au moment où je le dis, mais la phrase m’a été soufflée par ma mère : « Tu es chiant ! ». Il est surpris et je répète les mots, bien en face : « Tu es chiant ! ».

Main adulte

Pour ce qui concerne ma mère, c’est une autre histoire. Entre 5 et 11 ans, je ne compte pas les gifles ni les coups de ceinture sur les cuisses, égrenés à haute voix jusqu’à 20. Pour quelle raison ? Pour un oui, pour un non, parce qu’un jour je donne un coup de ciseaux dans mes bottes, j’ai 5 ans, parce qu’elle me trouve assise sur le lavabo, parce que je fais sauter les plombs en reproduisant sur le 220 V une petite expérience de l’école, parce que je pleure quand elle me démêle les cheveux… Ma mère me mord le bras un jour en hurlant que je suis une teigne, ma mère me grimpe dessus, me tire les cheveux, hors d’elle, et hurle : « Je vais te tuer ! Je vais te tuer ! ». Je me cache quand je vais aux toilettes à l’école, je montre une fois mes traces de coups à ma grand-mère. On est aux Galeries Lafayette, elle me fait essayer des vêtements. C’est la seule personne à qui j’en ai parlé.

Mais le plus dur, c’est cette atmosphère d’intrusion, de violation permanente, de menace et de brimades. Je comprends aujourd’hui que c’était la honte qui lui faisait faire cela. Il fallait être parfait. Il fallait que rien ne transpire. Il fallait que je sois mieux que les autres.

Gifle

Un Noël chez ma tante, j’ai 6 ans et demi, j’ai montré à tout le monde que je savais lire, ma mère est fière, j’erre près du sapin où les cadeaux sont déjà disposés, les adultes sont encore à table, je m’ennuie vaguement. J’avise un petit paquet qui ne m’est pas destiné. Je décolle le papier, ouvre et découvre une botte en plastique rouge avec une balle dedans. Je suis subjuguée et la curiosité prend le dessus. Je sors le jouet de l’emballage et commence à y jouer. Une fois la balle insérée dans la botte, il faut presser. La balle jaillit vers le haut et il ne reste plus qu’à la rattraper. Je ne joue pas très longtemps. Le lendemain, au matin, on me questionne sur ce cadeau déjà ouvert destiné à mon petit cousin. Je ne sais rien, non, ce n’est pas moi. Quelques jours plus tard, ma grand-mère appelle à la maison. Me questionne-t-elle à nouveau ? Je ne sais pas, mais je lui confie mon forfait. Ma mère reprend le téléphone. Je retourne jouer, je suis dans mes petits souliers. La conversation terminée, elle entre dans ma chambre et déclare que puisque j’ouvre les cadeaux des autres, je n’aurai plus de jouets.

On dit souvent qu’il ne faut pas menacer un enfant de punitions hallucinantes sous peine de devoir se contredire et de passer pour quelqu’un qui ne tient pas ses promesses. Ma mère tient ses promesses.

Elle se saisit de deux grands sacs poubelles (bleus, je m’en souviens encore !) et y jette tous mes jouets, mes peluches, mes robes d’Algérie avec lesquelles je me déguise et invente des histoires. Je ne les ai jamais revus. Elle n’a conservé que ce qu’elle avait elle-même acheté, quelques jouets éducatifs, des planches de carton à coudre et des puzzles, sans doute. J’ai 6 ans et demi, et depuis je ne sais plus jouer, je suis incapable de jouer.

Un matin de cette même année, je pleure parce qu’elle me fait mal quand elle me peigne les cheveux. C’est vrai que j’ai de beaux cheveux, tout le monde m’en fait compliment, les inconnues dans la rue, les vendeuses des magasins, les maîtresses d’école… Mais ils sont longs, fins et bouclés. Durs à peigner. Lasse, elle me dit d’aller à l’école toute seule. Je suis dans tous mes états, je pleure et tremble, avec mon cartable Tann’s bordeaux, je descends l’escalier et me retrouve dans la rue. Mais l’école est à plus d’un kilomètre et je ne sais pas comment y aller. Une voisine du premier, que je ne connais pas, ouvre sa fenêtre et me demande ce qui se passe, une petite fille qui pleure toute seule dans la rue, ça éveille la curiosité. Je lui dis que je suis triste. Je lève les yeux et aperçois le visage de ma mère à la fenêtre du 3e étage. Elle tend son doigt vers moi et me fait signe de remonter. En arrivant à la maison, elle me débarrasse de mon cartable, me frappe des deux mains et me met sous la douche tout habillée.

Des années plus tard, toujours à cause de ma chevelure, ma mère perd la tête un matin. Elle attrape les ciseaux et me coupe à mi-hauteur une grosse mèche de cheveux. La question de la maîtresse restera sans réponse. Je ne peux pas me cacher la tête, mais je sais bien dissimuler. Et qui ne veut pas d’histoires évite de percer la surface.

Les brimades étaient courantes, c’est une forme de violence plus insidieuse. En 4 ans, je ne suis allée qu’une fois passer un après-midi chez une camarade de classe, j’ai aussi manqué de très nombreuses sorties du weekend avec les scouts (une « mauvaise » note reçue un vendredi, et c’était la punition), je n’ai jamais invité qui que ce soit à la maison. Nous n’avions jamais rien à fêter. Je n’ai pas pu continuer le patinage artistique parce qu’avant la deuxième séance, ma mère découvre, alors qu’elle venait de se garer sur le parking, que j’ai oublié de me laver le visage. Je suis privée, avec ou sans mon frère, d’un nombre incalculable de repas avec ordre d’aller au lit. Parfois, elle nous relève et nous sert un verre de lait avec des boudoirs. Parfois un bol de céréales.

Elle a toujours lu tout mon courrier, reçu et envoyé, ainsi que les rares pages de journal intime que je pouvais écrire.

J’ai vu la main de ma mère appuyer sur la tête de mon frère de 3 ans, dans la cuvette des toilettes, pour bien lui faire comprendre où faire ses besoins. J’ai vu ma mère enfoncer dans la bouche de mon frère un de ses slips pleins, un peu pour les mêmes raisons et dans le même thème.

Violence

Le jour de Noël 1989, elle finit par sortir des vêtements de ma commode et les mettre dans un sac, appelle mon père qui est à 100 kilomètres de là, et part avec son copain et mon frère en balade, me laissant dehors sur les escaliers de l’immeuble. C’est presque fini. Elle en a presque fini avec moi, ne veut plus de moi dans sa maison, mais éprouve quelques difficultés à me laisser avec mon père qu’elle juge égoïste, radin, et, me dit-elle, « pédé ». Cela prendra quelques mois encore avant que les choses se mettent en place et que j’aille vivre avec lui.

Quand mon père et moi prenons la N20 qui relie Châteauroux à Brive pour passer un week-end à la campagne, nous passons inexorablement par le Boulevard Vanteaux à Limoges, c’est la route qui veut ça. Mes larmes coulent à chaque fois et je sens sa main qui serre mon cou et j’entends ses soupirs, car il ne dit rien. « C’est la vie, ma mousse. La vie n’est faite que de séparations » …

4. Influences

Influences fortes de mes parents

C’est la vie !

Mon père m’a légué quelques attitudes et phrases-types qui sont devenues des classiques dans ma vie. Quand il s’est agi de choisir mes études supérieures, j’hésitais entre le dessin et les Lettres. Pour lui, c’était « résolu » : « tente d’abord ce qui te paraît le plus fou, parce que le temps passe et que tu n’en auras peut-être plus la possibilité dans ta vie »… Un tien vaut mieux que deux tu l’auras. J’ai fait Lettres en premier parce que, seule face à moi et isolée à Gaza, je ne savais pas qu’il fallait présenter sa candidature dans le courant de l’année précédente. Mais j’ai gardé la phrase et je saurai m’en servir quand le cas se présentera à nouveau pour quelqu’un.

Il me disait aussi parfois : « la vie n’est faite que de séparations… et de rencontres », sa façon à lui de se/ me consoler de tous ces déménagements qu’il m’a fait subir à un âge pour le moins critique (5 collèges en 4 ans).

Son antienne préférée ? « C’est comme ça ! » Nous l’imitons aussi. Parce que des fois les événements n’ont pas d’explication, et « c’est comme ça ! C’est la vie ! »

Ma mère m’a transmis la force de vie qui est en moi. Mais aussi, à l’autre pôle, la force de destruction qui sommeille en moi. Grâce à ma mère, je me balance de droite à gauche, sans mesure, je suis tout à la fois flamboyante et déraisonnablement triste. Elle m’a appris à oser, à partir, à tout casser s’il le faut, à faire des cartons et à les défaire, à ne pas m’apitoyer sur mon sort.

En quelque sorte, mes deux parents m’ont légué les grands principes qui les avaient réunis. On me pose souvent la question de savoir comment mes deux parents ont pu s’aimer et vivre ensemble, et je crois que la réponse se trouve dans ces grands vents qui courent dans la même direction : autonomie, force, courage, persévérance…

Mes deux parents m’ont donné ce qu’une fois une amie a qualifié d’attitude « d’enfant gâtée » : le pouvoir de partir devant une situation trop douloureuse. Je suis évidemment perdue lorsqu’il s’agit de l’affronter avec des mots. Mais tout quitter, ça, je sais (à dix ans, ma valise était déjà prête).

3. La mère

Ma mère est concernée par cette proposition de poste au Koweït : je ne pourrai plus la voir un week-end sur deux comme je le fais. Elle doit donner son accord. Elle agite tous les fanions possible : jeune fille dans un pays musulman, études de moindre qualité… Tous ces dangers se sont avérés par la suite. Je ne l’écoute pas, je ne veux même pas discuter, il ne s’agit plus de moi et de fignoler les détails de mon avenir, mais plus basiquement de vivre avec l’un de mes deux parents. Et ce sera mon père. Ma mère, lors d’un procès l’année précédente, avait bien répété qu’elle préférait que je vive en foyer plutôt qu’avec lui, puisqu’avec elle ce n’était pas possible. Peine perdue, mon père obtient ma garde et je reste à ses côtés jusqu’à mes 18 ans. Pas un mois de plus.

Monument aux morts de la Deuxième Guerre mondiale, Pulawy, Pologne, ville d’origine de Rudophe Szcz.

Aînée de trois enfants, ma mère, Katerin, naît en plein hiver 1954 d’une mère au foyer de 18 ans et demi et d’un père polonais officiant à la base américaine de… Sa mère, Camille, le trouvait beau, grand et blond, il avait les yeux bleus. Pas une goutte d’alcool à la maison, des dents très entretenues, mais des colères sans nom, et des coups qui pleuvent à tous moments. C’est munie de 5 certificats médicaux pour coups que ma grand-mère divorcera 25 ans plus tard. Rudolphe, le père de ma mère, a décidé de couper les liens avec toute la famille avant ma naissance. Je ne l’ai jamais connu, de même que tous ses petits-enfants. Nous lui avons écrit des lettres, l’un d’entre nous est même allé sonner à sa porte, désireux que nous étions de comprendre et peut-être lever le voile noir qu’il avait jeté sur la destinée de nos parents et dont l’ombre se projetait aussi sur la nôtre.

Katerin est une enfant intelligente. Avec son frère, son cadet de 11 mois, ils se rendent à la gendarmerie pour signaler les maltraitances. Ils sont renvoyés chez eux avec un sermon. Ma grand-mère s’est livrée il y a deux ans lors d’une soirée à la maison, racontant pour la première fois, les humiliations et la terreur dans laquelle elle et ses trois enfants ont vécu pendant de nombreuses années. Nous l’avons enregistrée à son insu. Les coups, les objets brisés. Et cette phrase qu’elle a prononcée à propos de Rudolphe (« En cinq minutes, il changeait du tout au tout et pouvait tout casser dans la maison. ») a résonné dans mon esprit comme s’appliquant également à ma mère.

Les livrets scolaires de ma mère attestent de ses hautes capacités dans tous les domaines, première de sa classe en Première, elle chute ensuite progressivement. Pourquoi ? Nous n’en avons jamais parlé. Repérée pour ses résultats en natation, elle fera partie de l’équipe départementale. Quand j’ai eu onze ans, elle s’en est souvenue et m’a inscrite à la piscine municipale de Limoges pour apprendre à nager.

Ma mère s’est aussi construite contre ses origines sociales. Elle s’est toujours identifiée à ceux qui avaient plus, plus de diplômes, et surtout plus d’argent. Elle a toujours voulu aller plus haut, plus loin, à Paris plutôt qu’en Province, côtoyer des gens d’un milieu plus élevé pour, peut-être, s’en servir le jour venu. Chose que je n’ai jamais été capable de faire. Douée pour repérer les forts en thèmes, elle a lié des relations très éphémères avec des personnes qu’elle a toujours eu honte d’inviter à la maison. Nous ne recevions jamais personne. Je ne sais pas grand-chose de l’enfance de ma mère. Elle détestait sa mère, elle détestait sa sœur, seul son père avait grâce à ses yeux. Malgré sa violence, elle lui trouvait plus de classe, plus de chic. C’est avec sa ceinture qu’elle me frappait.

Elle aimait les garçons. Je ne sais pas si je peux écrire cette phrase, si elle est vraie. Elle aimait que les garçons la trouvent sexy. Elle aimait le sexe. Elle aimait accumuler les hommes, et les jeter. J’en ai vus qui ont pleuré. Il y avait son copain du week-end, son copain du boulot, son copain du parti socialiste, et bien d’autres encore. Ma mère mentait, trichait, arrivait en général à ses fins. Un jour, j’ai 20 ans, et elle me dit : « Dépêche-toi, les hommes, ça ne dure pas. Après 40 ans, la moitié d’entre eux ne bande plus, et l’autre est chauve et bedonnante ». Je ris, elle m’a transmis tant de leçons de vie que je pourrais écrire une série américaine.

Ma mère quitte mon père en plusieurs fois, j’ai un an, deux ans. Elle m’écrit une lettre pour m’expliquer ses départs, j’ai 9 mois. « Nous t’aimons tous les deux. Mais ton papa et ta maman ne peuvent plus vivre ensemble, ils ne s’entendent plus ». J’ai tant pleuré quand j’ai découvert cette lettre que je l’ai enfouie, si loin, si bien, que je ne la retrouve plus quand je la cherche. Je l’ai peut-être confiée à mon père, comme toutes les choses brûlantes de ma vie.

Bilhères, Pyrénées atlantiques

Elle part au Maroc (nous étions à l’époque en Algérie) et rencontre Serge, un étudiant en biologie de l’Université de Bordeaux. Ils décident de vivre ensemble près de l’endroit où Serge a sa première affectation, à l’observatoire de Gabas, à Bilhères, dans les Pyrénées atlantiques. Je les rejoins pour mes trois ans. Serge boit de la bière, fume des roulées, mange des steaks crus et crame les frelons avec une allumette. Il me fait peur. Je fais des cauchemars. Ma mère tombe enceinte et David, mon petit frère, naît à Pau. J’ai presque cinq ans. Deux ans plus tard, une nuit de la fin août, ma mère emprunte un camion au copain de sa sœur. Nous ne déménageons pas, nous nous enfuyons. Elle a 31 ans et deux enfants. C’est tout ce qu’elle a. Elle part, donc nous partons. Vers Limoges. Chez sa sœur où nous serons hébergés quelques jours, elle montre toute sa puissance de femme forte et intelligente à l’extrême : trouver une école pour moi, elle se renseigne, ce sera une bonne école, avec des enfants de notables, un logement… l’idée de vivre chez sa sœur plus longtemps est une souffrance – ce sera un foyer de femmes pendant un mois, puis une HLM rue de la Conque, trouver une formation de secrétaire pour elle – je la revois encore s’exercer à la sténo le soir, et cette image est associée pour l’éternité aux papyrus qui se balançaient dans le salon -, trouver une nourrice pour mon frère, passer son permis… Je la ressens comme si c’était moi dans ces moments-là où tout est à construire, ces moments de retournement où trouver des ressources me semble toujours possible. Elle m’a appris à ne pas me contenter d’une vie tiède, m’a donné la force de reconstruire, l’aplomb de me défendre. J’ai envie de pleurer quand je pense à cette période. Mon frère est venu à Limoges avec toutes ses angoisses, ses bronchites et son eczéma. Je ne pense pas que ma mère est forte. Je pense surtout : ne pas poser de questions. Mais avancer, avancer avec elle, parce que les enfants n’ont pas le choix. Parce que mon père était en Algérie, parce que « tout le monde savait qu’elle était violente, mais on ne voulait pas d’histoires ». Un soir, j’entends ma tante Nancy se plaindre au téléphone (à qui ? à sa mère ?) de notre présence chez elle. Je rapporte ces bribes de conversation à ma mère, ce qui a pour effet de l’énergiser encore plus. Nous n’attendrons pas qu’une HLM se libère pour partir. Nous déménageons dans un foyer pour femmes. Mon frère est dans un lit parapluie. Nous mangeons nos repas au réfectoire. Il y a de la purée servie dans des plateaux alvéolés. Je suis fascinée. Une femme voyant mes beaux cheveux me dit de donner mes 100 coups de brosse matin et soir pour les garder brillants. Ce conseil de sorcière hante encore aujourd’hui mon esprit. Ma mère ne sociabilise pas, elle lutte. Mon frère apprend à vivre sans tétine, il pleure beaucoup. Il tousse gras comme un vieux fumeur. Il y aura toujours une ordonnance et deux ou trois boîtes de médicaments, un aérosol, dans la petite panière sur la table de la cuisine. Moi je suis en CE1. Je m’ennuie. Et je me fais taper à chaque récréation.

Opel Kadett

Ma mère se trouve assez rapidement un travail de standardiste au Conseil Régional du Limousin. Elle passe son permis et achète une vieille Opel Kadett orange ayant appartenu à des vieux, elle doit la « dérouiller » car elle n’a jamais roulé à plus de 50 km/h. Puis, elle passera secrétaire. Plus qu’un petit moment avant d’être titularisée. Cela soulagerait sa mère. Soudain, elle coupe les liens avec sa sœur, puis avec sa mère, nous isolant encore un peu plus.

Katerin n’est pas Monsieur Bovary et a d’autres rêves que de passer toute sa vie à Limoges, entourée de « beaufs » et de secrétaires, près d’une sœur qu’elle accuse de l’imiter et de provinciaux qu’elle hait, petites vies, petites ambitions, mesquineries… Elle veut monter à Paris, et faire un travail à la hauteur de ses compétences. Elle trouvera, dans une entreprise de Seine Saint Denis, les faisant déménager mon frère et elle, d’abord à Villepinte, puis, plus tard, à Guyancourt. Secrétaire de Direction pour une grosse boîte d’imprimantes, elle travaillera à la Défense, puis en Suisse. J’ai perdu sa trace à Colomiers, près de Toulouse, où elle remplissait des missions d’intérim.

Ma mère a toujours souffert de son dos. Quand elle a dû se faire opérer, elle s’est rapprochée de moi quelques temps. A Paris, rue de Turin, je lui ai apporté une serviette et quelques magazines. Je ne l’ai plus jamais revue.

2. Le père

Robert a passé une partie de sa vie à remonter les fils de ses origines. Grâce à une amie qui travaillait à la Ddass, il a pu avoir accès au nom de sa mère. Ainsi, quand il a eu 35 ans, il a décidé de lui écrire une lettre en se faisant passer pour quelqu’un d’autre, un ami de son fils qui la rechercherait. Il la rencontre à Paris, chez elle, un moment dont il rapporte qu’il n’est pas à la hauteur de ses attentes. Mais elle le reçoit néanmoins, il se découvre. Du père, il n’apprendra rien. Elle lui parle cependant d’un frère. Il a donc un frère, et un vrai ! Il le reverra, ainsi que son épouse, une rencontre dont il m’a parlé non sans émotion, me montrant un jour sur son écran de tablette la photo d’un visage en noir et blanc : « Regarde cet homme, il ne te dit rien ? – Non. – C’est mon frère ! ». C’est vrai, il ne me disait rien. On devient frères non par les gènes, mais par la reconnaissance. Ce frère, aujourd’hui décédé d’un cancer, n’appartient pas à notre famille. De même que les branches de notre famille ne s’entremêleront jamais à la sienne. C’est une leçon que j’apprends très tôt et que je fais mienne, que je suis obligée de faire mienne vu le contexte : la famille, c’est celle qu’on se fabrique, une fraternité de cœur. Mon père tente de nouer une relation avec sa mère de sang, mais elle meurt peu après, et je n’ai pas le temps de faire sa connaissance. Elle savait coudre et a notamment cousu l’ourlet d’un chèche noir tunisien que je porte encore chaque automne.

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Par Florence Devouard – Un touareg portant la tagelmust.

A 3 ans et demi, mon père est adopté par un couple de Neuilly-sur-Marne, en même temps qu’une fille plus âgée, Sylvie, qui devient sa sœur. Ses parents adoptifs lui changent son patronyme : de Dominique, il devient Robert, son deuxième prénom, un événement qui a sans doute participé à la construction de ses multiples facettes. Le père du petit Robert est fort aux Halles du Châtelet et travaille la nuit. Le jour, il dort. Le vin rouge qu’il boit à outrance est à l‘origine de la répulsion de mon père pour cette boisson. A la maison, il est interdit de parler fort, de jouer, de courir. Mon père ne se souvient pas de moments de jeux. Lui que je n’ai connu que bavard a dû souffrir de ces restrictions. Sa mère ne travaille pas et le ménage est pauvre. Méticuleux et autodidacte, mon père apprend à lire seul avant l’âge scolaire et, repéré par une institutrice, il saute une classe très tôt. Mal orienté dans une voie scientifique qui lui répugne, il redoublera quelques années plus tard. Aussi pauvre, dans tous les sens du terme, qu’ait été leur vie quotidienne à la maison, Robert bénéficie de cours de piano dès l’âge de 5 ans et d’un accompagnement moral solide. Espoir et fierté de sa mère, cette dernière lui offre pendant des années et chaque mois un livre relié cuir et embossé d’or, des livres de grande littérature qui ornent aujourd’hui encore les rayons de sa bibliothèque. Son père meurt quand il a 17 ans. Il s’autorise enfin à se laisser pousser les cheveux et découvre qu’ils sont bouclés. Quand sa mère décède à son tour, de la même maladie foudroyante, une leucémie, mon père a 23 ans. Il a créé un journal culturel avec un copain, sait jouer du piano et de la guitare 12 cordes, est directeur de colonie de vacances, a le sens artistique et le goût des voyages.

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Paul Almasy, Nonnen im Hofgebet in Saint Vincent de Paul, Paris (1952), Gelatine Silber Print 2001.

Je peux dire aujourd’hui, même si cela ne lui plaît pas, qu’il s’est construit par opposition à « ces gens-là ». Fuyant les mesquineries et petits esprits de la famille, il a ouvert ses bras à toutes les formes d’art et d’étrangeté. Contre une vie sédentaire et laborieuse en grande banlieue, il a préféré les grands horizons, désirant très tôt voyager, rêvant à des déserts peuplés d’autres humains qui l’accueilleraient comme un frère. Je pense qu’il s’est accroché très tôt à une trame de principes rigides et sécurisants : pas d’alcool, pas de cigarettes, pas de café, pas de jeux d’argent, pas de barbecue, pas d’apéro, pas de comité des fêtes, pas de télévision, pas d’appareil ménager (il a acheté sa première machine à laver à 40 ans), et surtout pas d’enracinement. Du bonheur ? Je ne peux pas dire qu’il n’y avait pas de moments heureux. Mais son refus de l’excès, cette éducation silencieuse (mon père n’a jamais « pêté les plombs » ni « dansé avec le démon ») m’ont souvent interpellée et pour longtemps (dé)formée. L’isolement dans lequel j’ai passé mon adolescence, les fréquents déménagements, ma différence avec les autres, tout cela a durablement affecté ma personnalité. C’est avec mon père que j’ai grandi en partie, au fil des gardes qui rendent mon enfance compliquée. Et la raconter, je le constate, encore plus. Au moins le temps vécu étend-il un fil le long duquel nous vivons, jour après jour et sans nous retourner.

Alors que je m’apprête à fêter ma deuxième année, mon père repère dans le journal Le Monde une petite annonce pour être coopérant en Algérie. Il postule. Nous partons à trois vers M. Il restera 7 ans en Algérie, essentiellement à M., à la frontière marocaine, jusqu’au renvoi de tous les coopérants français du pays. Il enseigne la littérature et la philosophie à des élèves de Lycée. Il y est merveilleusement bien, malgré les difficultés matérielles auxquelles il doit faire face.

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Algérie

Il prépare et obtient son Doctorat en Lettres et Art.

A 12 ans, je viens habiter chez mon père. Il est professeur de Lettres remplaçant dans l’Indre et je surgis dans sa vie morose, dans son garage de 9 m2 au fond d’une arrière-cour. Un tapis de mousse de 2 cm d’épaisseur déroulé le soir le long de son lit, une salle-de-bains et des toilettes à partager avec un autre locataire, lui aussi professeur, rarement croisé. Je pose mon sac et fais mes devoirs sur l’unique petite table en formica. Soulever les objets pour travailler ou pour manger, nous alternons. Nous tenons à deux à l’angle de la table. Nous partageons nos repas, une assiette pour deux. Je n’aime pas ça. Il écoute France Inter. On se régale de Pierre Bouteiller et du vrai-faux journal de Claude Villers. Nous allons un weekend sur deux en Corrèze. Là-bas, il n’y a pas l’eau courante, mais ce n’est pas grave. Avec la moitié de la vente de la maison de ses parents, il a acheté quelques années auparavant un terrain et de la pierre, quelques murs, plus de toit ni de fenêtres, mais beaucoup de ronces, à l’extérieur comme à l’intérieur.

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Châteauroux, quartier Touvent

Je suis bien, je vais bien. Je suis autonome et j’ai des amis. Je lave mes culottes dans le petit évier. J’attrape des poux, et je me rends seule à la pharmacie pour montrer ce que je soupçonne être une lente. C’est encore l’époque des cassettes. J’en ai une : les plus grands air à la flûte de Pan. Je suis un chaton blessé quand j’arrive chez lui, je recule en levant les bras devant mon visage quand il s’approche trop près de moi. Il ne sait pas élever un enfant. Je me comporte alors comme une adulte. Ma petite vie, mes devoirs de classe, mes petites affaires, ma frange que je forme avec du gel. Il ne s’occupe pas de moi, ne m’investit pas, ne me pose pas de questions (ce comportement sera d’ailleurs la cause de mes récurrentes récriminations à son égard). Peut-être qu’il a peur de me reperdre. Il aime encore ma mère, moi il me découvre. On s’entend bien, on rit beaucoup quand même. L’une de mes meilleures années. Lui ne pense qu’à partir. Châteauroux n’est pas la ville de ses rêves. Moi, avec mon vélo cross et ses roues bleues, j’apprends la liberté et plus personne ne casse mes rêves.

Au bout de trois ans, mon père obtient un détachement au Koweït. Nous y restons deux longues années avant de déménager dans un quartier moins excentré. C’est à son tour de faire les trajets quotidiens vers son travail. Chaque soir, il consigne ses pensées, ses anecdotes dans ses carnets. Il fait toujours cela en deux étapes. Un premier jet dans un mini-carnet Rhodia orange, puis une réécriture dans un cahier Clairfontaine reliure tissu à réglure petits carreaux. Il se heurte à différents aspects de la vie sociale koweïtienne qu’il n’avait pas envisagés et qui lui causent de profondes désillusions. D’abord, il s’attendait à nouer facilement des liens chaleureux avec les Koweïtiens, comme il avait pu le faire en Algérie. Mais le Machrek n’est pas le Maghreb. On est loin de la Méditerranée et le couscous qui rassemble tout le monde n’existe pas. Les Koweïtiens sont peu nombreux à travailler et ce sont des Docteurs égyptiens qui ont la mainmise sur les études supérieures du pays. Il continue de fréquenter la mosquée du quartier tous les vendredis, espérant peut-être, par son allure étrangère, susciter la curiosité, voire une sympathie sincère, mais il n’y parvient pas. Déchiré, il cesse de se rendre à la prière et n’y retournera plus guère après notre déménagement. Je sais que ses journées sont difficiles. Je le vois peu. Il accepte des heures supplémentaires pour s’offrir des voyages. Nous endurons chacun de notre côté un quotidien pauvre en relations sociales, fait de pseudo amitiés bouche-trous, d’ennui et de frustrations diverses. Cependant, pour lui, mieux vaut cela que la France et les Français auxquels il refuse de s’intégrer, presque par principe, oserais-je. N’étant pas expatrié, il n’a pas les mêmes revenus que la plupart des Français que nous côtoyons et nous ne pouvons espérer partager les mêmes loisirs. Tout de même, c’est pendant ces années à Koweït que se concrétiseront pour lui plusieurs rêves de voyage : la Syrie, la Jordanie, l’Inde, Oman. C’est d’ailleurs tout ce que nous en retirerons, quand, des années plus tard, nous évoquerons cette période.

Pour ma part, je suis en pleine adolescence et me débats soudain avec des nuées de plus en plus opaques d’idées noires. Ce séjour a modifié en profondeur l’enfant que j’étais, altéré mon regard sur le monde pour longtemps et est à l’origine de comportements psychotiques dont j’ai mis des années à me débarrasser.

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Gaza ville, vue sur la Méditerranée

Trois ans après notre arrivée, une promotion lui est proposée dans la bande de Gaza et nait en lui l’espoir d’avoir une fonction à la hauteur de ses capacités et de ses prétentions. Il accepte. Les accords d’Oslo viennent d’être signés et tout est à construire. Il fournit là un travail acharné pour bâtir sur du sable et sous l’œil des radars israéliens, un centre culturel de qualité, fréquenté par une population d’étudiants gazaouis de plus en plus importante. Plus de soixante heures par semaine. Moi, je reste à la maison et prépare par correspondance mon baccalauréat. J’alterne mes heures de maths, philo ou anglais avec du repassage ou du ménage, une habitude que je conserve encore aujourd’hui.

A 18 ans, je le perds un peu de vue.